Les Villes Nomades de James Blish : Un pont vers l’éternité (Rétrofictions 1)

Rétrofictions est une série d’articles visant à relire des œuvres qui ont joué un rôle décisif dans l’histoire de la science-fiction, pour nous demander ce qu’elles nous disent aujourd’hui. Il s’agit de regarder derrière notre épaule ces œuvres écrites dans le passé et qui ont pourtant pensé notre futur. La science-fiction, terme écran qui cache une pluralité de formes et de sous-genres, est souvent réduite à sa dimension d’anticipation. Mais quand la réalité rattrape et dépasse le futur projeté dans le récit, l’obsolescence vient-elle à se déclarer ? La science-fiction serait-elle un genre périssable ? Non, car c’est la fiction, et non l’anticipation, qui gouverne les plus grandes œuvres de SF.

Certaines œuvres de l’âge d’or de la science-fiction ont été produites dans un certain Zeitgeist, une époque marquée par un goût populaire pour la SF et un mode de publication bien particulier, celui des pulps. Cette époque qui tremblait, comme la nôtre pour la forme que prendrait son avenir, jusqu’à tenter, par l’arsenal que lui permettaient des histoires du futur, des fictions projectives qui n’ont rien à voir avec les aimables et médiatiques dystopies que  produisent certains écrivains contemporains, ces grandes architectures romanesques qui articulent technique, sens de l’histoire et fiction.

L’histoire du futur est un genre des plus ambitieux. Faire l’histoire du présent est déjà une tâche démesurée, qui demande au moins un Balzac. Mais l’histoire du futur court un autre risque : le périssable. Peu d’écrivains l’ont tenté et l’ont réussi. Le premier est Olaf Stapledon et son aujourd’hui introuvable Les Derniers et les premiers (1930, traduit en Présence du futur en 1972) ; puis vinrent notamment trois grands cycles, Robert Heinlein et son Histoire du Futur (1939-1950), Cordwainer Smith et les Seigneurs de l’Instrumentalité (1956-1966), Isaac Asimov et son histoire du futur par réunion du cycle de Fondation et du cycle des Robots (1950-1993).

James Blish (1921-1975) est moins connu en France que d’autres écrivains de l’âge d’or. Les récits qui débouchèrent sur le cycle des Villes Nomades furent d’abord publiés entre 1950 et 1962, principalement dans le Astounding Science Fiction, la revue de John Campbell, qui encouragea Blish à continuer son cycle (Campbell avait fait de même avec Asimov).

L’ordre chronologique de la série est ainsi différent de l’ordre de publication, et la manière dont il compose son univers est significatif. Blish publie d’abord le troisième tome, le plus long et le plus débridé de ses livres, mais aussi le moins contrôlé (La Terre est une idée) ; puis il donne une assise à son cycle et une préhistoire par le premier tome (Aux hommes les étoiles) ; il délimite et imagine ensuite l’horizon limite de son univers avec le quatrième tome (Un Coup de Cymbales), puis dans un dernier geste créatif lui donne sa carte d’identité par le second tome (Les villes nomades). Le cycle fut traduit en quatre tomes en Présence du Futur chez Denoël de 1965 à 1968, avant d’être enfin réédité cet automne en un seul tome dans la collection « Intégrale » de Mnémos.

Dans les Villes Nomades, Blish fait lui aussi le pari d’élaborer une histoire du futur ; mais à la différence de Heinlein, Smith et Asimov, il le fait selon une modalité exclusivement romanesque. Heinlein et Smith avaient privilégié une succession de formes courtes, nouvelles et novellas –  comme Asimov pour une partie des Robots. Ce choix de la forme brève pour composer une histoire du futur semble particulièrement indiqué ; s’il est d’abord dicté par des nécessités éditoriales (la publication dans les pulps et magazines), il permet aussi une plus grande liberté, il offre une plus grande largeur de spectre. Blish avait publié la matière principale des Villes Nomades (les Okies stories) dans les pulps, et avait aussi recouru à la forme brève. Or la novellisation, la fabrication artificielle d’un roman à partir d’un ensemble de textes brefs, est l’un des péchés-mignons (parfois réussis, mais parfois trop flagrants) de la science-fiction : Fondation en est l’exemple même. Mais l’intérêt du cycle de Blish, par rapport aux autres canons du genre, est justement que, même si l’œuvre s’est élaborée via les formes brèves, à aucun moment on ne sent la nouvelle dans le roman constitué. Cette vaste épopée de l’homme dans les étoiles se fabrique selon le grand rythme romanesque.

Les Villes Nomades sont en quelque sorte l’envers des Raisins de la Colère de Steinbeck. Les deux prennent pour matière un fait de l’histoire américaine : la migration des Okies, ces ouvriers sans travail, pendant la Grande Dépression.  Mais Blish va déplacer la condition des Exilés (traduction française des Okies) sur un autre plan géo-historique, influencé notamment par Le Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler.

