C’est certainement l’une des œuvres de science-fiction les plus folles et les plus singulières qui soient ; une œuvre comme il en est peu, d’une étrangeté qui vous saisit avec la puissance magnétique d’un rêve ; une œuvre comme en voudrait en lire davantage, de celles qui ne sont pas de simples productions mais de véritables objets d’art, décrochés au néant qui les renferme ; voilà de quelle matière est composé Les Seigneurs de L’Instrumentalité.
L’Odyssée du genre humain dans l’espace : presque toutes les histoires du futur peuvent répondre et se résumer à cette simple proposition. Mais les solutions à cette équation à variables multiples ne sont jamais les mêmes parce que la donnée littéraire est toujours différente ; d’une même envie plusieurs formes peuvent naître, et c’est bien cette diversité formelle et structurelle qui donne tout son sel à ce projet prométhéen. Comment cartographier à la fois le futur et l’espace ? Peut-on écrire une Bible, un Silmarillion des époques à venir – mais surtout, comment l’écrire ?
Les Seigneurs de l’Instrumentalité – en version originale, The Instrumentality of Mankind, soit l’Instrumentalité du genre humain – est un vaste ensemble regroupant des nouvelles, novellas, un roman et des textes posthumes publiés pour la plupart de 1950 à 1975 – Paul Linebarger, vrai nom de Cordwainer Smith, meurt en 1966. Traduite et publiée auparavant en français en Pocket SF puis en Folio SF, elle fut rééditée sous la forme d’une Intégrale chez Mnémos en 2018, qui est donc l’édition de référence pour qui veut lire et étudier Smith.
La préface intelligente et informée de Timothée Rey situe bien les bio- et biblio-graphies de Smith et la composition de L’Instrumentalité, et on retrouve en fin de volume la Concordance de Cordwainer Smith d’Anthony Lewis : une chronologie de L’Instrumentalité assortie d’un glossaire appréciable pour se repérer et naviguer avec fluidité.
L’histoire des Seigneurs de l’Instrumentalité commence avec la Guerre froide où un savant russe, par la prescience inespérée que lui donne une invention technologique, devient fou d’entrevoir le futur. Vient ensuite une période où la géopolitique se résout dans des joutes guerrières mentales ; puis le monde est dévasté par les guerres. Des refuges se créent pour certains hommes, qui vivent dans des villes fortifiées qui sont des îlots, tandis que sur la terre les machines de mort errent, ainsi que des bêtes dotées d’un langage humain. L’Instrumentalité du genre humain apparait : une sorte de conseil qui concentre les pouvoirs et gouverne dans l’intérêt de l’humanité. Elle lutte pour que l’homme reste l’homme ; elle reste le plus souvent dans l’ombre, prône la bienveillance mais elle est aussi une puissance aveugle capable de faire tuer ou mourir ceux qui la contrarient. On en vient à explorer l’espace, découvrir et coloniser d’autres planètes, pour fuir une planète ravagée et convalescente. On découvre une drogue, le stroon, qui prévient le vieillissement, et qui est cultivée sur d’immenses moutons malades. Les travaux déplaisants sont effectués par des robots ou des sous-êtres – des animaux modifiés pour posséder davantage d’intelligence et de dextérité. Esclavage moderne que cette main d’œuvre modifiée car ils n’ont aucun droit, et les hommes peuvent à tout moment mettre fin à leur existence. Jusqu’à ce qu’un sous-être, la fille-chien D’jeanne, meure en martyre et répande la Vieille religion (un ersatz du christianisme), provoquant de lents changements qui vont peu à peu accorder des droits aux sous-êtres. C’est la Redécouverte de l’Homme : l’Instrumentalité entreprend (difficilement) de démanteler son utopie défaillante. Vient le temps des Seigneurs de l’après-midi : les sous-êtres ont des noms, des droits, les relations entre humains et sous-êtres s’améliorent. Ce bref résumé est forcément incomplet et ne peut dire que bien improprement tout ce que contient la fresque de Cordwainer Smith ; mais elle donne au moins un aperçu de son ampleur et de son originalité. Et cette histoire ne se révèle que par bribes à la lecture des récits – fort heureusement, la chronologie permet de mieux la visualiser et la comprendre.
