Une Bible du Futur : Les Derniers et les Premiers d’Olaf Stapledon (Rétrofictions V)

Les éditions Terres de Brumes ont réédité au printemps dernier un livre devenu très rare, donc très précieux, même sur le marché de l’occasion :  Les Derniers et les Premiers, publié en 1930 par Olaf Stapledon, écrivain et philosophe anglais, qui écrit là la toute première histoire du Futur en date.

Ce sous-genre science-fictionnel, autant micro-genre (par sa rareté) que macro-forme (par son ampleur), a été, on l’a vu précédemment dans d’autres articles de cette série, le fer de lance de grandes œuvres de la science-fiction américaine : Heinlein, Blish, Smith, Asimov s’y sont frottés. Mais rien de tout cela n’aurait été possible sans ce bizarre écrivain anglais quelque peu oublié par la postérité, écrivant quelques années après H.G.Wells, et sans l’étrannge dessein que son œuvre singulière va construire pour la littérature à venir. Saluons au passage les Éditions Terre de Brume pour cette réédition bienvenue, qui n’est pas la première œuvre qu’elles nous permettent de (re)découvrir. Terre de Brume avait en effet réédité il y a quelques années trois auteurs que Lovecraft élève au rang de maîtres dans le panthéon que constitue son Épouvante et Surnaturel en littérature, bible lovecraftienne plus réelle que tout Nécronomicon imaginaire :  les pirateries brumeuses et les cauchemars fantasmatiques de William Hope Hodgson, les poudres magiciennes obscuriantes du grand Arthur Machen, et les rêveries panthéistes et mythologiques de Lord Dunsany.

Impossible de résumer tout ce que les Derniers et les Premiers prend pour sujet : je ne suis pas sûr qu’il soit même bon de le faire, car l’intérêt, on va le voir, est justement dans la matière qu’il conçoit pour le futur. Je cède malgré tout la parole à Jorge Luis Borges, qui par malice, prenant « le risque de faire croire aux lecteurs que Last and First Men est une pure incongruité ou extravagance, faite de grossières surprises », résume ainsi cette matière : « des hommes d’autrefois à vision circulaire, et non semi-circulaire comme maintenant, des races gazeuses qui vénèrent la matière et qui ont pour dieux les durs diamants, des armées d’automates qui dévastent impunément les continents, des générations qui recherchent la douleur physique, des croisades pour sauver le passé, des sous-hommes réduits en esclavage par des supers-singes, des communautés où l’essentiel est la musique, de vastes cerveaux installés dans des tours métalliques, des espèces humaines conçues et réalisées  par ces cerveaux sédentaires, des fabriques d’animaux et de plantes, des yeux qui voient  les  astres dans  leur masse ». Tout un programme — c’est qu’il faut bien chercher à dire de quoi demain sera fait.

Mais revenons à une approche plus prosaïque des Derniers et des Premiers Hommes. Première histoire du futur en date, elle se présente comme une fiction : le locuteur qui raconte le texte est un homme des années 1930, mais habité et psychiquement envahi par un des Derniers Hommes qui va lui dicter l’histoire à venir. « Un être que vous appelleriez un homme du futur s’est emparé du cerveau docile mais encore faible de votre contemporain et tente d’en diriger les opérations familières dans un but qui lui est étranger. » Cette double conscience, présente et future, sera la narratrice de cet avenir que le récit permet d’approcher. Une vision de l’histoire nous avertit préalablement sur ses desseins : « l’histoire de l’homme ressemble moins à un torrent de montagne se précipitant de roc en roc, qu’à un fleuve lent et paresseux, rarement coupé de rapides. Des époques de tranquillité, souvent même de stagnation, pleines des problèmes et des labeurs monotones, d’innombrables vies presque identiques, ont été ponctuées de rares moments d’aventures humaines. Et ces quelques événements en apparence rapides ont été en fait longs à venir et fastidieux. Ils n’acquièrent une illusion de rapidité que dans la rapidité de la narration ». Ici s’exposent une pensée de l’histoire comme un commentaire sur la forme et l’enjeu du texte que l’on va lire : car ce n’est pas tout un roman qu’il nous sera donné de suivre, mais bien plutôt un récit pseudo-historique aux inflexions philosophiques.

