Lectures transversales 16: Ismail Kadaré, L’Accident

© Julien de Kerviler

« Trois mois plus tard, lorsque deux pays des Balkans avaient coup sur coup demandé à consulter l’accident du kilomètre 17, le préposé aux archives n’avait pu dissimuler sa surprise. Depuis quand les pays de la turbulente péninsule, après avoir perpétré tous les coups pendables possibles : meurtres, bombardements, mises à sac et nettoyages ethniques, maintenant, une fois retombée la folie générale, au lieu de s’atteler aux réparations nécessaires, songeaient soudain à s’occuper de faits divers aussi sophistiqués que les accidents « rares » de la route ?

S’il était impossible de demander à l’État serbo-monténégrin ce qui motivait son intérêt pour cet accident, il devint vite évident que les défunts avaient depuis longtemps fait l’objet d’une surveillance de sa part.

Il avait suffi d’avoir eu vent de cet intérêt pour que les services secrets albanais s’activent à leur tour. Le soupçon qu’il pouvait s’agir d’un meurtre politique — soupçon qui, suite au renversement du communisme, suscitait partout les plaisanteries en tant que part indissociable de sa légendaire paranoïa — revenait soudain avec aplomb au premier plan.

Comme à leur habitude, les enquêteurs albanais étaient arrivés avec retard là où les autres étaient déjà passés. Néanmoins, grâce aux contacts avec les compatriotes de la diaspora, ils étaient parvenus à réunir un certain matériau concernant les victimes. Extraits de lettres, photos, billets d’avion, adresses et factures d’hôtels, quoique donnant l’impression de n’être que les vestiges d’une première vendange, semblaient néanmoins suffisants pour faire la lumière sur les relations du couple. Au vu des clichés pris principalement dans des hôtels ou à des terrasses de café, voire de certains autres, moins nombreux, pris dans une baignoire d’où la jeune femme nue fixait l’objectif avec plus de joie que de gêne, la nature de leurs rapports ne faisait aucun doute. Les notes d’hôtels donnaient à penser avec une relative exactitude que leurs rencontres avaient eu lieu en divers pays d’Europe où l’homme avait apparemment été appelé pour son travail : Strasbourg, Vienne, Rome, Luxembourg.

Les noms de lieux étaient corroborés par les photos, voire par les lettres où ces villes étaient évoquées, principalement par la jeune femme qui aimait à préciser celles où elle s’était sentie plus heureuse.

C’est justement en dépouillant des lettres sur lesquelles ils avaient placé leurs plus grands espoirs pour élucider l’énigme que les enquêteurs, passée la première déception, avaient connu un moment de stupeur, suivi d’une incompréhension totale. »

Ismail Kadaré, L’Accident (1966), traduit de l’albanais par Tedi Papavrami, édition Fayard, 2008, pp. 15-17.

© Julien de Kerviler