Boutaïna El Fekkak et Abdellah Taïa : Résister par l’amitié (Comme la mer, mon amour)

Comme la mer, mon amour

Du 22 au 26 juin, Théâtre Ouvert, à Paris, et le Théâtre de Chelles proposent Comme la mer, mon amour, une pièce de théâtre écrite, mise en scène et jouée par Boutaïna El Fekkak et Abdellah Taïa. Boutaïna El Fekkak est diplômée du Théâtre national de Strasbourg et a notamment joué pour  Stéphane Braunschweig et Caroline Guiela Nguyen (Le Bal d’Emma, 2012 ; Elle brûle, 2013). Abdellah Taïa est l’auteur de plusieurs romans publiés au Seuil (Celui qui est digne d’être aimé, 2017 ; La Vie lente, 2019 ; Le Jour du roi, Prix de Flore 2010) et d’un film (L’Armée du salut, 2014).

La pièce met en scène les retrouvailles de deux amis, Boutaïna et Abdellah. Ils ont été extrêmement proches près de vingt ans plus tôt, jeunes immigrés à Paris. Par la dureté de leurs retrouvailles, par le choc de deux corps devenus étrangers, la pièce offre une vive et redoutablement puissante confrontation entre l’amitié et l’immigration, entre les appartenances sociales et de genre, et la solidarité qui lie – voire sauve – deux Marocains à Paris. Une confrontation théâtrale qui mêle les langues et les formes : reprenant son titre à une chanson de Samira Saïd, associant le français à l’arabe marocain, la pièce est construite dans une référence aux films égyptiens extrêmement populaires au Maghreb, des films dont les personnages rejouent certaines scènes mythiques. C’est ainsi une autre histoire de l’immigration que livre Comme la mer, mon amour.
Entretien avec Boutaïna El Fekkak et Abdellah Taïa par Antoine Idier.

L’amitié est au cœur de votre pièce Comme la mer, mon amour. L’amitié qui relie les deux personnages, Boutaïna et Abdellah, amitié qui s’est fracturée et qui se reconstitue au fil de la pièce. Mais aussi l’amitié qui vous lie tous les deux, Boutaïna El Fekkak et Abdellah Taïa, et qui vous a amené à travailler ensemble. Comment est née cette pièce ?

Abdellah Taïa © Abderrahim Annag

Abdellah Taïa. La pièce commence d’une manière très simple : deux amis marocains, Boutaïna et Abdellah, se retrouvent. Ils venaient de deux milieux différents, la femme d’un milieu bourgeois, l’homme d’un milieu pauvre, mais ils étaient les meilleurs amis du monde à leur arrivée à Paris en 1999. Un jour Boutaïna est partie, sans rien expliquer, et ils se retrouvent par hasard vingt ans plus tard. Elle donne l’impression que toute cette histoire n’était pas vraiment importante pour elle, qu’elle l’a oubliée. Lui la torture un peu pour lui faire retrouver la mémoire de ce qui s’est passé entre eux, la mémoire de cette alliance entre la fille hétérosexuelle et le garçon homosexuel marocains, une alliance construite par eux pour ne pas trop se perdre dans la société française.

Cette pièce, on ne l’a pas vraiment décidée au départ, elle s’est imposée à nous. Un peu comme des gens qui ont rêvé de quelque chose ensemble il y a longtemps, et puis que la vie a déçus, si bien que ce rêve ne s’est pas réalisé… Mais la vie, 19 ans plus tard, les réunit de nouveau. Boutaïna et moi ne projetions pas de faire du théâtre ensemble, mais la vie a fait en sorte que cette idée « il faut qu’on fasse du théâtre, toi et moi » se réalise. Et s’il y a eu des choses bizarres entre nous, des malentendus dans la vraie vie, c’est peut-être au théâtre qu’ils vont se régler…

Ce qui a tout déclenché, c’est que Boutaïna m’a invité en janvier 2017 à aller voir Isabelle Adjani dans les « Lundis de l’Odéon ». À la fin de la soirée, Adjani et Ariel Garcia Valdès ont lu un extrait de vingt minutes de Bérénice. Cette lecture était un moment incroyable. Je crois qu’on a tous vécu là un moment d’élévation théâtrale au sens propre, une émotion extrêmement forte. Quand j’étais au Maroc, mes sœurs se reconnaissaient dans les personnages que jouait Adjani. Elles parlaient toujours d’elle avec fierté : « Elle nous représente. » En sortant de cette soirée à l’Odéon, on a marché, Boutaïna et moi. On était très émus et, en marchant dans les rues de Paris, plus précisément en traversant le Pont-Neuf, l’idée est née. Il y a même eu un pacte. Mais toi, Boutaïna, tu avais des arrières pensées en m’invitant au théâtre ce soir-là ? Ou des désirs secrets ?

