Les mains dans les poches : Alexandre Labruffe, Chroniques d’une station-service

"Le lendemain, bravant les consignes de mon boss, préparant une nouvelle exposition clandestine, je scotche au mur des photographies de pétroliers". Paquebot, Saint Nazaire © Christine Marcandier

Une station-service est un non-lieu, au sens que Marc Augé donne à ce terme, un espace propice à une anthropologie de la surmodernité. Devenue roman, ce non-lieu — puisque l’article singularise la station-service tout autant qu’il en fait la représentante de toutes les autres, le lieu de tout lieu — se mue en temps, en feuilleté de micro-récits, de Chroniques d’une station-service. Un drôle de livre, signé Alexandre Labruffe.

« L’essence est née de l’érosion des mots », écrivait Baudrillard dans Amérique, citation en exergue des Chroniques d’une station-service. L’essence est matière d’un récit, ressource fossile et littéraire. Si le livre est « roman », genre revendiqué en sous-titre, il le sera dans le pluriel de chroniques, soit des récits par fragments numérotés et intrigues minimalistes, concentrées, entre banalité et fiction. « Où sont passés les poètes, putain ? » demande un client ivre au comptoir, une nuit, avant de rejoindre la pompe n°5. 5 comme le chiffre chinois « du wu, du rien, du vide. A l’origine et à la fin de toute chose. C’est le chiffre du non-agir, du non-être, du pompiste ».

@ Christine Marcandier

Le pompiste qui recueille ces chroniques, justement, dont nous apprendrons qu’il se nomme Beauvoire, est en effet désœuvré mais à la poésie il préfère le énième visionnage de Mad Max (la version de 1979), dans la bulle de ce lieu indéterminé, hautement cinématographique quand même : une « nuit américaine l’enveloppe », éclairée par « le néon HORIZON BLEU déglingué qui clignote ». Ce pourrait être du Wenders, en transposant Paris Texas en Paris Pantin — c’est au Texas que le pompiste rêve de travailler, il est vissé à Pantin. Une station-service ouverte la nuit, ce sont des clients qui passent, partagent un bout de leurs vies, certains inconnu.e.s deviennent des habitués. L’inconnue est justement ce que guette le pompiste, l’inconnue au sens mathématique du terme que déploie ces Chroniques mais aussi cette femme mystérieuse qui, tous les mardis à 18 heures, vient à vélo acheter un paquet de chips et va peu à peu transformer l’infraordinaire en série Z.

Les influences du livre sont nombreuses de Jean Baudrillard à Philippe Vasset, de Georges Perec à Jean-Philippe Toussaint, certaines sont même ironiquement prêtées au pompiste — « J’aurais aimé être Baudrillard. Être au-dessus de tout », refrain entêtant des Chroniques — mais elles ne sont pas artificielles : la station-service entrecroise cartographie (document sur le vif, reportage) et fiction comme si le récit naissait de ce lieu multiplement interstitiel, une banlieue, entre ville et campagne, singulier et collectif, anonyme et incarné. La banlieue, Augé l’a montré, est un lieu de transit, un espace de trajet plus que d’échange ; ici elle est dérive (non)fictionnelle et poésie du banal.

Le pompiste, autoproclamé « vigie sociétale », a « la nonchalance d’un zombie mélancolique » et « le sérieux d’un anthropologue hypocondriaque » : il observe la « cocazéroïsation de l’humanité », calcule combien de litres d’essence il a pu vendre depuis son embauche, file les aphorismes à la Cioran (revu par Audiard), fait l’inventaire de ses meilleurs ventes : « Le Coca Zéro. Les chewing-gums. Les chips. Les magazines érotiques ou d’automobiles. Les cartes de France. Les sandwichs. L’alcool. Les barres chocolatées (Mars en tête). Et évidemment l’essence. Une certaine idée du monde en fait : un monde totalement junkie, dont je serais le principal dealer. »

Parfois je regrette l’époque dorée du super et je me dis que le sans-plomb est à l’essence ce que le préservatif est au sexe, l’aspartame au sucre : un pis-aller, le symbole de nos sociétés castrées, d’un avenir sans microbes.

