Antoine Wauters : « Pour écrire, il faut un déficit d’être. Ne pas pouvoir ou ne pas aimer dire je » (Mahmoud ou la montée des eaux)

Antoine Wauters © Lorraine Wauters

Indéniablement, Antoine Wauters signe avec Mahmoud ou la montée des eaux un des très grands romans de cette rentrée littéraire. Véritable splendeur de langue, bouleversante épopée d’un homme pris dans plus d’un demi-siècle d’histoire de la Syrie, chant nu sur la nature qui tremble devant l’humanité et sa rage de destruction : tels sont les mots qui viennent pour tâcher de retranscrire la force vive d’un récit qui emporte tout sur son passage. Rarement l’histoire au présent aura été convoquée avec une telle puissance et une grâce qui ne s’éprouve que dans un déchirement constant. Diacritik ne pouvait manquer, le temps d’un grand entretien, de partir à la rencontre d’Antoine Wauters qui confirme combien il est de nos écrivains contemporains majeurs.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre splendide et sombre Mahmoud ou la montée des eaux qui vient de paraître. Comment vous est venu le désir de raconter le parcours de Mahmoud Elmachi, poète qui a traversé plus de sept décennies de l’histoire récente de la Syrie ? Vous indiquez d’emblée que vos « pensées vont au réalisateur Omar Amiralay dont le cycle de documentaires autour du barrage de Taqba vous a fortement marqué » : en quoi son travail vous a-t-il inspiré ? Enfin, dans quelle mesure la poésie syrienne que vous évoquez au cours de votre récit, et notamment l’anthologie Poésie syrienne contemporaine de Saleh Diab, a-t-elle été une des influences de votre travail ?

En 2017, je me suis mis à faire des recherches sur la Syrie. Je voulais comprendre ce qui s’y passait et pourquoi, 6 ans après ces vents de liberté qui avaient traversé le pays, les gens vivaient toujours en enfer. Mon intention n’était pas alors d’écrire un roman, mais de descendre dans cette réalité sans détourner le regard. De fil en aiguille, j’ai concentré mes recherches sur le barrage de Tabqa, peut-être le symbole le plus fort du régime, puisque Hafez El-Assad le met sur pied dès qu’il prend le pouvoir, en 1970. Tabqa, le nord syrien, dominé aujourd’hui par les Forces démocratiques et les Kurdes. A l’époque, c’est Daesh qui tenait la zone. Ils avaient pris le barrage, l’avaient bardé d’explosifs et personne ne pouvait assurer les travaux de maintenance. Dès lors, le niveau de l’eau montait. Mais le lac El-Assad, ce sont des milliards de mètres cube de retenue. Donc on mesure l’ironie de la situation : détruite par la guerre, la région se trouvait en plus sous la menace d’un immense déluge. C’est en me documentant sur l’histoire du barrage que j’ai découvert le cinéma d’Amiralay, qui a consacré trois films au « Projet de l’Euphrate », comme l’avait baptisé Hafez dans son désir de « moderniser » le pays. Le premier date de 1974, un an après l’inauguration, et bizarrement, c’est un film apologétique. On y voit comment le barrage va faire « grandir » le peuple et lui amener progrès et prospérité. Ensuite, Amiralay s’est dédit, il a critiqué la politique baasiste à laquelle il avait naïvement souscrit, et tout son travail va dénoncer la propagande du parti. Dans « Déluge au pays du Baas », il y a cette scène où un vieil homme, sur une barque, raconte comment la création du lac a noyé sa vie. « Mahmoud » est né là. La voix du vieux restait en moi, elle s’accrochait, à tel point que je me suis dit que j’allais écrire pour prolonger ses mots, le faire parler de sa vie, de ses amours et de cette Syrie si chère et si douloureuse à son cœur. Omar Amiralay est décédé en février 2011, au seuil du Printemps arabe. Ce qui veut dire qu’il n’a pas pu tourner le film qui montrerait ce que la Syrie vit maintenant. Quand j’ai pris connaissance de sa mort, je me suis dit que je devais finir « Mahmoud ou la montée des eaux » en sa mémoire. Quant à la poésie, je dois en effet beaucoup à Saleh Diab, poète et intellectuel syrien qui vit aujourd’hui en France et que j’ai eu la chance de rencontrer lors de sa résidence à la Maison de la poésie d’Amay. C’est l’anthologie qu’il a fait paraître au Castor Astral qui m’a amené à m’intéresser à la poésie syrienne contemporaine. La poésie de Nazih’Abu Afash, très liée à ce qui se passe depuis 2011. Et puis tous ces poètes que le régime a enfermés et torturés et qui, pour seul méfait, ont eu le malheur de coucher sur papier ce qu’ils avaient sur le cœur.

