Christophe Boltanski : Les vies de Jacob, « un roman-photo »

Christophe Boltanski, Les vies de Jacob (détail de la couverture © éditions Stock)

Christophe Boltanski est le romancier de vies réelles passées sous silence, des strates et documents qui gardent leurs traces. L’écrivain les exhume pour retrouver un récit souterrain et oublié pourtant articulé à la grande histoire et aux scansions sociales et politiques de nos présents. Après Minerais de sang, La Cache, Le Guetteur, Personnes, qui sont autant de dévoilements du tu, le voici qui plonge dans les archives d’un homme qui a documenté sa vie via 369 photomatons pris de lui-même entre 1970 et 1974. Le « roman-photo » de Jacob a atterri aux puces, il est confié à l’écrivain qui interroge ce geste artistique ou narcissique étrange, cette démultiplication de soi par un homme dont on ne sait rien : espion ? acteur ? steward ? Qui était Jacob, depuis quelle échelle l’écrire ?

Christophe Boltanski place Les vies de Jacob sous l’exergue d’une citation de Pessoa, extraite de Livre(s) de l’inquiétude : « Être la même chose de toutes les façons possibles en même temps. Réaliser en soi toute l’humanité de tous les moments, dans un seul moment diffus, profus, total et lointain. Je me suis multiplié pour mieux sentir, et pour mieux sentir, j’ai eu besoin de tout sentir ». Cette citation de Pessoa ouvre tout autant à l’étrange activité de Jacob entre 1970 et 1974 (cette démultiplication de photomatons de lui-même) qu’au geste à l’origine même de l’œuvre de Christophe Boltanski, se multiplier pour tout sentir, creuser l’inquiétude de vies cachées, sans repos donc. Elle introduit à ce double tu qui est la ligne de force du livre : un tu pronom personnel, le tu de Jacob auquel s’adresse Christophe Boltanski, un tu du verbe taire, ce qui a été passé sous silence et doit être révélé.

Le récit naît d’images et plus encore de photomatons, ces cabines urbaines invisibles à force d’être partout, scènes d’un théâtre identitaire, que l’on pense aux photos qui officialisent nos visages, à celles que l’on garde comme traces d’un moment ou à des jeux les plus potaches, photos de groupes avec grimaces, dérèglement du cadre. Au début des années 70, la carte de quatre photos de dimension standard (3,5 x 4,5 cm), c’est 4 pièces de 1 franc. Pour le tu auquel s’adresse Christophe Boltanski, qui marche vers l’un de ces photomatons alors que s’ouvre le récit, c’est un « rendez-vous » avec lui-même, une mise en scène, et, photomaton après photomaton, un sourire « taillé dans un bloc de résine », un sourire « machinal », dans tous les sens du terme, offert à la cabine, produit par la machine, œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique et jeu avec les contraintes de l’espace concentré, démultiplié par le nombre de prises de vue. Il ne peut y avoir de photo plus banale, format fixe, lumière obligée, un cliché « uniforme, cadrage et distance imposés ». Mais Jacob en a joué. Dans un album déniché aux puces, confié à Christophe Boltanski, se trouve « une armée de clones » défilant « derrière un film de cellophane, en colonnes par quatre ou cinq, droits, impassibles », soit près de 400 « selfies » avant l’heure, 367 en noir et blanc et 2 en couleur. « L’entreprise méthodique, quasi obsessionnelle » tient de la « production en série », d’une « forme d’usinage ». Mais pourquoi ? Et qui est cet homme ?

