L’exposition des photographies de Michael Schmidt qui se tient actuellement au Jeu de Paume, exposition en forme de parcours d’ensemble, paraît n’avoir quasiment comme seul objet que Berlin, ville que le photographe allemand n’a cessé d’arpenter et de photographier. Le projet et le référent seraient clairs : photographier Berlin ; et de même la forme, qui serait celle de la photographie documentaire. Or, ce qui s’impose, c’est que le travail de Michael Schmidt est plus complexe que cela.
Un des intérêts de cette exposition est de permettre une vue panoramique du travail du photographe, ce qui en souligne la continuité mais surtout l’évolution, celle-ci incluant moins des ruptures et changements de cap radicaux que la concentration graduelle sur ce qui s’y trouvait dès le début, une évolution par resserrement et prolifération en quelque sorte.
Dès ses débuts, Michael Schmidt photographie Berlin et certains quartiers en particulier, comme celui de Kreuzberg. La dimension documentaire de ses photographies est évidente : enregistrer et faire voir la ville, ses quartiers, ses rues et immeubles, ses habitants. Le travail est autant photographique que sociologique, urbanistique, historique, puisque Michael Schmidt choisit dans Berlin des éléments qui ancrent ses images dans un contexte historique et social précis, toujours donné ou signifié dans ses photos.
Il est notable que le photographe ne privilégie pas les traces et vestiges qui pourraient renvoyer directement à l’histoire récente de la ville, celle du nazisme, du IIIe Reich, de la bataille de Berlin, etc. Cette période historique est pourtant présente par ses effets que Michael Schmidt saisit dans ce qu’est la ville dans le moment présent où il la photographie. Ce qu’il photographie, c’est le présent d’une ville, ce présent incluant un passé ou des passés, ce qui est photographié étant un présent situé dans l’Histoire, comme un moment singulier d’une évolution historique.
Si le référent est Berlin, ce référent est perçu en tant qu’objet historique inclus dans une temporalité qui est celle de l’Histoire : temporalité qui déborde le présent ou implique dans celui-ci des couches temporelles multiples ; temporalité qui est aussi celle par laquelle l’objet historique rejoint la logique du vivant, à savoir celle de l’évolution, du changement, de la concentration de couches successives de passé, de présent et de futur (puisque l’évolution tend par définition vers le futur).

Michael Schmidt photographie ainsi l’architecture des nouveaux bâtiments, des nouveaux immeubles, des zones nouvelles de l’urbanisation berlinoise en cours. Mais il photographie cette architecture de telle sorte qu’elle se superpose à d’autres plus anciennes, volontiers délabrées, qu’elles apparaissent à l’intérieur d’un ensemble comprenant des terrains vagues, des vestiges de destruction, etc. Ce qui intéresse Michael Schmidt est ce Berlin historique et vivant, le référent de ses photographies étant à la fois la ville, l’Histoire, le temps, le mouvement de l’évolution.
Cet intérêt le conduit à favoriser une logique du moment et du fragment par laquelle Berlin apparaît comme une multiplicité de moments historiques, un ensemble de fragments juxtaposés, superposés comme des couches géologiques, agencés comme des réalités plurielles, divergentes : telle époque et telle autre époque, tel style architectural et tel autre très différent, la construction et la destruction, tels matériaux et tels autres, tel état (neuf) et tel autre (lépreux) etc. Dans les photographies de Michael Schmidt, Berlin est d’abord cet ensemble de fragments, de morceaux, de moments historiques – une pluralité sociale et urbaine irréductible à une unité, à un discours unique, et même et surtout à un objet cohérent, doué d’unité.
On peut supposer qu’en faisant apparaître Berlin ainsi, Michael Schmidt se démarque du discours dominant et officiel de l’Allemagne de l’époque, discours concernant la prospérité économique, la reconstruction et modernisation effrénées, discours mettant essentiellement en avant une Allemagne nouvelle, concentrée sur son présent (et son avenir) mais émergeant à partir d’une occultation du passé, de l’Histoire récente, celle du nazisme, de la destruction.
A travers ses photographies, Michael Schmidt contredit ce discours, ou en tout cas lui injecte une mémoire, une dimension historique, un point de vue qui le pluralise et le complexifie. Il s’agit de déplacer le regard et, par ce déplacement, de montrer ce que à quoi le discours rend aveugle : Berlin n’est pas ce qui en est dit ; si l’on regarde Berlin, on se rend compte que cette ville – symbole, ici, de l’Allemagne – est autre chose, l’objet du discours n’étant pas le même que l’objet « vu ». C’est aussi ce point de vue qui guide Michael Schmidt lorsqu’il photographie le quartier de Kreuzberg, abritant une forte population immigrée et pauvre, ou une maison de retraite berlinoise, etc. : photographier ce que le discours ne dit pas, ce qui n’est pas habituellement vu, ce qui contredit ou pluralise ce qui est dit et vu.