Pour en venir sans attendre au cœur de votre roman, Mahmoud ou la montée des eaux raconte ainsi l’histoire d’un homme, désormais âgé, qui revient sur sa vie passée, ramant à bord d’une barque sur le lac El-Assad qui, depuis 1973, recouvre son village natal englouti par la construction du barrage de Tabqa. Cependant, si Mahmoud ou la montée des eaux dévoile l’histoire tourmentée de Mahmoud, le récit est aussi celui de l’histoire d’un pays, de ses remous, de ses combats, de ses haines et amours. Plus que jamais, on a le sentiment qu’au cœur de ce récit, l’intime et le politique sont impossibles à séparer si bien que Mahmoud ou la montée des eaux se donne comme la remontée vers l’histoire nue de la nation syrienne, où la vie de Mahmoud ne manque pas d’être déchirée par le destin du pays dont il épouse malgré lui toutes les douleurs. « Qui n’a pas la Syrie dans le sang ? », telle pourrait être l’exergue même de votre récit. Ma question sera la suivante : en quoi, par l’histoire de Mahmoud, s’agissait-il pour vous de proposer, par éclats et déflagrations, une manière de contre-récit de la Syrie, qui précisément puisse évoquer ce que la poésie ou la littérature officielles du régime ne proposent pas, à savoir que ce pays « est une publicité pour la mort » ? Est-ce qu’enfin raconter l’histoire de la Syrie comme vous le faites rejoint cette remarque énoncée au cœur du livre et qui en fournit peut-être l’intime nécessité : « l’histoire n’en a pas moins besoin d’être contée » ?

Je ne dirais pas que mon livre est un contre-récit. Je crois qu’il vient surtout combler un vide. Qui parle de la Syrie aujourd’hui ? Qui se soucie du sort des enfants ? Du manque d’eau et de nourriture ? Bien sûr, si l’on considère que tout, dans le fonctionnement du clan El-Assad, est caché, secret et mensonger, mon livre est bien un contre-récit. Hafez et son service de renseignements d’une puissance extraordinaire, Bachar et son simulacre d’élections libres et démocratiques, Asma et son sourire tout en douceur. Mahmoud connait. Il sait que même quand elle vous sourit de toutes ses belles dents blanches, une dictature reste une dictature. Dans nos médias occidentaux, la Syrie n’occupe qu’une place infime. Et quand on en parle, par exemple pour les 10 ans du conflit (comme si c’était un anniversaire…), c’est sur un mode froid, détaché : des faits, des chiffres, des morts, des villes détruites. Puis on passe à autre chose. J’ai écrit ce livre parce que les chiffres n’ont pas de mémoire et qu’ils génèrent l’oubli. Je voulais inventer un récit en marge de celui des médias, qui créerait de l’humanité et de l’empathie. La manière dont on nous raconte le monde est cruciale, et c’est là, c’est pour ça que la littérature doit proposer ses contre-récits. D’autres mots, pour faire sentir les choses autrement. Pour qu’elles nous parlent. C’est pour ça que je tenais à raconter la Syrie avec les mots de la poésie. Des mots simples, quotidiens, pour parler autrement des choses. C’est exactement ce que fait Mahmoud. Il est comme un grand-père qui nous raconte sa vie sans chercher à l’enjoliver. Je me suis dit que ça laisserait peut-être plus de traces en nous, et que la poésie allait parfois plus loin que le journalisme. Pour ce qui est du lien entre l’intime et le politique, il est absolument incontournable : impossible de séparer la vie de Mahmoud de celle de la Syrie. Après tout, ils ont le même âge. Depuis que la Syrie existe, Mahmoud la voit changer. Il a vu les révolutions, les appels à la liberté, les rêves puis les défaites. La Syrie lui a tout donné et elle lui a tout pris. C’est un homme brisé, mais qui répond à la douleur par la douceur. Il est sur sa barque, il plonge, il rame et il parle à la femme qui hante ses pensées, à Sarah. Il ne fait que ça. Une lettre d’amour. Parler à nos défunts pour ne pas mourir de leur mort. Ne pas oublier ceux qui sont sont battus avant de tomber : Abdel Basset Sarout (ancien gardien de but devenu figure de la contestation et tué au combat), Ibrahim Qachouch (dont la chanson anti-Bachar lui coûta la vie), les combattantes kurdes, etc.

