Le Tacite d’un monde imaginaire : George R.R. Martin, Feu et Sang (Fantasyques 1)

George R.R. Martin, Feu et sang. Intégrale (détail couverture © éditions J'ai Lu)

« Quelle imagination ! » : ainsi salue-t-on certains écrivains. L’exclamation est naïve, semblant signifier que les mécanismes de l’imaginaire ne sont l’apanage que de quelques-uns, mais pas si fausse puisqu’elle cible ce que font les créateurs d’univers romanesques : construire une matière.

L’imagination n’est pas la création ex nihilo d’images venues de nulle part ; rien ne se perd, tout se transforme, et l’exercice d’imagination se fait toujours à partir d’un réel déformé, fictionnalisé. Certains créateurs, encouragés en cela par le genre romanesque qu’ils pratiquent, s’attardent davantage que d’autres sur la création de leur matière romanesque. C’est depuis cette optique qu’on peut aborder le gros massif qu’est Feu et Sang de George R.R. Martin. Disons-le tout de suite, c’est un très grand livre. Publié en langue anglaise en 2018, traduit en français en 2019 en deux volumes chez Pygmalion, il ressort en 2021 en un seul volume semi-poche chez J’ai Lu.

L’ouvrage est la plus récente publication de Martin sur la saga qui l’a rendu célèbre, le Trône de Fer, dont cinq volumes ont été publié jusqu’ici, le dernier en date étant A Dance with Dragons (Intégrale 5 en français) en 2011. Deux volumes doivent venir conclure la saga, l’un annoncé depuis longtemps, The Winds of Winter, avant la pierre conclusive, A Dream of Spring. Alors que Martin retarde la publication de l’avant-dernier volume, Feu et Sang apparaît comme une autre manière d’entrer dans son monde imaginaire par son origine matricielle.

La saga du Trône de Fer a pour sujet un très mince morceau d’histoire du monde créé, par rapport à l’ampleur historique de cet univers. On se reportera à l’excellence encyclopédie en ligne La Garde de nuit pour avoir une vision chronologique plus ample, que je résume très rapidement ici. L’histoire de Westeros commence il y a douze mille ans. D’abord l’origine légendaire : aucun humain n’habite encore le continent Westeros, uniquement peuplé d’enfants de la forêt (variation sur le motif de l’elfe) et de géants. Puis vient l’Âge des héros (de – 12 000 à – 6000) : les Premiers Hommes arrivent d’Essos, un autre continent, affrontent les enfants de la forêt, puis font la paix avec eux ; vient ensuite la Longue Nuit, un hiver éternel où apparaissent les Autres (les marcheurs blancs) ; ils sont combattus par les Premiers Hommes aidés par les enfants de la forêt, et finalement repoussés au Nord. On construit le fameux Mur pour les tenir à distance. Puis vient le temps des âges historiques (de – 6000 à aujourd’hui) : les Andals, autre population humaine, viennent d’Essos et colonisent Westeros, affrontent les Premiers Hommes et conquièrent le continent, morcelé en une mosaïque de royaumes. En – 114 se produit le Fléau de Valyria, île au sud d’Essos, une catastrophe qui pousse les survivants, des seigneurs nommés Targaryen montés sur des dragons, à fuir vers Westeros. En l’an 1, Aegon Targaryen conquiert Westeros et soumet tous les seigneurs sous une couronne unique ; s’en suit une longue dynastie de Targaryen sur le trône. En l’an 282, Robert Baratheon détrône le dernier roi Targaryen. Le début du récit du Trône de Fer commence ici.

© Feu et sang de George R.R. Martin intégrale J’ai lu

Voilà un bien rapide résumé nébuleux, certainement indigeste, qui dessine à traits grossiers l’histoire de ce monde imaginaire. Voila pour l’histoire de ce monde fictionnel, mais pour ce qui est des livres, il faut souligner que toute l’histoire du Trône de Fer se passe après 282. Le reste n’a jamais été raconté dans un livre, à l’exception de la conquête de Westeros par Aegon Targaryen et de ses descendants, sujet de Feu et Sang qui ne concerne donc qu’une partie de la chronologie de ce monde. C’est en fait la préquelle du Trône de Fer ; mais la période couverte par Feu et Sang s’arrête au début du règne de Aegon III, en 131. Un second ouvrage, couvrant le reste du règne Targaryen jusqu’à la révolte et le couronnement de Robert Baratheon, devrait suivre dans un avenir lointain pour faire le pont jusqu’au Trône de Fer.