Boutaïna El Fekkak. Oui, oui… Pas ce jour-là mais peut-être avant quand je t’ai invité à voir ce que je faisais. Je t’ai invité en tant que cinéaste qui pourrait potentiellement m’employer (rires). Mais je ne pensais pas du tout qu’on allait faire quelque chose au théâtre ensemble.

Abdellah, tu as parlé du fait que par le théâtre quelque chose allait « se régler ». Abdellah et Boutaïna, vous jouez une pièce dont les personnages sont Abdellah et Boutaïna. C’est-à-dire que la pièce n’est pas seulement le fruit de l’ amitié entre vous, mais est partie prenante de la construction, de l’invention de votre relation ?

Boutaïna El Fekkak

Boutaïna El Fekkak. Oui, tout à fait : la pièce nous a donné l’occasion de parler entre nous de ce qui s’était passé il y a vingt ans. Sinon, je pense qu’on n’en aurait jamais parlé. Par pudeur, par correction, et puis parce que c’est vingt ans plus tard… Mais la pièce de théâtre nous a permis de le faire.

Abdellah Taïa. C’est pour cela que je parlais tout à l’heure de la puissance du théâtre. Quand on s’est retrouvés, Boutaïna et moi, il n’y avait pas de désir ni d’explication, ni de poursuivre l’autre pour lui demander des comptes. En revanche, nous savions que les structures du théâtre allaient nous permettre de puiser dans notre propre existence le matériau nécessaire pour l’écriture et la mise en scène. Le théâtre est bien sûr rempli de grandes figures écrasantes, de Racine à Tchekhov. Et nous, qu’allons-nous apporter à ce monde là, si ce n’est qu’on est, nos vies ?

Le théâtre est mis sur un tel piédestal que, rien que pour y aller, il faut d’abord oser franchir des obstacles sociaux, des constructions imaginaires qui peuvent empêcher même d’y entrer. Ce qui s’est passé, après avoir vu Isabelle Adjani lisant Bérénice, c’est la prise de conscience que d’avoir vécu vingt ans à Paris nous donne à nous aussi, les immigrés, les Arabes, ici à Paris, une légitimité à raconter et inscrire nos histoires dans cet espace qui s’appelle le théâtre, le théâtre français. Cette autorisation ne venait pas d’un grand nom du théâtre français, mais juste de ces années-là, de cette légitimité que nous donnent les années : on a vécu là, oui oui, on a vécu nous aussi des choses à Paris. On a vu et écouté Adjani, on était au septième ciel et on s’est dit : « Nous aussi, il faut qu’on aille au septième ciel… »

Boutaïna El Fekkak

Boutaïna El Fekkak. C’est joli ce que tu dis, Abdellah. Je pense que c’est très juste, très vrai, et que tu as raison. Après, je ne l’ai pas vécu exactement comme cela. Pour moi, le théâtre est une pratique. La comparaison qui me vient, c’est le foot ou le tennis. Ce n’est pas parce que je joue du tennis que je vais être Nadal. En fait, le théâtre, c’est d’abord l’immédiateté de cette pratique et le plaisir de cette pratique, dans ma tête, dans mon corps, dans l’échange avec les autres. Ce que je voyais immédiatement, c’était le plaisir de partager cette pratique avec toi, Abdellah. Et ça me faisait très très plaisir. C’était une nouvelle deuxième rencontre avec toi, le plaisir d’avoir encore plus de temps, d’écouter ce que ton cerveau pouvait fabriquer, d’échanger avec toi sur un objet concret,  cette pièce de théâtre. C’était avant tout la perspective de ces heures de travail et de plaisir.