Au-delà de l’autobiographie politique du pays, ce qui est également, d’emblée, remarquable dans votre récit, c’est que l’histoire de Mahmoud ne prend sa pleine mesure que dans le rapport vif et tendu qu’il entretient, comme poète, à sa propre écriture. Dans Mahmoud ou la montée des eaux, l’écriture du poète se donne comme la doublure de son histoire personnelle mais aussi de son rapport à l’histoire de son pays. L’écriture se fait d’abord le lieu d’une confiance naïve et aveugle dans l’écriture elle-même où, pour le poète, il s’agit, dans ses jeunes années, de chanter le progrès socialiste du régime. Mais, peu à peu, à cette transparence de l’écriture à elle-même succède une opacité croissante où l’écriture devient le lieu d’une défiance ou plutôt d’un découragement du poète à parvenir à dire le monde ou aussi bien à « décrypter les paroles d’un lac ». En quoi pour vous y avait-il nécessité de raconter l’histoire de Mahmoud par ce rapport tout en tension, découragement, joie et sensibilité, qu’il entretient avec l’écriture ?

C’est une question difficile… Ce que je peux dire, c’est que Mahmoud a aimé écrire. Il se réfugiait dans son cabanon près du lac et il y écrivait. Il avait confiance dans les mots. Il ne pouvait pas vivre sans eux. L’écriture, c’était une liberté en marge de son métier d’enseignant. Il était en vie en écrivant. Alors que quand il enseignait, il n’avait en bouche que les mots du régime, des mots de propagande, des mots de mort. « Je n’ai jamais vu de Président aussi sage que le président El-Assad. Je n’ai jamais vu un leader comme lui de toute ma vie. Je n’ai jamais vu quelqu’un comme lui ». Pour lui, l’écriture est un lieu de résistance. Ses poèmes parlent du quotidien, mais c’est sa façon à lui de lutter, une résistance douce. Voir ce que personne ne voit, trouver beau ce qui reste caché, une grenouille sous une pierre, et puis, malgré tout ce que la prison lui a pris, ne pas abandonner : rester vivant. Mais vous avez raison, son rapport à l’écriture change. Il s’en méfie. Il n’a plus la force, plus le courage de tracer des mots. Il se dit : et si l’écriture n’était qu’une fuite en avant comme les autres ? Une lâcheté de plus ? Il doute. C’est quelque chose qui me travaille aussi, je dois dire. Mon rapport à l’écriture n’est plus le même que par le passé. Comme si je voulais de plus en plus de silence. Comme Mahmoud, oui, plus je vieillis, plus ce que je trouve beau dans l’écriture, c’est ça, c’est le silence. J’en ai besoin. Un lieu qui ne crée ni bruit ni douleur, ni manque ni regret. C’est paradoxal, évidemment : écrire pour produire du silence… Mais c’est vrai. Quand Mahmoud plonge ou qu’il rame, il occupe la place de toute personne qui écrit (ou qui marche, ou qui rêve, qui peint, ou qui prie). Un lieu de silence, à la croisée des mondes. Dans le réel et hors de lui. Je trouvais l’image simple et belle. Car quand on passe tout ce temps à écrire, on finit forcément par vivre comme Mahmoud. C’est-à-dire qu’en dessous de nous, se trouve la maison engloutie de notre enfance, où nagent toutes sortes de poissons, d’amphibiens. Et au-dessus, il y a le ciel, les choses d’ici et de maintenant, la matière, les cris, la violence, les oiseaux. En fait, ce lac El-Assad était le seul lieu où je pouvais raconter cette histoire avec justesse. Ni trop près ni trop loin du réel. Au milieu, pile.