Feu et Sang se présente ainsi comme un ouvrage d’histoire fictive (fake history, imaginary history selon les termes de Martin) qui retrace la conquête de Westeros par Aegon Targaryen, ses deux femmes et ses dragons. C’est effectivement, à certains égards, une sorte de chronique historique des événements qui se déroulent dans le passé de la saga mondialement connue. On assiste donc à la conquête et à la fédération des royaumes par Aegon, puis, comme dans Le Trône de Fer, on suivra les intrigues autour du pouvoir et du trône : querelles de familles, problème d’héritage et de descendance, complots, parricides, révoltes, guerres. On est dans la fantasy réaliste de Martin, et l’on retrouve à ce titre les ingrédients qui ont fait le sel des livres précédents.

© Feu et sang de George R.R. Martin intégrale J’ai lu

Le récit organise son mouvement et sa dynamique selon les règnes des rois : d’abord Aegon, dur conquérant mais juste monarque, puis Maegor puissant mais cruel, ensuite Jaeherys, intelligent, prudent et conciliateur, enfin Aegon II confronté à la rébellion de sa demi-sœur Rhaenyra – sans compter les règnes et putsch provisoires et intermédiaires. Feu et Sang peut à première vue s’avérer aride, en raison de la complexité généalogique et géographique à laquelle il suppose de se familiariser, mais l’effort du lecteur à l’entrée du livre est largement compensé par le plaisir romanesque. Le récit de Martin est intelligent, vif, maîtrisé : il se donne à lire comme un faux livre d’histoire qui croise ses sources et emprunte parfois à la petite histoire officieuse pour dire les grands faits de ce monde. Il est bien mené, et malgré les longueurs inhérentes au choix narratif et fictionnel, il fait preuve d’un dynamisme appréciable et d’une qualité constante pour un ouvrage de son ambition.

© Feu et sang de George R.R. Martin intégrale J’ai lu

Il est presque impossible de ne pas penser, en lisant Feu et Sang, au Silmarillion de J.R.R. Tolkien. La forme, l’ambition, l’enjeu semblent le dire. Martin lui-même en parle comme de son « GRRmarillion » ; Martin est un grand admirateur de Tolkien, il en est l’héritier le plus doué et le continuateur le plus intéressant parmi les auteurs de fantasy. Impossible de ne pas lier Feu et Sang au Silmarillion, or ce rapprochement est une chausse-trape dans laquelle on peut tomber mais dont il faut aussi parvenir à s’extraire. Rappelons-le, le Silmarillion est l’ouvrage originel et contextuel dont s’extrait le Seigneur des Anneaux : il retrace la création du monde par Eru-Ilúvatar, la création des Ainur, les conflits qui les opposent, l’apparition des Elfes, des hommes, les guerres qu’ils livrent contre Melkor-Morgoth, le conflit des Silmarils. C’est, pour le dire autrement, l’histoire légendaire de ce monde fictionnel. Tolkien n’a cessé d’écrire et de réécrire les récits qui composent cette histoire, récits qui ont précédé puis suivi la publication des deux romans qui se déroulent dans la Terre du Milieu, le Seigneur des Anneaux et Bilbo. À sa mort, l’ensemble inachevé de ses récits a été organisé par son fils Christopher Tolkien qui l’a publié en raccordant les morceaux épars, sous le titre de Silmarillion.

La parenté avec le récit de Martin est éloquente, mais ce sont plutôt les différences qui nous intéressent ici, en ce qu’elles permettent de mieux caractériser les textes. Alors que le Silmarillion est l’histoire d’un monde depuis sa création, Feu et Sang a un empan plus réduit puisqu’il ne s’intéresse qu’à une période couvrant quelques centaines d’années. Une autre différence est d’ordre fictionnel : le Silmarillion est un ouvrage qui s’apparente à la pseudo-histoire, mais seulement pour la seconde partie de son récit, car la première est une cosmogonie, une gigantomachie et l’épopée légendaire de tout un peuple, une terraformation et un conflit prométhéen – rien que ça. La volonté légendaire et mythologique de Tolkien est ainsi différente de la volonté pseudo-historique de Martin.

Cela ne signifie pas que Martin cherche à écrire une histoire vraisemblable car l’univers de Westeros s’apparente à la fantasy, ne serait-ce que par ses signes les plus évidents (dragons et magie). Mais cet univers n’en demeure pas moins narré selon une logique réaliste et pseudo-historique. Martin se ferait presque le Tacite de son monde imaginaire, quand Tolkien serait davantage un Homère ou un Ovide. Le titre criard de cet article n’est qu’à moitié vrai : Martin n’écrit en rien comme Tacite, il a sa forme propre. Il n’a rien de la froideur apparente de l’écrivain latin, de son ironie mouchetée, de sa concision, de son élégance feutrée. Néanmoins il partage avec lui la forme de la chronique, le regard porté sur la décadence d’un règne, l’apparente objectivité que trahit le regard acéré et parfois acerbe du scripteur.