Au l’aube du 20e siècle, la Terre voit s’opposer les deux éternels blocs de la guerre froide. États-Unis et URSS s’espionnent tandis que les hommes tente d’échapper à une ambiance délétère et oppressive. Les ressources s’épuisent. On en vient à construire un Pont vers Jupiter, projet démentiel et impossible, mais qui permettra deux découvertes décisives. Les scientifiques parviennent à élaborer le gyrovortex, un système de propulsion basée sur l’antigravité, qui permet de faire décoller des villes entières qui échappent ainsi aux conflits terriens. Mais l’on sait que le temps est long dans l’espace ; et la faculté d’y voyager n’aurait pas de sens si elle ne s’accompagnait de l’autre découverte capitale qui fait la possibilité de cette errance : les anti-agathiques, qu’on verra parfois aussi appelés panacées, médicaments qui empêchent tout simplement de vieillir, et offrent même l’immortalité – sauf accident ou meurtre. Les cités volantes (Cities in flight, joliment traduit en villes nomades) vont ainsi parcourir l’espace pour trouver du travail, passant des contrats avec les planètes hôtes, combattant les cités hors-la-loi, cherchant à survivre à leur condition d’exilés. Les trois derniers récits – le premier est un prologue – se concentreront sur la ville de New York et son maire John Amalfi dans cette impossible quête d’un espace à soi.

Le piège serait d’écraser les quatre romans qui composent le cycle, car ils procèdent d’intentions différente,s n’ont pas forcément le même intérêt, ni la même forme. Aux hommes les étoiles est un préambule dans tous les sens du terme, qui vient raconter, via un personnel et une intrigue romanesque un peu désuets, comment les deux découvertes majeures eurent lieu, via le projet d’un improbable pont vers Jupiter. Les Villes Nomades, second livre du cycle, fait véritablement décoller l’intrigue des villes errantes dans l’espace. C’est un récit initiatique un peu classique qui exemplifie le fonctionnement d’une ville nomade, à travers le personnage de Chris, orphelin malgré lui arraché à sa Terre natale, amené à gravir les échelons du cursus honorum de l’étrange polis qu’est New York dans l’espace. La Terre est une idée, troisième livre, joue résolument la carte du space opera, et c’est sans doute le livre du cycle qui est le plus ambitieux, le moins contrôlé, le plus éruptif, le plus intéressant, bondissant d’un espace à un autre sans crier gare. Un Coup de Cymbales, épilogue nostalgique mais maillon le plus faible de la chaine, est le livre de la fin de l’univers, et du dernier défi humain : la fin du temps, tout simplement.

L’univers fictionnel des Villes Nomades n’est qu’ébauché à bien des égards – conséquence, sans doute, de la forme romanesque, mais aussi limites vraisemblables de Blish qui ne fait qu’entrevoir la dimension colossale de l’univers fictionnel qu’il déploie et qui reste assez inexploité au regard de ses potentialités. Mais les Villes Nomades est pour autant une lecture stimulante, si l’on accepte de fermer les yeux sur des développements un peu confus, car il déploie une grande énergie centrifuge pour explorer les confins inconnus.

C’est un monde axé d’abord sur la découverte scientifique comme volonté impérative de la survie, permettant alors la conquête de nouveaux espaces, non dans une logique belliqueuse, ni tellement aventureuse, mais marchande. Les villes – dont New York sera l’échantillon métonymique du fonctionnement général – sont des mercenaires parfois dénués de scrupules, roublardes, mais jamais complètement mauvaises. Ce sont des monades autarciques, les Okies sont des errants de l’espace, hobos vagabonds dont le mot d’ordre est simple : partir dans l’espace, c’est tenter de survivre. Le monde où les villes évoluent a sa propre logique (les Pères de la Cités, instance robotique qui forme l’une des têtes inamovibles du triumvirat qui gouverne les villes) et ses propres légendes (la Cité perdue).

Blish est solide, mais un cran en dessous des autres grands de la science-fiction. Son histoire contient en germes un certain nombre de motifs dotés d’un grand potentiel : le Pont, les villes autarciques, la profondeur de l’espace, la fin du temps. Mais une intrigue plutôt classique articule l’ensemble, des schémas narratifs peu surprenants, des personnages archétypaux et plutôt lisses : condition de lisibilité pour le public des pulps, frilosité ou incapacité à aller plus loin dans le geste créateur ?

Pour autant, les Villes Nomades sont loin d’être ratées. Gérard Klein, éditeur de la collection Ailleurs et Demain chez Robert Laffont, auquel on doit une grande partie du très bon catalogue français de la littérature étrangère de science-fiction, dit de Blish qu’il a « réussi à doter la science-fiction de deux ou trois idées à peu près entièrement neuves ». Et il vrai que les Villes Nomades, si elles pèchent par certains aspects, ne sont pas vieillies : leur force reste intacte, peut-être inexplorée. « Ses livres servent à faire bouillir la marmite », dit aussi Klein, car ils regorgent d’idées, de potentialités en germe, prêtes à éclore pour qui sauraient les exploiter – la cité lantienne de Stargate Atlantis s’en souviendra visiblement.

Les Villes Nomades sont l’ébauche d’une Odyssée à venir : une vraie tentative d’organiser, de topologiser ce que serait le monde du futur, c’est-à-dire l’homme essaimé en monades éclatées dans l’espace. Les villes ne sont pas de vulgaires vaisseaux spatiaux envoyés à la découverte des mondes connus et inconnus, mais des entités organiques qui tentent de se dépêtrer dans la géopolitique compliquée de l’espace. Blish n’est pas un architecte mais il procède comme un ingénieur : il construit peu à peu, va au bout de sa logique, développe son intrigue non comme une araignée qui développerait sa toile, mais comme quelqu’un jouerait avec une bobine pour voir jusqu’où elle peut s’étirer. C’est le fil d’Ariane dans le labyrinthe de l’espace — et l’espèce humaine est peut-être son propre Minotaure.

James Blish, Les villes nomades, première édition intégrale du cycle, Préface d’Alex Nikolavitch, traduction révisée (Michel Chrestien, Michel Deutsch, Patrick Mallet), éditions Mnemos, septembre 2020, 688 p., 35 €