Au-delà de la manière dont l’écriture accompagne et tisse la vie, vers après vers et poème après poème, de Mahmoud, votre récit pose aussi la question qui hantait déjà vos précédents récits : en quoi, au-delà de toute autobiographie, l’écriture s’offre avant tout selon vous comme une nécessité ontologique violente, ce qui, dites-vous dans Mahmoud, « chasse les ombres » ? De quelles ombres s’agit-il précisément ? Enfin en quoi, comme Mahmoud en fait, presque à son corps défendant, l’expérience troublante, l’écriture est même l’antithèse exacte de l’autobiographie, puisqu’elle n’est possible qu’à la condition de faire disparaître le sujet puisque, comme vous le dites, « Pour écrire : ressentez à quel point vous n’existez pas » ?

L’écriture chasse et entretient la douleur. Elle aide à vivre et elle vous tue. C’est une chose ambiguë. Tout le livre tourne autour de cette idée de chasser une douleur et un manque qui reviennent constamment, parce qu’il est impossible qu’ils ne reviennent pas. Comment survivre à l’absence de ses enfants ? Comment vivre dans un monde qui survit à la mort des enfants ? Comment ne pas devenir fou de douleur ? C’est la question qui le hante. Il en rêve. Il est obsédé par le visage de ses 2 fils et de sa fille, qu’il revoit quand ils étaient petits. N’est-ce pas ça, vieillir ? Etre hanté par des flots qui remontent du passé ? Rempli par le passé, au point qu’il ne reste aucune place pour le présent ? « Ressentez à quel point vous n’existez pas ». C’est vrai. Pour écrire, il faut un déficit d’être. Ne pas pouvoir ou ne pas aimer dire « je ». En tout cas, pour Mahmoud, il est clair qu’écrire est davantage un acte d’écoute qu’un moyen d’exprimer un point de vue. Pour lui, la nature a plus de choses à dire sur nous, que nous sur elle. Le lac l’observe, l’entend. C’est une mémoire. Pour lui, l’écriture n’est pas une activité. C’est un pays. Le pays où ce qui est mort continue de s’accrocher à vous, comme une algue. Vous écrivez, et vous vous en débarrassez. Vous arrêtez d’écrire, et le contact de l’algue vous manque. Un pays de nostalgie. Vous plongez, vous ramez. Et quelques secondes suffisent à transformer le vieillard détruit par la guerre que vous êtes, en enfant de sept ans, près du prunier où votre père est grimpé à l’aide de l’échelle, dans la lumière, les voix de votre mère dans la salle d’eau, etc. C’est la beauté du geste. Ecrire, ça vous permet de passer d’un état à un autre et d’une peau à une autre. Muer. Changer. N’être pas plus lourd qu’un nuage, pas plus important qu’un frelon. C’est une manière d’apprendre à connaître l’autre et à le respecter. Une pratique de l’empathie en milieu fermé.