Le plus puissant, dans Feu et Sang, n’en demeure pas moins son choix formel. Ce qui est intéressant dans l’ouvrage de Martin comme celui de Tolkien, c’est qu’ils ne sont pas des romans, mais ce que l’on pourrait appeler des légendaires. Le roman est la forme majoritaire de la littérature mondiale, la forme aussi du Seigneur des Anneaux ou du Trône de Fer. Le roman est un récit qui fonctionne par scènes, actions, fils narratifs, rebondissements, sur un temps donné qui est celui de l’intrigue. La différence du roman face au légendaire tient à son temps narratif : le roman, genre mimétique, fait vivre et éprouver l’intrigue, la dimension immersive de la fiction romanesque fait qu’elle prend son temps. Elle montre, construit, fait patienter, organise, ralentit. Le légendaire, lui, a une matière beaucoup plus ample à véhiculer, il ne peut se permettre d’approfondir une histoire sur trois cents pages, car il contient cent romans possibles et racontables. Le légendaire brûle de sa matière, brûle d’un besoin de dire : sa teneur informative est telle qu’il choisit donc, pour se raconter, le mode de ce que Genette a appelé le sommaire.

Le sommaire est une modalité de représentation narrative. Le récit raconte une histoire, mais cette histoire peut être racontée de plusieurs manières, et selon une vitesse différente. Le romancier peut choisir de s’appesantir, et faire à peu près comme si le déroulé du temps de la fiction correspondait au déroulé du temps réel, et c’est la scène : il s’agit de montrer ce qui se déroule comme si c’était en train de se dérouler au présent devant nos yeux. Ou on peut alors accélérer les choses ; au lieu de les montrer et de les faire vivre, on les raconte et on les résume, et quelques paragraphes disent des années entières. Pour reprendre une autre distinction schématique passée par Platon et Henry James, le roman montre (showing), le légendaire raconte (telling).

J’appelle ce type de récit légendaire (en singularisant le terme qui qualifie l’ensemble des récits de Tolkien consacrés à la Terre du Milieu) parce que le terme d’histoire (ou même celui de mythologie) ne convient pas pour les fédérer. La légende étant étymologiquement ce qui doit être lu, le légendaire est ainsi un recueil chronologique de récits qui se comprend comme la légende historico-mythologique d’un monde imaginaire. Le légendaire contribue à l’assise du monde imaginaire par la complémentation, l’expansion mythopoïétique de son univers. Le légendaire doit être lu pour comprendre les fondations de l’univers fictionnel.

Les légendaires ont parfois mauvaise presse : parce qu’ils n’ont pas la coulée narrative du roman, genre précieux et chéri du grand public, parce qu’ils sont plus arides que les récits habituels, et parce que leur qualité stylistique semble inférieure, là aussi, à d’autres types de récits ou textes. Ces critiques, généralement, sont infondées parce qu’elles ne pensent pas le légendaire selon sa spécificité. Le récit d’une matière énorme, d’actions et de faits en très grand nombre, rend impossible une stylisation excessive : pour véhiculer cette matière il faut d’abord être compris. Leur aridité est réelle, mais elle est inhérente au projet, et c’est au lecteur de faire la doléance de son effort pour y pénétrer. L’exposé d’une matière importante suppose une modalité narrative efficace, qui passe notamment par le sommaire. Ainsi ce ne sont pas des romans, mais bien plus que ça ; pour le composer il s’agit moins d’écrire que d’imaginer. Il faut concevoir un monde, des histoires par centaines, une logique, une chronologie, une géographie, un mouvement général, une dynamique.

Ce sont, chaque fois, des projets titanesques : inventer un monde, c’est prendre conscience qu’on n’en comblera jamais les béances, les vides, les manques. Plus on écrit, plus on précise, dans un mouvement sisyphéen. Le geste totalisant, plein d’hubris, de la création secondaire d’un monde imaginaire, est aussi un geste tremblant, profondément humain. Tolkien comme Martin savent dessiner les lignes de fuite qui encapsulent le mystère de leurs créations : que sont devenus, chez Tolkien, les Mages Bleus allés vers l’Est ? Quel secret renferme, chez Martin, le continent entraperçu de Sothoryos ? On ne sait ; on ne saura jamais. Sur les landes indécouvertes du mystère, l’imagination vagabonde ; elles sont l’appel d’air qui les fera indéfiniment parcourir.

George R.R. Martin, Feu et sang. Intégrale, traduction de l’anglais par Patrick Marcel, éditions J’ai Lu, mai 2021, 800 p., 16 € 90