Robert Heinlein disait que les auteurs de science-fiction partagent avec les météorologues et les diseuses de bonne aventure le risque que leurs prédictions soient rattrapées et périmées par les événements. « Obsolescence (dé)programmée » : le titre de la postface d’Eric Picholle à l’Histoire du Futur d’Heinlein pose encore d’une autre manière le problème inhérent à un projet si ambitieux. Comment imaginer le futur quand celui-ci fatalement va rattraper le récit qui l’anticipe ? La science-fiction est-elle un genre condamné à être dépassé, annulé par l’avancée des temps ?
Histoire du Futur de Robert Heinlein est un monument de la science-fiction mondiale. Les vingt-trois récits qui la composent furent principalement écrits pour Astouning Science Fiction, le magazine de John W.Campbell, de 1941 à 1950, pour une période fictionnelle qui commence à peu près à la même date pour s’interrompre vers le troisième millénaire. Campbell, qui encouragea Heinlein à composer son cycle, et qui fera de même avec Blish et Asimov, publia d’ailleurs en 1941 dans Astouning une chronologie de l’Histoire du Futur d’Heinlein, chronologie lacunaire qui finit par être reniée par Heinlein – mais qui en dit long sur l’ambition et l’inachevable du projet littéraire. Car l’œuvre d’Heinlein est la première tentative d’ampleur dans le genre de l’histoire du futur, et résolument celle qui le codifie le plus, et qui constitue le modèle pour ses continuateurs. A ce titre, Heinlein, plus que Verne ou Wells, pose un socle pour la littérature du futur (littéralement).
Conçue comme une série de textes brefs, nouvelles et novellas, et de quelques romans, Histoire du Futur est la réunion voulue d’un ensemble de récits écrits dans le but assumé de composer une fresque de l’avenir proche. Sa publication en Intégrale chez Mnémos (seconde édition) a le mérite extrême de proposer un appareil critique qui contextualise l’écriture des différents romans et nouvelles, faisant de cette édition le « Garnier-Flammarion des éditeurs de l’imaginaire », selon la formule d’Ugo Bellagamba dans sa préface. Mérite extrême, car il est plutôt rare de trouver des éditions critiques pour la science-fiction ; en effet si le genre a une audience réelle aujourd’hui, force est aussi de reconnaitre qu’il n’a pas le même traitement éditorial que la littérature générale. Or la présente édition montre bien que la science-fiction est aujourd’hui un genre historique de notre littérature, à double titre : à la fois parce qu’elle a toute une histoire qui explique ce qu’elle est aujourd’hui, mais aussi parce qu’elle est liée de manière cruciale à l’Histoire qui est l’une de ses composantes premières — elle catalyse, concentre, symbolise les images et les rêves d’une époque et d’une psyché, tout comme elle traduit une conception historique du temps, de la civilisation et de la technologie.
On trouvera donc dans cette Intégrale seconde édition une préface intéressante qui pose la question de la pertinence de la lecture d’Heinlein à une époque qui regarde d’un œil critique les « vieux grands mâles blancs de la SF » ; de courtes introductions, à la fois aux cinq sous-sections qui sont les mouvements de cette histoire du futur, et à chacune des nouvelles qui décomposent ce mouvement ; et une postface bienvenue qui replace l’Histoire du Futur, bien connu du public français, dans l’œuvre de Heinlein en invitant de ses vœux la future publication de l’autre cycle de Heinlein non encore traduit, Le Monde comme mythe.
Les grandes lignes du futur conçu par Heinlein s’articulent autour des découvertes technologiques et de la conquête de l’espace : mais le progrès civilisationnel ne cesse d’être contrarié par les dissensions internes à l’humanité. L’œuvre d’Heinlein, fragmentée en des récits multiples qui prennent place dans des séquences temporelles distinctes, a un projet simple : imaginer ce que sera le futur de demain. Demain est le mot important : car Heinlein va chercher, et c’est là sa particularité et sa force, à imaginer le futur proche, mais aussi à le rendre perméable, sensible, à toute une génération de lecteurs.
Histoire du futur de Heinlein est l’ancêtre d’un genre qui pose en effet la difficile question de la dimension projective de la fiction : comment le récit peut-il chercher à anticiper ce qui est à venir, lorsque le présent est déjà lui-même un tout qui ne se laisse pas englober ? À ce titre, Heinlein est, parmi les historiens du futur, celui qui prend le plus de risques, puisque la chronologie commence en 1940 pour s’interrompre après 2072. Autant dire qu’une partie des nouvelles qui composent Histoire du futur n’est plus, théoriquement, de l’anticipation ; Heinlein fut conscient du caractère éphémère du futur inventé, puisque, ayant vécu jusqu’en 1988, il rattrapa lui-même la projection de sa fiction.