Abdellah Taïa. C’est quelque chose dont tu parles très souvent, Boutaïna, cette idée de pratique, de travail. Ce besoin que tu as de pratiquer, de travailler, de jouer, de répéter, comme un joueur de football va s’entraîner, se réveiller à 6 heures chaque matin pour faire son footing, sa gymnastique, et jouer…

Dans Comme la mer, mon amour, je me posais la question de la liberté que vous pouvez tous les deux trouver au moment où vous jouez. Je l’ai en particulier pensé pour Abdellah, parce que je le connais un peu plus, avec le solo où tu danses, Abdellah : quand on connaît ce corps, en dehors, dans la vie quotidienne, on voit une très grande liberté que permet à ce moment-là le jeu du théâtre, et ce n’est pas seulement du jeu. Abdellah, toi, tu ressens cette liberté ? Et toi aussi, Boutaïna, dans le fait de jouer, de jouer avec Abdellah, et d’écrire cette pièce ensemble, y a-t-il aussi la possibilité de créer ou de trouver une forme de liberté ? Au sens où un certain nombre de normes, de contraintes sont suspendues, où on peut faire des choses qu’on ne pourrait pas faire dans la vie quotidienne, etc.

Boutaïna El Fekkak. En fait, c’est ce que je cherche sur scène tout le temps, même si on n’y arrive pas tout de suite, et pas toujours. C’est effectivement ce sentiment de liberté à l’intérieur de plein de contraintes. C’est très agréable. C’est le premier plaisir de l’acteur. Je suis curieuse de savoir ce qu’Abdellah en a pensé. C’est pour cette raison que les gens commencent à faire du théâtre. En tout cas, pour ma part, c’est ce qui m’a attiré dans le théâtre. J’étais une jeune fille très très sage, la première de ma classe… L’espace scénique est un espace fictionnel, où on a le droit de dire qu’on n’est pas vraiment soi, et où on porte le nom de quelqu’un d’autre, on peut faire, on peut dire des choses, on peut faire faire des choses à son corps, bouger d’une manière comme on ne le ferait pas dans la vraie vie… C’est très important.

Et dans Comme la mer, mon amour, tu la ressens à des moments particuliers cette forme de liberté ?

Boutaïna El Fekkak. Dans la rencontre avec Abdellah, avec un univers. Il y a une scène où on ne parle que marocain, qui se passe à la veille de l’an 2000 : je ressens alors beaucoup de liberté et de joie.

Abdellah Taïa © Abderrahim Annag

Abdellah Taïa. Cette liberté dont tu parles, je ne la ressens pas seulement sur scène, mais dans toute l’expérience que l’on mène ensemble, dans ce désir que l’on porte, malgré toutes les contraintes et les obstacles que peut rencontrer un tel projet. Quand je dis liberté, c’est aussi la légitimité pour raconter cette histoire-là. Quand nous avons décidé que cette pièce serait l’histoire de deux marocains comme nous, nous nous étions dit que ça n’allait pas suffire, qu’il faudrait inclure des éléments qui renforcent ce sentiment de retrouvailles et de liberté. C’est là qu’on a trouvé l’idée des films égyptiens, cet univers qui nourrit des immigrés, des Arabes, des Africains vivant en France et qui participent aussi à leur construction, et dont on n’entend pas beaucoup parler en France. Moi, je mets la liberté là, cette liberté qu’on se donne d’apporter des imaginaires qui sont à nous, à nos corps. À nos corps arabes. Avec ce que ces corps transportent comme images, comme structures, comme sensibilités, comme chemins autres… On est suffisamment remplis de cet imaginaire, on en déborde même, pour dire avec audace, même avec arrogance, que c’est beau et fort, ces histoires à nous, et qu’on va les montrer dans le théâtre.

Boutaïna, tu mentionnais le fait de parler l’arabe marocain. C’est une des grandes forces de la pièce : donner à voir et à entendre des choses que l’on n’entend pas et qu’on ne voit pas au théâtre. La langue, l’arabe, parlé et écrit. La géographie, Barbès, la rue du faubourg du temple, les métros Couronne, Belleville, Ménilmontant. Plus largement, la vie d’immigrés marocains à Paris…

