Mes chants
Ce sont des mousses flottantes :
Elles ne sont pas fixées
Sur leur lieu de naissance ;
Elles n’ont point de racines – seulement des feuilles – seulement des fleurs.
Elles boivent la lumière joyeuse
Et dansent, dansent sur les vagues.
Elles ne connaissent pas de port,
N’ont point de moisson,
Hôtes inconnues étranges ! Incertaines en leurs mouvements.
Rabindranath Tagore
Novera Ahmed a quelque chose de la déesse hindoue Vaishnavi dont elle aimait à revêtir les attributs, et qu’on représente avec une couronne de fleurs, mais aussi un arc, des flèches et un lion. D’après la légende, Novera Ahmed serait née lors d’une chasse au crocodile marin dans les Sundarbans. Les Sundarbans, c’est cette région du Bengale au sud-est de Calcutta, aujourd’hui à cheval sur les territoires de l’Inde et du Bangladesh, mais qui à l’époque dépendait du royaume des Indes, joyau de l’empire britannique. Les Sundarbans, c’est aussi le cadre si bien décrit dans ce roman d’Amitav Ghosh, Gun Island, delta né de la rencontre entre ces cours d’eau monstrueux descendus des hauteurs de l’Himalaya que sont le Gange et le Brahmapoutre. Les Sundarbans, c’est une terre instable, mangée par la mer, aux contours incertains, où des faisceaux de fleuves s’entrelacent en mille îlots, où la végétation colonise l’eau, où la mangrove sert de repère aux crocodiles, serpents, singes, tigres, mais aussi à d’innombrables oiseaux et poissons, dauphins, cette faune exceptionnellement riche qui a tant inspiré Novera Ahmed – et se trouve si menacée aujourd’hui.
Pionnière de la sculpture moderne au Pakistan, puis au Bangladesh, Novera Ahmed demeure à jamais une figure insaisissable. Toujours très discrète sur sa vie personnelle, ce qui n’a cessé de tout temps d’alimenter les rumeurs les plus folles à son sujet, on ignore avec certitude jusqu’à l’année de sa naissance, supposée en 1939.

En outre, elle a passé les quarante dernières années de sa vie dans l’anonymat le plus total, préservant l’épais mystère qui l’a toujours entourée. Femme libre, aux attaches flexibles, Novera Ahmed a beaucoup voyagé, très tôt, d’abord en Angleterre, en Italie, en France (où elle s’est installée au début des années 1960), mais aussi en Inde, en Thaïlande, au Laos, et bien sûr à travers sa terre natale, qui en quelques décennies a changé par trois fois de nom, de nationalité, de gouvernement.
Originaire de Chittabong, la famille Ahmed est prospère et au moment de la naissance de Novera, le père, Syed Ahmed, est en poste à Calcutta. Lors de la partition entre l’Inde et le Pakistan, en 1947, fracture accomplie dans la douleur qui aboutit à des milliers de morts de part et d’autre, la famille déménage à Comilla, et Novera entre au Comilla Victorian College. Dans son enfance elle observe sa mère fabriquer des personnages et des maisons en argile à la manière traditionnelle : c’est à l’âge de quatre ans qu’elle aurait décidé de devenir artiste. Toujours selon la légende, à l’adolescence, son père tente de la marier, mais elle refuse absolument en déclarant qu’elle veut être sculptrice. Comment imaginer que dans une société traditionnelle très patriarcale, dans une famille bourgeoise, on puisse laisser dans les années 1940 une fille devenir artiste plutôt que la marier, quand c’était pourtant là le destin naturel de toute bonne fille ?

