Ce devait être au départ un épais roman réaliste, une fresque pyrénéenne, l’histoire sociale d’une vallée. Ce qui reste à l’arrivée est un texte incisif et bref, le sprint d’un groupe de témoins qui précipitent le récit vers son dénouement tragique. Ils reconstituent une histoire très simple : l’histoire d’une fillette élevée par un Ours dans une grotte inaccessible où les fées l’ont déposée. Ce n’est pas un conte de fées ou pas un conte de fées comme on l’entend d’habitude. L’Ours est un enfant pas normal, en gamin en échec scolaire, trop grand, trop lourd, trop mutique. Il hurle quand on l’approche comme ces bêtes taillées d’une pièce avec un bout de terrain où l’on ne peut entrer sans leur marcher dessus. Il a élevé là-haut, dans une grotte inaccessible, une fillette tombée des nues… La police veut savoir. C’est le rôle de la police : établir la vérité. Le rôle de la police et des romanciers réalistes. Mais Comme des bêtes n’est pas un roman. C’est une suite de témoignages servant à instruire un procès, une enquête sur fond de drame ou un drame sur fond d’enquête. Comme une tragédie grecque, la série des dépositions — de l’institutrice, des voisins, d’un fermier, de la pharmacienne, etc. — est ponctuée des chants du choeur : ce choeur est la voix des fées, qui fredonnent dans les interstices et les failles du récit.
Mais les fées de Violaine Bérot sont les fées du monde concret, les fées de cette réalité que Rimbaud disait « rugueuse à étreindre ». Et en tant qu’elles sont les fées de l’épreuve du réel, de la vie reçue en pleine figure, elles existent sans avoir besoin de donner des preuves de leur existence. C’est l’erreur de la police. Pour le commissaire invisible auquel s’adressent tous les témoins, il n’y a qu’une vérité : la vérité objective qu’on obtient par recoupement des différentes dépositions et par élimination des racontars aberrants qui ne font pas consensus. Avec beaucoup d’art et de ruse, Violaine Bérot joue à contre-emploi la forme de l’interrogatoire et le régime de la preuve comme triomphe procédurier de la vérité unique. Au grand dam du commissaire, la série des dépositions, au lieu de se recouper et d’éliminer ses anomalies, composent un fervent plaidoyer pour la pluralité des mondes et les racines imaginaires du réel que chacun habite. À chacun ses traumatismes, ses rixes avec le réel et les vérités qui s’en suivent. Le monde d’un gosse « anormal » n’est pas le monde de la police. Chaque vallée pyrénéenne, chaque collectif, chaque individu vit enclavé dans les mythes que sa géographie et son histoire produisent. — Le mot pour monde est vallée.

Contre la coercition d’une vérité unique, Bérot écrit Comme les bêtes autour d’un double point aveugle, avatar énonciatif de la grotte inaccessible dont la police s’épuise à débusquer le secret. Ce double point aveugle est, d’un côté, ce qui se passe dans la tête de l’Ours, muré dans son silence, taiseux comme une bête ; et, de l’autre, ce qui s’est passé pour qu’une fillette nue se retrouve dans la montagne, gardée par un simple d’esprit. De manière paradoxale, la lecture du texte dépend de cette illisibilité dont l’inconscient narratif frustre et décuple à chaque page le plaisir curieux du lecteur. Au cours d’un travail de composition qui dura plusieurs années, Violaine Bérot a réussi à désécrire son histoire pour la réduire au seul clavier de périphrases obliques. Jouant chacune sa partie dans la partition du livre, les voix des différents témoins décrivent des cercles autour d’un non-dit dont le moteur silencieux prohibe et produit de la vérité.
Ce que ce silence rumine est une horreur et un trauma que nul ne saurait digérer sans recours à l’imaginaire. D’où l’importance des bêtes et l’importance des fées. Pour l’institutrice du village, qui dépose la première, l’Ours est un gosse inéducable, le type même du mauvais élève. Or, ce gosse inéducable sera le maître animal et l’éducateur sauvage d’une fillette abandonnée qu’il élèvera dans les solitudes. Pour la pharmacienne du village, qui dépose la dernière, l’Ours est en enfant malade, affecté d’un handicap. Or, ce gosse handicapé est un grand guérisseur de vaches et l’aubaine des éleveurs. Comme les plus beaux récits, le livre de Violaine Bérot change les yeux de son lecteur. L’auteure est l’Ourse, au féminin. Elle s’entrave comme narratrice, s’ampute de son omniscience, s’impose silence, fait l’analphabête. Ces fées à elle, c’est du concret. Ce sont des compagnes nécessaires, des histoires contre l’horreur, contre la brutalité. Quand l’étroite vérité et l’étroite santé des hommes se transforment en forces de coercition et produisent moins d’élus que qu’exclus et de malaises, la bêtise des bêtes et la pathologie, comme la feinte folie d’Hamlet fils ou de Brutus, font figure de résistance, de remède et de liberté.
Violaine Bérot, Comme des Bêtes, éditions Buchet-Chastel, avril 2021, 160 p., 14 €