Peut-être convient-il à présent de s’intéresser à l’un des fondements du récit, qui donne au roman une partie de son titre, à savoir la montée des eaux. En effet, cette exploration de la mémoire d’un homme et de l’histoire d’un pays se donne le long de la traversée d’une étendue d’eau presque infinie, le lac el-Assad formé par le barrage de Tabqa que Mahmoud parcourt sur une barque. Ces eaux de désastre que traverse le poète se donnent sans détours comme une allégorie tant elles figurent le passé que sonde Mahmoud, à la fois littéralement et symboliquement. Vous dites ainsi que « les images remontent comme une mer ». Pourtant, loin d’être source de vie, cette image de l’eau pointe paradoxalement vers un passé synonyme de mort et de désenchantement : en seriez-vous d’accord ? N’y a-t-il finalement pas un peu du Charron du Styx dans cette barque de Mahmoud ?

J’ai surtout pensé à Noé, à vrai dire, un Noé de maintenant, un vieillard qui ferait le pont entre les début de l’humanité (la Syrie, c’est le croissant fertile, les débuts de l’agriculture et de l’écriture) et quelque chose qui évoquerait sa fin. La Syrie comme symbole d’un monde de plus en plus en peine, détruit, sans pitié. La guerre comme ensevelissement, comme noyade. C’est pour ça que cette histoire de villages engloutis a résonné si fort en moi. Quand Hafez lance ce projet de barrage et que le lac recouvre tout (11.000 familles), il croit faire quelque chose de grand, alors qu’il noie les gens, la mémoire des lieux, les richesses archéologiques et patrimoniales, toutes ces strates de temps condensé depuis le premières cités antéislamiques jusqu’à ces petits villages semblables à celui où est né Mahmoud. Prétendre qu’on fait le bien, mais semer la mort. C’est ce que fait Bachar aujourd’hui. En quoi l’on voit que celui qui se destinait au métier d’ophtalmologue a été parfaitement formé par son père, et que les chiens ne font pas des chats. Il dit sauver le pays, mais il ne sauve que lui, les dents blanches d’Asma et ses enfants, dont Hafez El-Assad Junior, déjà prêt à prendre la relève. La barque de Mahmoud, symboliquement, c’est un endroit où l’humanité vit toujours, où elle s’accroche. Le rameau d’olivier que la colombe rapporte à Noé. Un espoir, le rêve que tout ne soit pas balayé et submergé par la bêtise humaine. La conviction de Mahmoud, c’est qu’il faut parler et s’adresser à ceux que l’on aime, même quand on ne les voit plus et ne les touche plus. S’efforcer d’être bon. Contre la guerre qui détruit le passé, le présent et le futur, il veut sauver ce qu’il y a de bon dans l’homme. Mais sa question c’est : vu la montée de la violence, de l’injustice et l’effondrement général, en aurons-nous le temps ?

Cependant, si allégorique soit-elle, cette montée des eaux renvoie aussi à une puissance matérielle, celle, irréversible, d’une nature qu’il s’agit de maîtriser et dont l’homme veut se rendre maître à travers ici le barrage. Mahmoud ou la montée des eaux peut, en ce sens, prendre une dimension qu’il faudrait dire écopolitique, celle qui témoigne du désir hors de toute proportion de l’homme de contraindre la nature. C’est de cette violence dont traite votre roman qui, sans attendre, parle des « révolutions voulant asservir la nature », celles qui font de l’homme « maître et possesseur des eaux ». Est-ce ainsi en défense de la nature que Mahmoud ou la montée des eaux a été écrit ?