Cette histoire du futur présente une construction archipélique, presque galaxiale par son architecture : si les nouvelles sont disposées dans un ordre chronologique fictionnel (de 1945 à 18520), elles furent écrites dans le désordre, ce qui en soi n’a rien d’un problème mais témoigne assez bien du processus créatif de Smith. Chaque récit correspond plus ou moins à un moment historique de la fiction ; mais entre chaque récit subsistent d’immenses béances, de vastes trouées de l’espace et du temps qui sont comme des lambeaux arrachés à une fresque qui, toute lacunaire qu’elle peut être, n’en est que plus saisissante. Ces blancs étaient déjà présents dans l’Histoire du Futur d’Heinlein, et existent de facto dans toute histoire du futur qui ne peut prétendre tout dire et topographier ; mais les Seigneurs de l’Instrumentalité font un usage beaucoup plus fort, beaucoup plus sensible, de cette imprévisibilité du futur et de ses temporalités. Chez Smith nulle volonté téléologique de construire un récit organisé de l’histoire, comme chez Heinlein ou Asimov, qui reprennent vaillamment (car c’est aussi un piège) cette volonté projective et coercitive que peut permettre la science-fiction. L’œuvre de Smith est moins historicisante que profondément sensible dans le sens premier du mot : c’est une tentative de comprendre, percevoir, sentir par les formes, par les sondes lâchées et les forages opérés par la fiction. Smith ne se soucie pas de dire le futur dans sa probabilité, dans ses grands mouvements sociétaux, ses flambées technologiques : il veut davantage en saisir l’âme, l’esprit, la saveur mythique. C’est une mythologie du futur davantage qu’une histoire. Et c’est là toute sa force.
La science-fiction aime, on le sait, le sens of wonder : ce quelque chose d’indubitablement magique, ce transport vers une réalité autre, dépaysante, qui provoque le sentiment de la merveille – le ravissement est à double sens : on est ravi, heureux d’émerveillement, transi, parce qu’on est ravi, enlevé, rapté. Smith va plus loin : ce n’est pas (seulement) ce sentiment de merveille qu’il provoque, mais un sentiment, profond, dur, dérangeant, d’ailleurs. C’est presque un sense of elsewhere : avec Cordwainer Smith on perd les repères géographiques, historiques, mais aussi littéraires – on est au milieu de nulle part, n’importe où ailleurs dans le Grand Extérieur qu’est l’espace – qu’importe où puisqu’on n’est pas là. La manière dont Smith parvient à dire la profondeur de l’espace, la trop fameuse phrase de Pascal pour qu’on ose la citer, est remarquable car Smith arrive dans quelques nouvelles à donner une vraie texture – et même une immense tessiture chromatique, sensorielle – aux régions du ciel – presque semblable, en cela, à ce silence lourd plein d’horreurs muettes qu’on rencontre dans 2001 : L’odyssée de l’espace.
S’il fallait situer Cordwainer Smith sur le paysage littéraire, on serait bien en peine de le faire. D’abord parce qu’il porte en lui les germes et les stigmates d’une littérature singulière qu’il est résolument le seul à pratiquer ainsi ; marques des grands créateurs, qui, à défaut d’être toujours à la hauteur exacte de leurs ambitions, n’en sont pas moins d’une puissance incomparable parce que ce qu’ils proposent est profondément personnel autant que neuf. À ces créateurs on pardonne les défauts, les ratés, parce qu’une œuvre d’art n’a pas à être parfaite mais doit plutôt affirmer et justifier sa viscéralité – sa raison d’être artistique, en somme. Smith est de cette trempe. Je l’apparente certes aux autres Historiens du Futur – et je ne suis pas, bien entendu, le seul, et la communauté comme la continuité des projets le justifient amplement – mais il faut bien dire que Smith est à part, qu’il est un météore discret mais qu’un œil exercé remarque sans peine.
Ce qui le rend aussi difficile à situer tient aussi à la capacité métamorphique de ses récits. Parfois Smith est presque Bradbury (conteur chatoyant, souriant, intelligent, puissant), parfois c’est le Simak de Demain les chiens qu’il nous rappelle (l’humanisme tangible mais intelligemment implicite, l’avancée temporelle du récit, la simplicité adroite). Mais il y a dans son œuvre une radicalité littéraire qui n’est pas du tout le choix d’un Bradbury et d’un Simak, tout empreints de rondeurs et d’affabilité – soit la différence entre la belle rotondité d’une sphère et les aspérités aiguës d’un aérolithe fusant. Sur Smith on se coupe, on s’écharde, on chute, parce qu’on peut ne pas toujours comprendre ses choix stylistiques, narratifs, littéraires ; mais cela importe guère car même si l’on est rebuté, on reste là : on s’y confronte, on continue d’y porter le regard, on admire et on considère la stature d’un antagonisme dont on reconnait sans peine la valeur.
Cordwainer Smith, par la radicalité de son projet, rappelle alors un autre écrivain américain, lui aussi un peu oublié, R.A. Lafferty, qui est en quelque sorte le Pynchon de la science-fiction : il y a chez Lafferty (dont on trouve quelques titres d’occasion en Présence du Futur) quelque chose de plus souriant que chez Smith, mais ils ont en partage une profonde singularité dans l’expression littéraire de leurs projets – qui peut faire sourciller, mais qui impressionne profondément. Ce sont des écritures parfois baroques, marginales, excessives ; qui refusent la ligne claire pour s’aventurer dans des zones non répertoriées à leurs risques et périls.