C’est dire l’ambition périlleuse et osée de son projet littéraire. Mais la fiction, encore une fois, prédomine ; plus qu’à prévoir un futur qui de toute façon change dès qu’on le nomme ou qu’on l’anticipe, le rôle de l’écrivain est tout simplement d’en donner une image sensible par le biais d’un récit. Certes, l’on aime que la science-fiction nous parle du futur ; mais nous aimons qu’elle le fasse parce qu’elle nous parle, non en projections sociologiques, graphiques, théoriques, mais en images sensibles, perceptibles, compréhensibles. C’est donc dire que si l’histoire du futur nous intéresse, et si derrière elle un grand nombre de livres de science-fiction nous intéresse, c’est parce que ce sont des fictions qui proposent de donner forme à l’informe : quelque chose qui n’existe pas encore, qui n’existera peut-être pas, mais qui peut exister dans un coin de notre imagination. Installer des images : c’était là l’un des enjeux de cette Histoire du Futur pour Robert Heinlein, dont le statut patrimonial en science-fiction prouve la réussite du projet sur ce point.
Heinlein, dont on aime dire qu’il forme avec Isaac Asimov et Arthur C. Clarke le « Big three » de la Science-fiction – comprendre : quelque chose comme la Sainte Trinité, après les terraformateurs que furent Verne et Wells – ne me semble pourtant pas celui qui s’en sort le mieux parmi les écrivains de l’âge d’or de la science-fiction américaine. Cela ne veut pas dire, pourtant, qu’il ne faut pas le lire ; ne serait-ce que parce que son œuvre est justement le témoignage historique et littéraire d’une époque. Comment peut-on lire Heinlein encore aujourd’hui, c’est la question que pose indirectement la préface de Ugo Bellagamba, qui rappelle à juste titre que l’homme Heinlein, plutôt conservateur, s’inscrivant assurément dans le Zeitgeist de son époque, est déjà moins aimable pour notre modernité. Mais lire une œuvre de fiction ne revient pas à adhérer à des opinions, ou à aimer l’homme qui l’a créé, mais à se plonger dans une matière en fusion depuis longtemps refroidie pour voir si le feu y brûle encore. Quoi qu’on en pense, Heinlein est un pionner du genre, et le vieux mythe prométhéen lui siérait bien. Il apporte le feu de l’histoire futuriste pour être ensuite dépecé sempiternellement, doublement : parce qu’il accuse peut-être son âge et fait son temps, mais aussi parce qu’il est un réservoir d’idées et d’images pour les générations futures – et pour cela, le feu brûle encore.
Heinlein fait son temps, littérairement parlant. C’est un écrivain, non moyen (ce serait lui faire offense), mais qu’on peut dire médian : rien ne le signale particulièrement dans l’écriture, dans quelque domaine que ce soit – ni son style, ni sa narration, ni son art de la composition, ne témoignent d’une qualité unique qui n’existerait que chez lui. Sa manière de raconter une histoire sent la facture de l’écriture rodée, sans adresse particulière. Des archétypes trop usuels, voire des stéréotypes, habitent le paysage de ses récits. Sa capacité d’invention fictionnelle est réelle, surtout concentrée dans l’invention technologique, plutôt intéressante en tant que dispositif prescient de l’avenir, sondes cherchant à tâter la forme de l’avenir ; mais elle reste limitée. Il n’a pas l’imagination aussi féconde, aussi plaisante qu’un Asimov ; il n’a pas l’intelligence du récit d’un Silverberg, n’a pas la poésie imaginative d’un Vance ; mais il écrit avant eux. Certes il n’est pas le père de la science-fiction, qui de toute manière n’en a pas vraiment, mais Heinlein pourrait être quelque chose comme le grand-oncle : un vieux briscard ayant dompté une bête et l’utilisant pour faire son bout de chemin.
Ce qui me semble le plus intéressant dans cette Histoire du Futur republiée aujourd’hui quelques quatre-vingt ans après sa conception, ce n’est donc pas, au fond, l’art du récit de Heinlein ; ou encore sa maitrise narrative ; ni même sa capacité projective, anticipatrice ; ni même sa fiction et son invention. Ce qui reste de cette Histoire, c’est sa forme générale. C’est là où Heinlein a eu le plus de flair, là où il est le plus moderne : dans sa macrostructure, son architecture, plus que dans les récits qu’elle contient.
Quelle forme a le futur chez Heinlein ? D’abord une période de flambée technique, d’innovations technologiques en cascade qui annonce de nouveaux moyens d’envisager le monde et l’espace, et sa conquête qui se concrétise sur le monde lunaire. Puis vient un blanc, un long blanc où l’avancée des civilisations, l’avancée dans la trouée de l’espace, s’interrompt. Et c’est ce blanc, ce discontinu, cet informulé inconnu de l’histoire, qui la rend intéressante, qui montre que toute vertu téléologique et historique, toute vertu projective et anticipatrice, s’abime dans l’ambiguïté que ménage la fiction. L’Histoire du Futur brille par sa non-linéarité.
Robert Heinlein, Histoire du futur, édition dirigée par Ugo Bellagamba et Éric Picholle, Traduit par Pierre Billon, Jean Claude Dumoulin, Frank Straschitz, Éric Picholle, traductions revues et complétées par Pierre Paul Durastanti et Thibaud Eliroff
éditions Mnemos, octobre 2020, 800 p., 35 €