Merci de l’avoir lu comme ça car il y a évidemment, dans cette « montée des eaux », quelque chose qui dépasse la Syrie et que l’on peut prendre, allégoriquement, comme le compte à rebours que la nature adresserait à l’homme. La domination de la nature, se faire maître et possesseur de ce qui nous entoure, depuis les plantes jusqu’aux terres et aux sols, c’est quelque chose qui colle à la peau de l’homme depuis toujours, bien avant Descartes, mais qui prend aujourd’hui les proportions dramatiques que l’on sait. Colombie britannique en feu. Sibérie en surchauffe. Inondations généralisées. Comme Mahmoud, je suis fatigué de voir ces « choses » qui ne disent rien et ne demandent rien se faire anéantir par les délires mégalomaniaques de l’homme. Jeff Bezos et ses voyages dans l’espace ! Qui lui dit qu’on est quelques-uns à être sérieusement dans la mouise ici-bas ? Mahmoud ne porte pas de message, mais il a une philosophie non-violente, shintoïste. Il refuse de « peser » sur le monde. Un papillon, il le sauve de la noyade. L’architecture à la fois simple et élaborée d’une fleur, pour lui, c’est important. Il a vu à travers l’histoire combien le délire des tyrans et la soif de pouvoir pèsent sur les vies humaines, mais aussi animales et non-animales, les forêts, les espaces verts, les sols, les eaux. Aujourd’hui en Syrie, 90% des gens n’ont pas accès à une source d’eau ! Donc non seulement ce fameux barrage n’a jamais permis de développer l’agriculture, mais à cause de la guerre, qui fait de l’environnement sa victime collatérale, et à cause du blocage que la Turquie opère en amont, le niveau de l’Euphrate est dramatiquement bas et les gens meurent de soif. Mahmoud, c’est un vieillard qui a fait vœu de simplicité et d’attachement silencieux à la terre. Pour lui, le mal vient de notre incapacité à ne pas pouvoir vivre sans dominer l’« autre », quel qu’il soit.

Cette attention si soutenue à la nature paraît renvoyer ici à un des traits fondateurs de votre écriture, celui qui irradie depuis Nos mères, à savoir une écriture du sensible et du vivant. En dépit de la mort qui hante les personnages, des corps morts de la révolution qui remontent à la surface de l’eau, l’écriture de Mahmoud ou la montée des eaux offre un récit sensible, prompt à faire surgir de l’infinitésimal, du sensible le plus ténu, le mouvement même du monde. Tout se passe comme si l’écriture qui, parfois, échouait à parler aux hommes, ce dont Mahmoud souffre, pouvait porter l’espoir de s’adresser à la nature comme pour la faire vibrer de nouveau, comme si la parole du poème pouvait se dissoudre dans l’air pour redonner au monde le souffle que l’homme lui aurait coupé. « Je murmure un poème aux insectes », peut-on ainsi lire. Est-ce un tel sensible du récit qui préside à votre écriture ici ?

Oui. C’est quelque chose dont je ne peux pas me passer. J’écris avec les odeurs du passé, ma mémoire sensorielle, tout ce qui s’est collé à moi quand j’étais gosse. Je viens d’un village criblé d’odeurs. Je suis entouré par elles quand j’écris. Le foin, la boue, le lisier, la maison de mes grands-parents. Je retourne dans la nuit de l’enfance quand j’écris. Comme Mahmoud quand il plonge. Je remue le sol qui m’a vu grandir, je le fouille et toutes sortes d’images se mettent à voler. Mais c’est évidemment aussi une question de solitude. Je veux dire que, plus je vieillis, plus j’ai tendance à m’enfoncer dans les bois et à me séparer de ce qui est humain. J’écoute les arbres, le vent. Pas besoin de radio. Le vent dans une allée de peupliers, on dirait qu’on arrive à la mer, que la mer vient à nous ! Plus besoin de parler. Notez que cette écriture du sensible, elle est au coeur de la poésie syrienne et moyen-orientale. Quand vous lisez quelqu’un comme Sohrab Sepehri, très présent dans le livre, vous vous rendez compte que sa poésie est pile à hauteur des choses muettes et minuscules de la nature. C’est ça que j’aime dans ces traditions poétiques, le fait qu’elles soulèvent des images et des sensations prodigieuses avec des moyens dérisoires. « Sur chaque mur je viendrai planter des œillets. Au pied de chaque fenêtre je chanterai un poète. A chaque corbeau j’offrirai un sapin. Au serpent je dirai : quelle splendeur qu’une grenouille ! Je réconcilierai. Je ferai connaître. Je marcherai. Je mangerai la lumière. J’aimerai. »