Toutefois, lorsque Syed Ahmed prend sa retraite, la famille retourne vivre à Chittabong, où Novera a la chance de poursuivre ses études, ce qui montre l’ouverture d’esprit de son père. Sans doute finit-on quand même par la marier (peut-être à un policier ?), mais très vite, le couple se désagrège, et en 1951, on envoie la jeune fille étudier à Londres, chez sa sœur.
Il est sans doute difficile d’imaginer ce que pouvait représenter l’incroyable périple d’une jeune Pakistanaise issue d’une société aux mœurs très conservatrices (même si sa famille montrait une grande tolérance), débarquant en 1951 dans la capitale de l’ancien empire. Choc des cultures, choc du climat, choc des pratiques artistiques. Tout devait bousculer cette jeune fille, encore adolescente, jusqu’au plus profond d’elle-même. Néanmoins, animée d’une volonté farouche, elle s’inscrit à la Cambert School of Arts and Crafts, et pendant quatre ans, elle travaille pour décrocher son diplôme de modelage et sculpture. Ce qui frappe encore, c’est la qualité des artistes auprès desquels elle étudie : à la Cambert School, elle suit les enseignements de Jacob Epstein et de Karel Vogel ; elle fréquente également l’atelier d’Henry Moore, et sans doute côtoie-t-elle toutes sortes d’autres artistes.
C’est d’ailleurs ainsi qu’elle fait la connaissance d’Hamidur Rahman, étudiant en art à la London School of Art, avec lequel elle part en Italie, à Rome où elle se passionne pour les fontaines, et à Florence, où elle rencontre le sculpteur Venturino Venturi. Pendant deux ans, elle va parfaire sa formation auprès de lui. C’est également avec Hamidur Rahman qu’elle visite le musée Rodin à Paris. Pendant ces quelques années de formation, Novera Ahmed opère une fusion entre le langage de l’avant-garde occidentale issu de la déconstruction structurelle, le travail d’Henry Moore entre primitivisme et modernisme, et la tradition bengalaise qu’elle porte en elle depuis l’enfance. C’est du creuset de sa rencontre avec l’avant-garde artistique européenne que va émerger sa pratique artistique.

Dès 1956, leurs études terminées, Novera Ahmed et Hamidur Rhaman rentrent au Bengale. On leur propose alors de travailler en collaboration avec l’architecte danois Jean Deleuran sur un projet de monument dédié aux étudiants martyrs du Mouvement pour la Langue, assassinés en 1952 à Dacca : le Shaheed Minar (le Mouvement pour la langue demandait la reconnaissance officielle de la langue bengalie, pour lutter contre l’hégémonie de la langue ourdoue imposée par le gouvernement du Pakistan Occidental au Pakistan Orientale, c’est-à-dire l’actuel Bangladesh). En 1958 la loi martiale est déclarée suite à un coup d’État, et Novera Ahmed est expulsée de son atelier. Le projet du Shaheed Minar ne sera réalisé qu’en 1963. C’est le premier monument d’art moderne du Pakistan. Fascinée qu’elle était par les fontaines d’Europe, et surtout d’Italie, Novera Ahmed aurait aimé ajouter l’élément aquatique à l’ensemble, hélas, la chose n’a pu être réalisée.

La période du retour de Novera Ahmed au Bengale est très féconde, puisqu’entre 1956 et 1960, on estime qu’elle aurait réalisé une centaine de sculptures. Elle travaille beaucoup le ciment (sous l’influence, sans doute, d’Henry Moore), qui mêle à la fois la solidité de l’architecture et la simplicité du matériau. Ses premières œuvres à tonalité géométrique sont anthropomorphiques, mais on y décèle aussi des caractéristiques animales. Elle s’inspire notamment des poupées traditionnelles en terre cuite, en les adaptant à sa vision moderniste. Les œuvres d’Ahmed peuvent paraître simples et naïves, comme le sont celles d’Henry Moore et Barbara Hepworth, elles sont une épure de la silhouette à la manière des statuettes primitives.
Après la commande d’une frise pour la Bibliothèque Publique Centrale de Dacca, réalisée en 1957, a lieu au même endroit, en 1960, la première exposition solo de Novera Ahmed. Elle s’intitule Monolok / Inner Gaze (« Regard intérieur »), expression de l’inconscient, tentative pour remettre en perspective la relation objet/sujet. La sculptrice y présente soixante-quinze œuvres, essentiellement en ciment. C’est la première fois qu’un.e artiste expose seul.e au Pakistan. Son statut de sculptrice se trouve non seulement confirmé, mais c’est un véritable triomphe. Le général Azam Khan de l’armée pakistanaise est tellement impressionné qu’il lui offre une bourse de 10 000 roupies pour promouvoir l’art de la sculpture. Il faudra attendre encore quatre ans pour qu’un département de sculpture voie le jour à Dacca.

En 1961, le poète Faiz Ahmed Faiz, alors secrétaire de l’Art Council, invite Ahmed à s’installer à Lahore, capitale du Pakistan Occidental. Il n’est pas le seul à s’intéresser à elle, ce qui démontre bien qu’à l’époque les instances officielles ont parfaitement conscience de l’importance de son travail. Elle demeure un an à Lahore, où elle poursuit son œuvre, et reçoit le Prix de la présidence en 1962, qui récompense un.e artiste, quelle que soit sa discipline. Le rédacteur-en-chef du Pakistan Observer, Abdu Salam, écrit alors que « des œuvres d’art d’une telle perfection, élégance et spiritualité sont encore une rareté chez nous. »
Pour Novera Ahmed, l’art doit faire partie de la vie de tous les jours : « Il faut laisser les gens grandir parmi des œuvres d’art, qui jouent un rôle positif direct dans leur vie quotidienne. Nous devons revenir au concept de planification de la cité, qui a inspiré le développement des plus grandes villes du monde et en a donné de nouvelles interprétations. Créer chez les gens cette étincelle de curiosité au sujet de leur vie intérieure, du sens et de la vérité de la vie, qui ne peut survenir qu’en amenant l’art au cœur de la cité. » Hélas, son pays n’est pas encore prêt pour cela.