On peut également penser qu’en faisant apparaître Berlin ainsi, en appréhendant la ville comme une pluralité de morceaux disparates, Michael Schmidt trouble l’évidence de la logique documentaire et celle de l’objet documenté : comment aborder un objet selon le point de vue du documentaire si cet objet est multiple, pluriel, sans unité réelle, sans identité définissable ? On pourrait dire que sa définition réside justement dans sa pluralité, dans sa fragmentation, dans son incohérence. Mais cet énoncé paraît formel, rhétorique : ce qui ne possède pas d’unité, de permanence, échappe à la définition comme à la catégorie de l’objet ; ce qui change sans cesse n’est pas un objet, ce qui existe par la concentration de qualités divergentes, contradictoires, variables ne peut être défini (ou alors, il faut inventer un nouveau type de définition, un nouveau régime du langage distinct des normes de l’essence). Si Berlin existe selon ce régime paradoxal du non objet, de l’indéfinissable, comment en produire un document ?
Dans ses photographies de Berlin, Michael Schmidt fait donc deux choses à la fois : il documente la ville et toutes les dimensions impliquées par celle-ci ; il trouble la logique documentaire par une focalisation sur le moment, sur le morceau, sur le fragment, sur le multiple.

Durant les années 80, Michael Schmidt réalise une curieuse série de photographies de lui-même, sortes d’autoportraits, photographies de son propre corps. Il est notable que dans cette série, il choisisse les situations les plus banales, les plus insignifiantes, qu’il favorise une esthétique comparable à celle de la photographie amateur et à l’opposé de la photo spectaculaire, de la photo-spectacle (et du monde-spectacle), à l’opposé de la recherche photographique de l’instant remarquable cher, par exemple, à Cartier-Bresson. Il est tout aussi remarquable que son propre corps qu’il photographie le soit toujours par morceaux, parfois selon un point de vue très rapproché n’évitant pas le flou, le manque de lumière, l’indistinction.
Dans cette série, le corps ou le visage sont moins saisis en tant que totalité, ensemble possédant son unité ou sa qualité remarquable, qu’en tant que fragments et morceaux quelconques : non pas le corps mais des fragments de corps sans totalisation (procédé qui sera repris plus tard, à la fin des années 90, dans la série « Frauen »). Par cette série, Michael Schmidt se déplace radicalement par rapport à une certaine esthétique spectaculaire, par rapport à une certaine représentation photographique du corps masculin, par rapport à certaines normes de la photographie « professionnelle », « véritable ». Il se démarque aussi de l’idée de totalité, d’ensemble unifié, de saisie par la photo d’un objet donné et évident. Comme Berlin, le corps apparaît ici moins comme un objet que comme une juxtaposition de fragments ou morceaux non totalisables, ce qui implique une problématisation du corps comme de la photographie.
Quelques années auparavant, en 1975, Michael Schmidt réalisait une autre série documentaire intitulée « La femme active de Kreuzberg » dans laquelle est effectivement montrée, en un certain nombre de clichés, la journée d’une femme active – chez elle, au travail, etc. – résidant dans le quartier berlinois de Kreuzberg. La série est ancrée sociologiquement et historiquement, conformément aux normes du documentaire. Cependant, Michael Schmidt a fait le choix de montrer ces séries non en isolant les photographies, chacune encadrée de manière séparée, mais selon, justement, une forme sérielle, en collant chaque série sur un même panneau réunissant selon un ordre chronologique, du matin au soir, l’ensemble des photographies concernant telle femme ou telle autre.
L’ensemble de chaque panneau peut être regardé comme montrant de manière globale une unité relative à la vie de telle femme en particulier. Mais chaque panneau peut tout autant être vu comme présentant un ensemble de moments non seulement différents mais disjoints – dans la chambre, dans la cuisine, dans la rue, au travail, en train de faire des courses, dans la voiture, etc. –, la femme photographiée se trouvant à chaque fois dans des milieux différents, dans des postures et situations différentes, n’étant donc pas à chaque fois « la même ». La totalité se transforme alors en une juxtaposition de fragments temporels, spatiaux, sociaux, la femme photographiée perdant elle-même son unité, son identité. Dans ces conditions, l’idée de documentaire est non pas annulée mais troublée, complexifiée, liée à ce qui la rend en elle-même problématique, à la limite de l’impossibilité de sa réalisation. C’est cette limite qui traverse toute l’œuvre de Michael Schmidt.
