Lectures transversales 19: Orhan Pamuk, La Vie nouvelle

© Julien de Kerviler

« De toute évidence, le livre continuait à se déplacer comme une mine perdue avec une centaine d’exemplaires qui passaient de main en main, grâce à des rencontres fortuites ou aux conseils de lecteurs moyennement intéressés, ou tout simplement parce qu’il avait attiré l’attention d’un client dans un étalage parmi d’autres livres du même genre qui exerçaient la même influence magique et éveillaient chez certains lecteurs une vague d’enthousiasme ou une sorte d’inspiration. Certains se réfugiaient tout d’abord dans la solitude avec le livre mais, alors qu’ils trouvaient sur le point de sombrer dans une vague dépression, ils réussissaient à s’ouvrir au nouveau monde et échappaient ainsi à cette terrible maladie. Il y avait aussi ceux qui, dès qu’ils avaient lu le livre, étaient saisis d’une brusque fureur et qui se retrouvaient bouleversés. Ceux-là accusaient leurs amis, leurs proches, les gens qu’ils aimaient, de ne pas connaître l’univers du livre, de ne pas partir à sa recherche, d’y demeurer indifférents ; ils les critiquaient impitoyablement, parce qu’ils ne ressemblaient pas aux personnages du livre. Une autre catégorie de lecteurs étaient ceux qui avaient un don d’organisateurs : dès qu’ils avaient lu le livre, ils ne consacraient pas leur vie au texte, mais aux autres : pleins d’énergie, ils se mettaient aussitôt à la recherche des autres lecteurs du livre et, s’ils n’y arrivaient pas — ce qui était toujours le cas —, ils le faisaient lire et tentaient de passer à « l’action commune » avec tous ceux qu’ils avaient réussi à séduire. En quoi consistait cette action commune, ni ces activistes ni ceux qui les dénonçaient aux autorités n’en avaient la moindre idée. »

Orhan Pamuk, La Vie nouvelle (1994), traduit du turc par Munevver Andac, Gallimard, coll. Du monde entier, 1999, p.170.