Une productrice de cinéma, qui a trouvé l’album aux puces quatre ans plus tôt, voudrait que Christophe Boltanski s’en empare pour produire un synopsis mi-documentaire mi-fiction autour de cet homme qui « faisait collection de lui-même et d’autrui. « C’est quelqu’un et tout le monde à la fois », remarqua fort à propos la productrice ». Le film ne s’est pas fait, il est devenu un livre et tant mieux. Les vies de Jacob est la forme prise par cette enquête sur un anonyme dont l’identité est question, lui-même comme pour Christophe Boltanski et ses lecteurs. Qui est cet homme qui ressemble autant à Buster Keaton dans sa tristesse qu’à Roberto Benigni dans les clichés les plus clownesques, parfois Elvis, parfois Raspoutine, tour à tour Mike Brant et Carlos ? Endosse-t-il des rôles, est-il échappé d’un asile, travaille-t-il des légendes s’il est un espion ? La collection expose tout en ne révélant rien, elle est pléthorique et paradoxalement lacunaire, elle va entraîner l’écrivain dans une série d’épreuves, sur la piste de cet (in)connu qui fait récit de tout un vocabulaire photographique : légende, épreuve, pose, révélateur, cadre, etc.

Par essence, la photo est lacunaire : il lui manque le mouvement et la chair, le grain de la voix, la manière dont le corps occupe l’espace. Sans légende, elle est incomplète. Et l’étymologie même du mot album dit cette page vierge. Il est ici recueil de soi, collection, sans que rien n’explicite le pourquoi du geste obsessionnel. Christophe Boltanski en est convaincu, ce document paradoxalement mis au rebut et comme miraculeusement ressurgi recèle un secret — même s’il semble obstinément le refuser. Une mention, en gras et capitales, au verso de l’album, pourrait être une piste : « en cas d’accident, prière de contacter le consulat d’Israël, 3, rue Rabelais, à Paris 8e ». L’album obsède l’écrivain qui finit par découvrir un prénom (à lui seul « une ébauche de destin » et une échelle), un patronyme, parvient à déduire un âge, à retrouver la trace de voyages et déplacements constants — « son album photo, c’était son carnet de voyages ». Christophe Boltanski suit Jacob dans ses vies, à des années de distance, de Paris jusqu’en Suisse ou en Israël, en passant par Djerba. « L’abonné des photomatons » est comme le lapin d’Alice toujours mobile, la collection est aussi une démultiplication des déplacements géographiques, des errances, en quête d’un point fixe dont Christophe Boltanski finira par percer le secret.

Il est évidemment impossible de dire le pourquoi de cette vie obscure sur-exposée, aux lecteurs de la découvrir dans le superbe roman de Christophe Boltanski. Jacob est une vue en coupe des seventies, il a fait de la banale cabine photographique une chambre de récits. Mais si l’on doit taire le pourquoi, peut-être peut-on dire le comment : Jacob, hostile au « beau geste », au « savoir-faire académique », a détourné un « instrument de la culture populaire », il s’est écrit depuis les fragments d’une « sculpture vivante qui ne coûte que quatre francs et apparaît en trois minutes ». Boltanski rapproche son geste artistique des photomatons new-yorkais de Richard Avedon publiés dans le magazine Esquire, il pense à Warhol, à Cyndi Sherman, à Michel Folco qui inspira Nino dans Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain ou encore à Franco Vaccari à la Biennale de Venise 1972.

Mais Jacob n’en demeure pas moins un artiste sans œuvre et il aurait pu figurer dans le superbe essai que Jean-Yves Jouannais a consacré à ses pairs plus connus. Jacob  n’a pas rien achevé, il s’en est tenu au geste. Il s’est consacré aux seules photos du roman, il l’a laissé le récit en suspens. Sa collection est une capsule de temps, une forme pop de body art, un journal intime sous forme de bloc-notes, paradoxal en ce que « plus tu t’exposes, moins tu te divulgues ». Jacob annonce le tsunami des selfies, interroge « l’omniprésence de l’image dans notre société de consommation », questionne la notion d’identité, figure le mot vie en hébreu, qui « n’existe pas au singulier ». Mais ces questions multiples, Jacob se contente de les poser, à Christophe Boltanski de les révéler.

Christophe Boltanski, Les Vies de Jacob, éditions Stock, « La Bleue », août 2021, 234 p., 19 € 50