Le sujet du récit n’est pas un homme particulier (qui en serait le protagoniste) mais tout bonnement le genre humain ; c’est dire l’ampleur mais aussi le type d’approche. Cordwainer Smith écrira l’instrumentalité du genre humain (c’est son titre anglais, Instrumentality of Mankind), mais il le fera par le récit romanesque. Chez Stapledon une aridité est inhérente au projet : il n’y a presque pas de personnages à proprement parler dans ce livre, car ce sont d’abord les pays qui sont les protagonistes ; les différentes races de l’espèce humaine. Races non au sens politiquement problématique d’une scission au sein du genre humain, mais races au sens où Stapledon imagine plusieurs espèces humaines : au Premier Homme (notre humanité) succède le Deuxième Homme, quelques milliers ou millions d’années après, puis le Troisième, le Quatrième Homme, et caetera jusqu’au Dernier Homme qui nous raconte ce futur. Entre ces différentes espèces humaines, des années innombrables, mais aussi de profondes mutations organiques, sociales, culturelles. Le projet littéraire de Stapledon, par son ampleur phénoménale, suppose donc une forme de récit comparable à Feu et Sang de George R. Martin : le sommaire. Mais la différence est que Stapledon, qui n’est pas là pour créer du légendaire, ni même tout à fait une mythologie du futur, se passe des techniques romanesques et s’intéresse plutôt aux conséquences de l’évolution et de la perpétuation de l’espèce humaine dans l’avenir.

Comment qualifier alors ce livre si singulier, si étrange ? Il faudrait déjà parler de sa puissance. Livre majeur ne suffit pas ; c’est plutôt un livre capital pour la science-fiction, pour l’anticipation et pour l’écriture mythique du futur — et paradoxalement trop méconnu du public français au regard de son importance. Le texte de Stapledon est extrêmement stimulant : c’est littéralement un texte clairvoyant, un texte qui voit loin. Il est riche de sa postérité : le champ qu’il découvre est immense et celui de pouvoir anticiper le futur par la fiction, par la préhension de moyens propres à l’imagination. À ce titre-là, Stapledon est un écrivain de science-fiction même s’il n’est pas vraiment un romancier.

Il y a pourtant bien quelques passages résolument plus narratifs et fictionnels. Ainsi, au début du récit, dans un futur proche qu’on peut encore imaginer aujourd’hui, on assiste à des guerres nationales et mondiales : comme un jeu d’échecs ou une partie de Risk dans lesquels pays et nations sont les protagonistes. Lors d’une guerre opposant Europe et Amérique, un savant mongol présente à ses confrères européens une arme de destruction massive faisant disparaître des pans de monde. Les graves savants européens décident que c’est une arme trop puissante pour qu’elle puisse obtenir la paix. Ils décident de la détruire. Mais voilà que s’avance dans les airs la flotte américaine. On décide d’utiliser l’arme. La flotte disparaît. Puis on détruit l’arme. Le savant mongol meurt avec elle, par dépit.  Mais la guerre a quand même lieu.

Ces quelques passages ne font pas oublier le dessein général et la modalité générale d’énonciation de ce récit, étrange par sa nature, par l’endroit où il se tient : à la confluence des disciplines et des genres. À certains égards, on croirait parfois lire un texte de philosophie politique et historique davantage qu’un texte de fiction. On perçoit en fait assez facilement tout ce qu’ouvre ce livre en voyant tout ce qu’il n’est pas : il a l’élan et la fougue projectionniste, anticipatrice, pseudo-historique, mais sans y investir d’ingrédients romanesques — la focale narrative, les personnages, la mise en intrigue. Non pas que ces manques soient des défauts : on ne peut pas reprocher à Les Derniers et les Premiers de ne pas être ce qu’il n’est pas. Il faut au contraire écouter et considérer sa bizarre singularité, la recevoir et la comprendre comme telle, et ainsi voir tout ce qu’elle ouvre comme possibles pour la science-fiction à venir. Il est évident que L’Histoire du Futur de Heinlein, qui est peut-être la plus cartésienne histoire du futur qui ait été construite, s’inscrit dans le sillage de Stapledon.

Mais le micro-genre de l’histoire du futur pose aussi la question de l’anticipation que permet la science-fiction – vieille et aporétique antienne du genre. On est embêté, avec la question de l’anticipation, par la dimension prophétique de certaines œuvres. Pour une raison assez simple : la prophétie n’est pas le but de la fiction, l’art n’en a pas besoin pour se définir, ni pour se justifier. L’essentiel est ailleurs, l’art est ailleurs. Et réduire l’art — l’art projectif comme peut l’être la science-fiction — à sa dimension prophétique, c’est passer à côté de l’essentiel ; c’est privilégier la science anticipatrice à la fiction ludique. Et pourtant… certaines œuvres, de manière récurrente, arrivent à anticiper, semble-t-il, les éléments futurs : l’œuvre de Don DeLillo ; l’œuvre de Houellebecq. Non une seule fois, mais plusieurs fois. Comment ? On ne sait pas, eux-mêmes certainement ne savent pas : observation, projection, chance, flair, mais aussi hasard, et aussi sans doute l’intuition, soit la préhension du monde par la forme. Il faut aussi se dire que la dimension prophétique ne vient pas seulement d’une anticipation du futur, mais de la cyclicité des actions humaines, de la répétition des schémas préexistants, de l’hérédité des comportements. Certains auteurs ou récits sont prophétiques parce qu’ils sont certes observateurs, mais aussi parce qu’ils replacent et recomposent le futur avec des pans du passé (événements déjà produits et logiques préexistantes). La probabilité est une lecture de l’histoire, une science savante de la modélisation.