Comme la mer, mon amour

Boutaïna El Fekkak. Oui, c’est très plaisant pour nous de pouvoir livrer comme cela notre univers, notre paysage, à la fois d’origine et présent, et nos corps tels qu’ils sont. Mon corps est différent quand je discute en arabe avec Abdellah et quand je discute en français avec quelqu’un d’autre. C’est-à-dire que je me reconnecte à autre chose. Pareil pour les films égyptiens de notre enfance : partager toutes ces choses avec un public, ici, on n’a pas toujours la possibilité de le faire. Moi, il m’est tout de même souvent arrivé de parler un peu arabe sur des plateaux de théâtre, mais ce n’est pas la même chose… Là, nous sommes les auteurs : d’habitude, dans ma position, pour exprimer quelque chose, il faut passer par la fiction du metteur en scène ou de l’auteur qui n’est pas la mienne. Je ne sais pas si c’est rare au théâtre de voir des immigrés, je ne pense pas, plus maintenant, plus depuis cinq-six ans. Mais si je ne parle que de moi, c’est vrai que dans cette scène où l’on parle arabe marocain, j’entends mes intonations, celle d’Abdellah, comme si la scène se situait au Maroc, comme si elle était prise dans un contexte très intime pour nous.

Abdellah Taïa. La pièce vient de cette intimité, mais c’est une intimité qui est reconstruite par le texte et la mise en scène pour arriver à avoir une certaine qualité de présence de nous deux sur scène. J’espère. Pour qu’il y ait quelque chose d’émouvant, comme chez deux personnes, par exemple deux Algériens ou deux Marocains qui viennent d’arriver à Paris, qui circulent dans les rues de Barbès, et dont les corps n’ont pas encore été transformés par les années qu’ils vont passer à Paris, par la France qui va les changer d’une manière ou d’une autre.

Pour Boutaïna, cela impliquait de ne pas jouer avec moi comme elle le ferait avec un comédien professionnel. Moi, je n’ai pas d’expérience théâtrale, si ce n’est mon expérience de danse avec la chorégraphe Bouchra Ouizguen en 2013, ni de formation. Boutaïna, elle a une assise, des réflexes, des chemins habituels. Il fallait pour elle s’éloigner de ces chemins et ne pas me contaminer moi, pour espérer arriver finalement à jouer comme ces deux maghrébins que j’ai mentionnés, qui viennent d’arriver à Paris et qu’on croise autour des métros Barbès ou La Chapelle. Ce lien entre elle et moi, c’est un enjeu essentiel de cette pièce. Comment faire pour que je ne devienne pas un comédien avec des tics, qui veut bien jouer et qui ne veut pas paraître ridicule sur scène ? Et comment Boutaïna, elle ne va pas me contaminer avec ses techniques, qui lui viennent du TNS, de toutes ses années de théâtre ? Quand on est allé voir Caroline Marcilhac, la directrice de Théâtre Ouvert, elle nous a dit dès le départ : « Il faudra garder ça sur scène, ce que je vois là devant moi, vous deux, cette qualité, ce qui se passe entre vous, ensemble. » Est-ce que je divague, Boutaina ?

Boutaïna El Fekkak. Caroline Marcillhac de Théâtre Ouvert a d’ailleurs été un soutien dès le départ. Avec Frédéric Maragnani du Théâtre de Chelles et Vincent Thirion de C’est Central à La Louvière, en Belgique.
Et non, non, tu ne divagues pas… (rires). Ce projet d’essayer d’avoir au théâtre la présence d’Algériens ou de Marocains qui sont dans la rue, effectivement, on en a parlé, c’est un idéal. Moi, je ne peux pas faire concurrence à une telle présence du réel. Je suis obligatoirement contaminée par toutes mes années de pratique du théâtre. Contaminée est un mot péjoratif mais vous voyez ce que je veux dire. On a essayé de préserver cette différence de présence entre nous… Cette complicité, cette simplicité. Et il ne fallait pas que je contamine Abdellah, pour qu’il puisse rester lui-même, tel qu’il est dans la vie, sur scène. Aussi libre, aussi simple et intime.

Comme la mer, mon amour

Boutaïna, tu disais tout à l’heure que la richesse du théâtre, c’est de n’être pas vraiment soi, de porter le nom de quelqu’un autre. Là, il s’avère que tu portes un nom qui ressemble au tien et que tu joues un personnage qui te ressemble. En quoi jouer Comme la mère, mon amour, c’est radicalement différent de ce que tu fais d’habitude au théâtre, ou au contraire extrêmement proche ?