Enfin, ma dernière question voudrait porter sur la plasticité générique qui caractérise Mahmoud ou la montée des eaux. Si, comme l’indique la couverture, le texte s’offre comme un roman, dévoile une narration épique et un récit d’une rare puissance évocatrice, force est de reconnaître que Mahmoud se donne comme un poème, un large poème aux vers libres, aux phrases scandés par des enjambements et des rejets. En quoi cette forme poétique s’est-elle avérée nécessaire ? S’agissait-il pour vous de retrouver, à la manière d’une Iliade, une diction épique pour refonder l’histoire d’un peuple ? Enfin, en quoi la poésie syrienne vous a ici été une source d’inspiration ? Vous citez également Maïakovski : sa poésie vous a-t-elle influencé ?

C’est étrange. Autant je me suis beaucoup documenté avant de me lancer, autant, sur le plan formel, ça a été très intuitif. Je n’y a pas réfléchi. Je me suis dit que cette forme, avec ces sauts et ces rejets, permettrait de faire sentir la réalité d’un pays qui tangue. Il fallait que ça tangue, que le lecteur entre dans la vie de Mahmoud, dans son coeur, parce qu’à partir de là, s’il est touché par son histoire et celle de sa femme Sarah, alors il ne peut plus être insensible à ce qui se passe dans cette partie du monde dont on parle si peu. Il ne peut plus fermer les yeux. C’est en cela que la poésie (des Russes, des Syriens, etc) est précieuse. Elle dit le monde dans ses infimes mouvants, elle nous le fait sentir. Et par là, elle nous pousse à plus d’humanité et de compréhension. C’était le parti pris avec ce livre. J’aurais pu croiser les fils narratifs, multiplier les personnages et créer une structure compliquée, mais non, je voulais rester avec Mahmoud. Juste lui. Un seul homme. Vu de près. Pour essayer de rendre réel le destin de tous les autres. C’est pour moi l’unique « mission » de la littérature. Proposer des récits qui nous permettent de voir et de sentir ce qui s’est évanoui en nous, ou bien parce qu’on l’a trop vu, ou bien parce qu’on nous l’a raconté avec des mots totalement vides, des mots qui ne disent pus rien. Rendre aux mots leur pouvoir « magique », celui de dire à la fois le monde extérieur et nos réalités intérieures dans tout ce qu’ils ont de compliqué, ambigu et contradictoire, c’est ce que fait Mahmoud et ce que font les poètes depuis la nuit des temps. Et ils le font pourquoi ? Pour ne pas devenir fous. On devient fou quand on entend Bachar El-Assad parler de démocratie. On devient fou quand on entend nos dirigeants parler d’écologie. Le monde contemporain, c’est une autoroute à dix voies pour la libre circulation de la peur et de la folie. Donc sauver la poésie, ce n’est pas sauver n’importe quoi. C’est sauver le pouvoir d’opposer à cette fable qu’on nomme « réalité » une autre réalité, ou, à tout le moins, de lui substituer un lieu de plus d’humanité, de plus d’empathie et de plus grand amour. Si je n’arrête pas d’écrire, c’est uniquement pour ça, parce que je continue de croire qu’on peut guérir l’avenir, mais qu’on ne le guérira qu’avec des mots qui nous rattachent les uns aux autres. Des mots de paix.

Antoine Wauters, Mahmoud ou la montée des eaux, Verdier, août 2021, 144 p., 15 € 20