La lecture des Derniers et des Premiers pourrait faire dire à certains – même les plus sceptiques quant à la dimension potentiellement anticipatrice de la fiction – que Stapledon avait bien senti les évolutions à venir de la société mondiale. Ainsi imagine-t-il la collusion entre l’Amérique et le pétrole : « L’Amérique vit dans le pétrole de l’Antarctique un moyen de progresser et de remplir ce devoir dont elle s’était spontanément chargée : américaniser la planète. La Chine, craignant l’américanisation, exigea que les nouvelles ressources fussent placées sous la juridiction de l’Office mondial de contrôle des combustibles. En quelques années, les sentiments sur ce point devinrent de plus en plus violents, et les deux peuples retombèrent dans le vieil et fruste état d’esprit nationaliste. La guerre parut presque inévitable ». Les esprits s’échauffent, fomentent, mais l’étincelle qui met le feu aux poudres est, « comme d’habitude, un incident ». Le flair historique et géopolitique de Stapledon s’épanouit ici, l’auteur se souvient peut-être de l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand. L’événement accidentel cristallise les tensions et sert de prétexte au branle-bas de combat des nationalismes.

Stapledon montre comment le conflit armé géopolitique se forme : des crispations et frictions d’intentions, de mœurs, de contrôles géographiques, de pouvoirs et de mains-mises, conflits idéologiques, qui motivent en sous-main les grands gestes du monde, qui n’attendent, pour se concrétiser, que des prétextes. Ce sont les accidents, les petits faits, qui décident non pas de la guerre, déjà présente depuis longtemps dans les esprits, mais de sa déclaration et sa mise en œuvre. On a parfois l’impression que le vrai sujet de ce livre est la guerre, comme s’il avait été écrit par un Clausewitz du futur, un manuel qui montrerait comment la guerre, le conflit, anéantira la race humaine. Car ce que rapporte aussi Stapledon, en cela peut-être influencé par Oswald Spengler et son Déclin de l’Occident (1918-1923), c’est le déclin inévitable de la civilisation humaine, au-delà de toutes les mutations possibles qu’elle traversera.

La vision du monde futur de Stapledon est en cela autant une projection futuriste que décadente ; les Derniers et les Premiers rappelle les livres d’histoire des écrivains romains, les Suétone, Tite-Live, Tacite. Non pas tant un auteur en particulier qu’une idée générale qu’on peut s’en faire, et surtout une certaine visée. Une vision panoramique, horizontale et verticale, du monde. Panoramique, c’est à dire voulant être totalisante sans pouvoir tout dire ; horizontale, c’est à dire concentrant sur un même espace des éléments éparpillés ; et verticale, parce que dessinant une téléologique du sens.

C’est dans sa forme, inhérente à son projet, que se trouvent la force et la limite des Derniers et les Premiers. Borges l’exprimait aussi quand il rendait compte du livre le 23 juillet 1937 dans la revue El Hogar : « Olaf Stapledon, insurpassable dans le maniement des siècles et des générations, rate tout dès qu’il s’agit d’individus ou d’instants. Il ne sait pas résoudre les problèmes concrets du romancier mais il sait poser ou suggérer de vagues et vastes problèmes ». Et encore le 20 août 1937, parlant de son roman Star Maker : « Stapledon, tellement inférieur à Wells comme écrivain, dépasse celui-ci par le nombre et la complexité de ses inventions ». Écoutons Borges, écoutons aussi H.P. Lovecraft qui tenait ce livre comme le plus grand accomplissement dans le genre de la scientifiction (« the greatest of all achievements in the field [of] scientifiction »), lui trouvant la qualité première d’un mythe (« the truly basic quality of a myth »).

Car si sa lecture peut s’avérer aride, ce livre majeur est d’une importance décisive dans l’histoire et l’évolution de la science-fiction, tant il regorge d’idées, de schémas pour envisager le futur. En quelque sorte c’est une Bible, au sens où il sera un réservoir d’idées pour la science-fiction à venir, que celle-ci s’en inspire directement ou inconsciemment ; et il peut nous plaire d’imaginer que ce texte a été le grand livre obscur que les romanciers de science-fiction se faisaient passer secrètement de mains en mains pour y chercher la forme de l’avenir.

Olaf Stapledon, Les Derniers et les Premiers, Avant propos de Brian Aldiss, traduit de l’anglais par Claude Saunier, Éditions Terre de Brume, mai 2021, 350 p., 22 €