Boutaïna El Fekkak. J’aimerais bien dire que c’est très différent mais l’originalité du projet n’est pas là. J’ai déjà joué dans plusieurs pièces où je porte mon prénom. Pour moi, quand je porte mon prénom sur scène, ce n’est pas mon prénom, c’est le prénom du personnage. Je travaille exactement de la même manière. Les conventions vis-à-vis du spectateur seront légèrement différentes, on va jouer dans la narration de cette identité… C’est dramaturgique.

L’originalité, pour moi, c’est le fait de partager notre univers, ce qu’on a en commun, Abdellah et moi, les films égyptiens, l’immigration à Paris. De pouvoir l’exprimer directement et de pouvoir laisser exister nos corps, tels qu’ils sont quand on se retrouve pour boire un café tous les deux, et tels qu’ils étaient quand on s’est rencontré il y a 20 ans à Paris.

Abdellah Taïa. L’écriture de plateau nous a aidé pour arriver à ce but. C’était l’idée de Boutaïna. Il fallait que les mots coulent de nous… Et moi je ne voulais surtout pas être l’auteur qui écrit tout seul la pièce dans son coin. Nous avons retrouvé tous les deux, en même temps, ces chemins intimes entre nous, cette intuition de liberté que nous ressentons, nous, deux corps qui se retrouvent, s’attirent, marchent dans les rues de Paris, de Rabat ou de Salé…

Boutaïna El Fekkak. C’est vrai. Abdellah, a raison. L’écriture de plateau, maintenant il y a beaucoup de littérature dessus, mais à la base c’est l’improvisation, le travail en direct sur le plateau pour arriver à une pièce transcrite. Nous avons fait plusieurs sessions d’improvisation, nous avons filmé, nous avons retranscrit et nous avons fait un travail de table, de montage, de corrections, d’ajouts.

Abdellah Taïa. À mon échelle, c’est une révolution. Je crois que désormais je pourrai écrire des textes juste en m’enregistrant avec un dictaphone, les inventer par l’oralité. Il y a là une nouvelle dimension dans les textes qui ne peut pas arriver quand je passe directement par l’écrit. Il paraît que Stendhal a écrit Le Rouge et le noir en quinze jours, en dictant une bonne partie du texte. Je ne sais pas si cette légende est vraie, mais elle me plaît beaucoup.

J’aimerais revenir sur les enjeux politiques et sociaux de la pièce : avant tout, l’histoire de deux immigrés marocains à Paris et la manière dont ils vivent différemment cette immigration. Le grand reproche qu’adresse Abdellah à Boutaïna c’est d’avoir voulu « s’assimiler », d’avoir changé de camp, d’être passée du côté des Français. La pièce est construite autour des appartenances sociales, de l’appartenance de genre, de l’homme et de la femme, de la manière dont l’homme n’a pas vu les obstacles que rencontre une femme dans la vie, et que son amie a rencontrés. L’articulation de toutes ces questions rend la pièce particulièrement puissante.

Boutaïna El Fekkak. Ce dialogue était plaisant à écrire. Ce dialogue de sourds au début, chacun campant sur son combat à lui. Le personnage d’Abdellah sur son combat social, la lutte des classes marocaines et s’adressant à elle comme si son ethos de bourgeoise avait fait qu’elle s’était alliée aux Français et l’avait abandonné, lui. Et puis elle, elle est campée sur son combat féministe et son ethos de femme, je ne sais pas s’il faut dire femme arabe, ou femme en général.

Abdellah Taïa. Cette situation banale d’amis qui se retrouvent, qu’on a déjà vue des milliers de fois dans l’art, permet ici de soulever d’autres enjeux, les classes sociales, le rapport des corps arabes à la société français, comment font les Arabes pour survivre dans l’imaginaire de la France, ce qu’ils font de leur imaginaire arabe. Quelque chose leur dit d’oublier cet imaginaire, qu’il est inférieur à celui de la France, et que la culture arabe, les films égyptiens, ne sont pas si importants à côté de Racine ou de François Truffaut, par exemple. La pièce amène ces questions fondamentales. À un moment donné, on ne peut plus passer sa vie à sa cacher, à vivre dans l’ombre, à vivre dans les rôles secondaires. À un moment donné, les vérités sortent. C’est cash, mais c’est aussi un peu poétique, j’espère… Vous savez, c’est comme quand on veut séduire quelqu’un : d’abord on le noie dans les compliments et les mots doux et une fois qu’on l’a dans la poche, on dit toute la vérité. C’est charmant, mais pas que.