Après un long séjour en Inde, en 1963, Novera Ahmed quitte définitivement son Bengale natal pour s’installer en France. Quelle est la raison qui a précipité son départ ? Comme souvent avec elle, on n’en est pas certain. Manque de reconnaissance après la livraison du Shaheed Minar ? Ou bien est-elle gênée par l’attention qu’on porte à sa personne plutôt qu’à son œuvre, et par les nombreuses rumeurs qui circulent sur son compte ? N’oublions pas encore une fois que la société pakistanaise est très conservatrice, que la place des femmes (surtout non-mariées) n’est pas sur le devant de la scène, et encore moins pour créer des œuvres d’art ! En outre, dans une société très majoritairement musulmane, Ahmed pose pour un photographe en revêtant les habits et attributs de la déesse hindoue Vaishnavi, brandissant aux yeux de tous sa liberté – ce qui n’est forcément pas du goût du tout le monde.
Après avoir été l’incarnation de l’art moderne dans un Pakistan oriental, après avoir été mise sur un piédestal par certains, l’image de Novera Ahmed ne cesse de pâlir au fil des décennies suivantes. L’indépendance du Bangladesh ne change rien à l’affaire, même lorsque le monument Shaheed Minar est détruit en 1971, puis reconstruit. Hélas, le nouveau gouvernement ne prend pas la mesure de l’ampleur du talent de cette artiste, pourtant la première grande figure de son histoire moderne. Contrairement à l’Inde et au Pakistan, l’histoire de l’art ne semble guère préoccuper les autorités bangladaises. Au fil des décennies suivantes, ses œuvres sont négligées, oubliées, mises au rebut parfois, hormis chez les collectionneurs privés qui ont su préserver son héritage dans son pays d’origine.

Depuis sa nouvelle base, en France, Ahmed continue de travailler. En 1966, elle rencontre l’artiste danois Asger Jorn, l’un des fondateurs du mouvement CoBrA et de l’Internationale situationniste, mais aussi les sculpteurs César, Alberto Giacometti, et le photographe d’art Grégoire de Brouhns qui deviendra son mari en 1984. À la même époque, elle commence à peindre avec des bombes aérosols et crée des figures aux lignes épurées, ce qui est extrêmement novateur. Elle accompagne en cela le pop art états-unien, et ses créations font écho à celles d’un Robert Rauschenberg. Parallèlement, elle se met à travailler le métal, et crée des bas-reliefs en acier, en cuivre et en bronze. Entre 1968 et 1970, elle fait un long séjour en Thaïlande, et voyage également à travers le Laos, où elle récupère des vestiges d’avions états-uniens de la guerre du Vietnam pour les réutiliser dans ses œuvres, afin de témoigner des atrocités et des violences commises. Elle soude ces débris et peint directement dessus à la bombe, créant une série très originale. Sa deuxième exposition en solo d’œuvres de grande taille a lieu à l’Alliance Française de Bangkok, en 1970. On considère qu’il s’agit de la première exposition en plein air de sculptures en métal de l’histoire du pays. Pendant tout ce temps, Novera Ahmed conserve un lien avec la pensée bouddhiste et voyage régulièrement au Népal, en Birmanie, en Inde, car la pratique spirituelle demeure toujours au centre de ses préoccupations.
C’est en juillet 1973 que sa troisième exposition en solo a lieu à Paris, à la Galerie Rive Gauche. On sent déjà que ses inspirations ont changé. Malgré l’aspect politique de son opposition à la guerre du Vietnam, elle expose des sculptures qui montrent un plus grand souci de la nature, des formes animales, avec des représentations des bêtes de sa terre natale, dont les cobras stylisés en métal, grandeur nature, des silhouettes qui ressemblent à d’étranges hiboux et autres créatures fantastiques tout en longueur. S’y trouvent aussi des peintures à l’huile issues des mêmes sources d’inspiration, animaux plus ou moins stylisés et fantastiques, qui rappellent parfois un peu les œuvres de Max Ernst.