Beauvoir se définit comme « le socle de la société moderne. Je suis au sommet de la pyramide de la mobilité en quelque sorte : le rouage essentiel de la mondialisation (Sans moi, la mondialisation n’est rien) ». Si Perec observait le monde depuis la place Saint-Sulpice et son Café de la Marie dans sa Tentative d’épuisement d’un lieu, s’il chroniquait La vie mode d’emploi depuis un immeuble du 11 rue Simon-Crubellier, Labruffe fait de sa station-service la monade de tout récit, le cœur d’un déploiement tour à tour désabusé, drôle, farfelu mais toujours juste. Son héros et « socle de la modernité », son pompiste, est aussi « un vestige, le dernier dinosaure du monde carbone, la dernière sentinelle d’une époque (pétrochimique) bientôt révolue. Le dernier gardien du phare d’un siècle (le XXe) qui roulait sur l’or : noir ». Il incarne la disjonction du lieu qu’il tient, en « périphérie urbaine » et « au centre du monde », station arrimée au sous-sol et ses énergies fossiles mais susceptible de se métamorphoser en capsule spatiale.

En attendant la mise en orbite, Beauvoire joue aux dames avec Nietzland, il organise des expos photos pour tous dans sa station (au grand dam de son patron) et cultive sa cinéphilie : Il était une fois la Révolution, Soleil vert, 2012 — « j’ai toujours eu un faible pour l’apocalypse, la dystopie, le cinéma bis » —, il lit une bio de Fitzgerald, se demande si le client qui vient d’entrer ressemble à Houellebecq ou Baudelaire (« je ne sais pas, je ne suis pas très physionomiste »), regarde les chaînes d’info continue (en citant Baudrillard, forcément).

Lieu de ravitaillement, de passage, de transit. Début ou fin de route : Je suis à la croisée des chemins (à l’orée des possibles ?) que j’observe.

Finalement, il n’y a pas de permanence dans ma station-service. Les gens ne font que passer Tout y est transitoire et fugitif. Symbole du temps qui file, de l’impermanence même. Anti-temple, ma station-service célèbre l’éphémère, le passager, le temporel. Seule sa structure — l’infrastructure —, au final, est impérissable, durable. Bon, après, peut-être que les gens reviennent par saison, que la permanence est cyclique. C’est une permanence plus difficile à cerner, plus indomptable.

Malgré la forme fragmentaire du récit, rien n’est décousu, les récits s’assemblent pour bientôt former la trame d’un vrai/faux roman policier (sur la trace d’une clé USB), sur fond de poésie urbaine et segments de surmodernité exposée : néons, graffitis, répliques de films, toute une prose du monde entre (sans effraction) dans ces Chroniques déjantées qui démultiplient aussi les écrans du monde. Tout se rassemble aussi autour du seul réel interlocuteur du pompiste solipsiste, l’ex-tennisman Nietzland, variation onomastique sur Niland, alors espoir du tennis français dans Battre Roger (Alexandre Labruffe, Benjamin Limonet, 2008) et métonyme de l’espace que cartographie le récit.

« Au commencement était la station-service » et les dérives littéraires, cinématographiques et curatrices du pompiste finissent par déteindre sur son quotidien, de références elles deviennent des moteurs de récits. « Tout est lié », Beauvoir « dialogue avec le réel » (« mais c’est un dialogue de sourds »). A travers Beauvoir, ce sont bien des Chroniques d’un pompiste dérangé que compose Alexandre Labruffe.

Alexandre Labruffe, Chroniques d’une station-service, éditions Folio, juin 2021, 160 p., 6 € 30 — Lire un extrait