Ce point de vue complexe se retrouve dans les photographies faites par Michael Schmidt des lieux – intérieurs personnels, publics, de travail – au sein lesquels il photographie telle personne ou tel groupe de personnes. Ces lieux y sont photographiés comme porteurs de signes sociaux et historiques révélant quelque chose de la personne photographiée ou du groupe de personnes. A l’intérieur de ces espaces, les personnes photographiées apparaissent comme un élément d’un ensemble plus large (la chambre, le salon, le bureau, etc.), s’agençant aux autres éléments plus que les dominant ou occupant une situation privilégiée. Et les lieux apparaissent comme des espaces clos, sans perspective, sans présence d’un dehors. Les personnes photographiées s’insèrent dans un espace plus large qu’elles, espace fermé, délimité, saisi comme une espèce de monde en soi, possédant par là-même son unité mais aussi une dimension fragmentaire : ce que nous voyons est un espace fermé, en tout cas restreint, qui n’est qu’un fragment d’un ensemble urbain, social, qui n’apparaît pas.

C’est cette logique du fragment spatial, corporel, temporel, que Michael Schmidt ne va cesser d’accentuer et de développer dans son travail. Il choisit, à un certain moment, de reprendre certaines de ses anciennes photographies pour les recadrer, isoler tel détail, tel visage, tel objet : par exemple, telle photographie issue d’un reportage sur les maisons de retraite berlinoises est reprise et n’en demeure que le visage d’une vieille femme particulièrement expressif, le fragment valant ici pour lui-même.
Il développe également un mode d’exposition dans lequel ses photos sont présentées en séries juxtaposant des images hétérogènes de lieux, de signes, d’objets, de visages, séries relatives à Berlin mais dans lesquelles Berlin n’est plus qu’un ensemble hétérogène d’images diverses, sans unité autre que leur référent fantôme. Là encore, on le comprend, c’est l’idée même de document et de photographie documentaire qui est troublée, portée à la limite de ce qui l’empêche.
Ce travail de Michael Schmidt trouve peut-être son paroxysme dans son projet des années 90, « Ein-heit » (traduit par « Un-ité ») où c’est le rapport tendu entre unité et fragment qui est mis en avant. Dans ce projet, dans la façon dont celui-ci a été exposé, Michael Schmidt présente une série de photographies qui sont des portraits en plan serré d’objets, de visages, de lieux, d’images photographiées, etc. Dans ces photographies, aucun dehors, aucune perspective, aucun contexte : est seulement montré un extrait d’un ensemble qui n’est jamais montré.
Cette série photographique est exposée de telle sorte que chaque image soit présentée de manière identique aux autres, non pas singularisée mais juxtaposée aux autres selon des rapports mécaniques : même format, même écart entre les photos, même hauteur sur le mur. L’ensemble forme un tout mais un tout composé de fragments irréductibles à l’ensemble, l’homogénéité produite par le mode de présentation ne masquant pas, au contraire, l’hétérogénéité des images entre elles, chacune valant à la fois comme partie ou moment de la série mais valant tout autant par elle-même.
Si le titre de ce projet se réfère bien à l’idée d’unité, l’écriture du titre inscrit dans l’unité l’idée de fragments : l’unité devient l’un-ité, c’est-à-dire deux morceaux agencés, ce qui affirme l’idée d’unité mais aussi la trouble et la problématise. C’est la même opération que Michael Schmidt réalise dans l’exposition de ce projet (et dont le principe est repris au Jeu de Paume) : présenter une série mais une série de différences, de fragments ou moments non totalisables.
S’il s’agit ici de l’unité de Berlin comme de l’unité de l’Allemagne, la proposition de Michael Schmidt est que l’unité est d’abord le nom d’une série de fragments en droit infinie, l’inverse de l’unité, ou en tout cas ce qui y inscrit une tension, un trouble, une non-évidence. On retrouve ce qui anime Michael Schmidt depuis ses débuts en photographie : troubler le discours et le visible, troubler l’identité et la définition, troubler l’évidence, troubler l’Histoire, le social, le temps… Ce trouble étant peut-être le plus poussé dans les portraits que réalise le photographe, ou dans ses photos d’individus dans la rue saisis comme des fragments qui font signe vers l’infinie fragmentation de la ville, de la société, du pays, de la nation, du monde.
La logique profonde de toute la recherche photographique de Michael Schmidt reviendrait à troubler et problématiser de manière particulièrement fine et intelligente non seulement la photographie documentaire, l’idée de document, celle d’objet documenté, mais la photographie elle-même : que signifie photographier et que photographie-t-on si le réel est un ensemble de fragments, si l’objet n’existe que sur fond de l’oubli de ce qui déborde et défait l’objet ?
C’est ce questionnement porté par l’œuvre de Michael Schmidt que met en avant de manière très réussie l’exposition que lui consacre actuellement le Jeu de Paume.

Michael Schmidt – Une autre photographie allemande, Jeu de Paume, Paris, du 8 juin au 29 août 2021.