Difficile de dire quand Novera Ahmed a commencé à peindre sur toile. Un terrible accident de voiture la veille de Noël 1973 va avoir des répercussions dramatiques sur son destin d’artiste. Elle en ressort considérablement diminuée, et ne peut plus se livrer à certains gestes. La pratique de la peinture devient alors bien plus importante chez elle, même si elle continue à produire des œuvres en trois dimensions. À partir de ce moment, elle disparaît complètement de la scène publique. Elle s’isole du reste du monde, et jouit pleinement de cette liberté qu’elle a tant aimée dans l’anonymat le plus complet. Il faudra attendre 2014 pour que le Salon d’exposition fasse à Paris une rétrospective de ses créations des quarante dernières années. Ahmed est alors en fauteuil roulant, et elle succombe l’année suivante. Jusqu’à son dernier souffle, elle n’a jamais cessé de créer.

Novera Ahmed est une figure légendaire de l’histoire des arts. Mère de l’art moderne au Bangladesh, elle y a été quasiment oubliée, avant de revenir sur la scène médiatique en 1994, lorsque l’écrivain Hasnat Abdul Hye écrit un roman sur elle. En 1997, vient la reconnaissance officielle : on lui attribue en son absence la médaille Ekushey Padak, qui constitue la deuxième distinction la plus élevée au Bangladesh pour les civils. Malgré une exposition de ses œuvres sur sa terre natale en 1998, nombre d’entre elles ont été perdues, abîmées, sans que quiconque s’en soit soucié pendant des décennies. À la fin des années 1990, l’artiste et écrivaine Lala Rukh Selim écrit une série d’articles visant à rétablir la place de Novera Ahmed dans l’histoire de l’art. Elle souligne bien à quel point la tradition patriarcale a pesé sur son héritage, jusqu’à presque l’éradiquer. Il a fallu attendre l’année 2017 pour que le ministère de la culture du Bangladesh se porte acquéreur de dix toiles auprès de son époux, pour une valeur de 47 000 dollars. Enfin, il semble que son talent soit reconnu dans toute son ampleur au Bangladesh, notamment grâce aux mouvements féministes qui se sont emparés de la figure de Novera Ahmed, symbole de liberté pour les femmes en général, et plus encore pour les artistes féminines.
Son héritage, en effet, semble être de plus en plus mis en valeur ces dernières années, puisque le Shaheed Minar a essaimé dans plusieurs villes du monde comme Lisbonne, Londres, Tokyo, en tant que monument à la gloire des langues maternelles. À Toulouse, le 21 février 2021, a été inauguré une copie du Shaheed Minar dans une version adaptée au lieu d’exposition. Par ailleurs, dans un récent article du 2 mars 2021 du Daily Star, journal anglophone du Bangladesh, le journaliste Tarun Sarkar s’insurge contre l’état de délabrement et de négligence total dans lequel on a laissé les œuvres de Novera Ahmed et les fresques d’Hamidur Rahman de 1957 à Bibliothèque Publique Centrale de Dacca, photos (consternantes) à l’appui. Enfin, le 18 juin 2021 paraît dans le Dhaka Tribune un article soulignant combien les femmes, partout dans le monde, ont été invisibilisées dans le domaine artistique, y compris au Bangladesh, citant en premier lieu la figure tutélaire de Novera Ahmed : soudain, on se souvient qu’elle a conçu le célèbre monument Shaheed Minar alors que pendant des décennies on avait presque occulté son nom de la mémoire collective.

Novera Ahmed est une espèce de météore qui a fulguré dans le ciel artistique pakistanais entre 1956 et 1963. En quelques années de travail acharné, elle a révolutionné les pratiques artistiques, ou plutôt inventé une nouvelle forme d’art, faisant entrer la création de son pays dans la modernité. Tous les artistes modernes du Bangladesh, et plus encore les femmes, lui doivent quelque chose. Hélas, il a fallu de longues décennies et qu’un changement de paradigme balaie le monde dans son ensemble pour enfin redonner sa place et rendre hommage à cette formidable sculptrice et peintresse. En France, où elle vécu plus de cinquante ans, deux expositions ont eu lieu, en 1973 puis en 2014. En 2018, un musée entièrement consacré à ses œuvres a ouvert ses portes à La Roche-Guyon, où l’on peut admirer ses sculptures et ses peintures. C’est pratiquement le seul musée au monde qui rassemble les créations des quarante dernières années de sa vie. En les observant, on peut voir combien malgré les vicissitudes de l’existence cette femme courageuse a conservé son amour de la vie, et su rester proche de ses inspirations premières, constituées par la faune et les couleurs de son Bengale natal.

Un grand merci au musée Novera Ahmed de La Roche-Guyon pour ses photographies des œuvres réalisées en France.