Boutaïna El Fekkak. Tant mieux si c’est l’effet que produit la pièce. Il y a cette amitié entre Abdellah et Boutaïna, et elle se passe, se vit dans ce contexte, la France d’aujourd’hui. Les questions sociales et politiques sont importantes, évidemment, mais pour nous elles passaient d’abord par cette histoire intime, par le paysage de cette amitié, par son background, par tout ce que les personnages charrient. Plus que des slogans ou des discours politiques, c’est toute l’intensité de leur vie et de leur amitié qui nous importait et que nous mettons en scène. Et, aussi, il faut toujours veilleur à laisser une place au spectateur pour que son imaginaire à lui aussi s’ouvre, s’active, si je peux dire…

Je trouve aussi que la pièce pose très profondément la question de la manière dont la société crée en permanence de faux ennemis, et de la manière dont des structures sociales se déguisent en rejetant la responsabilité de leur action sur des individus en particulier. Au début de la pièce, le rapport entre Abdellah et Boutaïna, c’est un rapport d’hostilité, de gens qui ne se comprennent plus, alors qu’à l’origine ils avaient une communauté amicale et de vie, une relation de résistance dans une société étrangère, hostile. La domination et le pouvoir les transforment chacun en un ennemi pour l’autre. La pièce me semble aussi un moyen de retrouver une forme de vérité sur l’origine réelle de la réalité des rapports, et sur les travestissements de la domination. Ce n’est pas Boutaïna pour Abdellah, Abdellah pour Boutaïna, ce sont d’autres enjeux.

Abdellah Taïa. Les normes sociales sont tellement puissantes, et leur puissance est tellement invisible, qu’elles nous occupent, nous détruisent, nous éloignent implacablement des uns des autres sans qu’on s’en rende compte. Il y a quelque chose de cela dans cette pièce. Au départ, ce sont juste deux amis qui se retrouvent. Et puis, on découvre que lui, Abdellah, a très bien compris qu’il n’avait pas une réelle place en tant qu’Arabe dans la société française. Et que à Boutaïna, quelque chose d’encore plus implacable était arrivé. Un poids tellement lourd lui était tombé sur les épaules.

Boutaïna El Fekkak.  On a essayé de mettre tout cela dans la pièce exactement comme on en parle, Abdellah et moi, dans la vraie vie. Nous pouvons parler des Marocains, des pauvres et des riches, de Rabat et de Salé pendant des heures, tout en éclatant de rire, en se moquant… C’est aussi cette position qu’on a essayé de transcrire dans la pièce.

Abdellah Taïa. Comme tu le dis, Antoine, même les gens qui ont les rapports les plus purs entre eux, la société peut les transformer, non seulement les séparer, les éloigner, mais les transformer en ennemis, et en personnes qui sont incapables de s’entendre et de se comprendre. C’est le point de départ de cette pièce : qu’est-ce qui fait que des gens qui étaient dans une relation simple et intense deviennent incapables de s’entendre l’un l’autre

Est-ce que, comme moi je la vois, la pièce est une réflexion sur l’amitié comme mode de résistance dans un monde mauvais, dans un monde violent ?

Boutaïna El Fekkak. Oui.

Abdellah Taïa. Absolument. Cette pièce est née d’une amitié qui a réellement existé dans le passé et qui est revenue. Il y a très peu de choses qui sont écrites sur l’amitié comme espace pour construire quelque chose en dehors de ce que les sociétés autorisent et bénissent. Là, cette amitié entre une fille bourgeoise et un garçon pauvre gay marocains n’auraient jamais été possible, profondément, au Maroc. Ce qui la rend possible, en France, c’est ce qui a fini par la condamner. C’est ce que raconte la pièce. Ce lieu, la France, qui a permis à cette amitié d’exister, c’est ce même lieu qui a fini à un moment donné par la détruire.

Comme la mer, mon amour, pièce écrite, mise en scène et jouée par Boutaïna El Fekkak et Abdellah Taïa. Production La compagnie d’Un pays lointain.
À Théâtre ouvert, Paris, du 22 au 25 juin 2021.
Au Théâtre de Chelles, 26 juin 2021.
Au Théâtre C’est central, La Louvière, octobre 2021.