Face à une science-fiction américaine qui a connu – à juste titre, entendons-nous bien – les gloires et les reconnaissances (Asimov, Vance, Herbert, Silverberg, Dick qui ont une vraie maîtrise des techniques narratives) Smith et Lafferty sont dans l’ombre parce qu’il n’y a pas chez eux cette aisance du récit – absence d’aisance dont il ne nous appartient pas de dire si elle est volontaire ou non puisqu’il faut interroger non la cause mais l’effet qu’elle provoque. Et cet effet est saisissant ; parce qu’il démontre une originalité inattendue dans la forme qui nous frappe comme la foudre et nous laisse exsangue. Quelque chose dans sa manière nous ferait presque croire que nous lisons le Quignard du Dernier Royaume qui s’aventurerait vers la science-fiction : c’est dire l’étrangeté magnétique qui s’en dégage.
Une autre origine, qui est tout un héritage, se dessine derrière les images de cette fresque. Les Seigneurs de l’Instrumentalité semble s’écrire depuis la fissure provoquée par l’Ile du Docteur Moreau de Wells, grand texte qui exprime la fracture entre l’humanité et le lieu d’où elle provient, l’animal. La grande mosaïque qu’est l’Instrumentalité se construit aussi selon des souvenirs infusés d’un grand nombre de lectures hétéroclites : les figures de Jeanne d’Arc, d’Ali Baba, de Paul et Virginie, d’Héloïse et Abélard, y sont réinventées dans un univers qui les transforme ; Rimbaud, Shakespeare, la Divine Comédie, Les Trois Royaumes affleurent dans le texte comme crèvent à la surface, irrésistiblement, des bulles d’air.
Cette mythologie du futur éclatée pose la seule question qui vaille : qu’est-ce qui fait l’humanité ? Qu’est-ce qui fait sa nature, sa survivance, sa pertinence dans les temps futurs ? Qu’est-ce qu’un monde où les robots se mutinent et meurent tués par les hommes parce qu’ils ont refusé d’exterminer les sous-êtres ? L’Instrumentalité et son empire eugénique et despotique sont une manière de nier l’animalité, celle réelle et modifiée des sous-êtres, qui est aussi un refus de l’animalité profonde de l’homme et de la logique évolutive darwinienne.
Dans certains récits, Smith déploie des créations uniques qui frappent par leur originalité. Ainsi en est-il des Braves Capitaines, seuls capables de voyager dans l’espace par la force de leur esprit. Mais le point d’acmé de sa création me semble surtout La Planète Shayol, qui est l’épicentre de cet univers.
Shayol est une planète prison, lieu de châtiment qui est une ferme à organes : on y envoie les prisonniers qui, sous l’influence de dromozoaires, vont se mettre à faire involontairement pousser des organes supplémentaires sur leurs corps – des jambes, des bras, des têtes. Le gardien de la planète, un sous-être à tête de bœuf, prisonnier lui aussi, drogue les prisonniers qui perdent la raison pendant qu’il découpe leurs organes surnuméraires à destination des puissants. C’est un cauchemar digne de Dante illustré par Doré croisé avec les dérélictions organiques d’un Bosch ; c’est aussi, à mon sens, l’un des récits les plus puissants des Seigneurs de l’Instrumentalité, et une des conceptions les plus saisissantes et les plus émouvantes de l’Enfer.
Car Seigneurs de l’Instrumentalité est au fond un livre qui crée sa propre mythologie, c’est-à-dire son propre univers de référence ; il se définit par rapport à lui-même, à ses lieux, ses personnages — ce qui est aussi la marque des grandes créations fictionnelles. À son sommet, l’écriture de Smith, d’une étrangeté terrible, a une force unique ; dans ses tréfonds, elle est confuse, absconse, bizarre, parfois mauvaisement béate. Elle est aussi parfois d’une modernité qui nous dépasse et peut nous sembler incompréhensible, parfois d’un archaïsme digne des textes homériques : c’est une œuvre hallucinée, une œuvre des contrastes. Elle est forcément inégale mais sa puissance la rattrape tout entière. Smith supporte mieux les récits courts, là où son étrangeté est à l’aise, où son imagination, figurée de manière furtive et elliptique, fait le plus mouche. Il s’embourbe dans les plus longues nouvelles, dans le roman, alors que la foudre de la forme brève lui permet de créer des scissions, des fissures qui donnent à son histoire du futur une originalité qu’elle n’a jamais eue ailleurs. Ainsi la forme détermine la pérennité d’une œuvre ; Les Seigneurs de l’Instrumentalité ne court pas le risque d’être rendue périssable par l’avancée des temps comme celle d’Heinlein. Smith est ailleurs dans le Grand Extérieur. Son œuvre n’est pas moderne mais atemporelle, ou plutôt, créant sa propre temporalité amniotique. C’est ainsi un véritable voyage, fantasmes et cauchemars mêlés ; immense appareil naufragé dans un monde inconnu. « Vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre ! Ce pays nous ennuie! Appareillons ! »
Cordwainer Smith, Les Seigneurs de l’Instrumentalité, Préface de Timothée Rey, Essai et Glossaire d’Anthony Lewis, traduit par Michel Demuth, Alain Dorémieux, Denise Hersant, Yves Hersant, Simone Hilling, Michel Deutsh, traductions révisées par Pierre-Paul Durastanti, éditions Mnemos, août 2018, 1024 p., 35 €