Jean-Marie Piemme : une dramaturgie entre réel et fantasme

Jean-Marie Piemme, Quel théâtre pour le temps présent ? Textyles n° 60 © Alice Piemme

On se réjouit de voir la belle revue Textyles consacrer un plein numéro 60 à l‘œuvre et la pensée de Jean-Marie Piemme devenu sans conteste le chef de file de l’écriture théâtrale en Belgique francophone. C’est là chez Piemme l’aboutissement d’un parcours exemplaire, commencé à Seraing, soit à même le bassin sidérurgique wallon, poursuivi à l’université de Liège (littérature française puis communication), passant par un crochet militant à la Fondation André Renard, pour se retrouver bientôt à enseigner au prestigieux Institut des arts du spectacle de Bruxelles. C’est à partir de là qu’il soutint le théâtre des « jeunes compagnies » en qualité de conseiller dramaturgique dans la ligne de Brecht et de Müller, ses deux grands inspirateurs. Après quoi, Jean-Marie Piemme est devenu pleinement auteur de théâtre mais sans cesser de penser celui-ci à travers toute une réflexion théorique. Voir à cet égard son Souffleur inquiet (2012), qu’inspire l’esprit de Denis Diderot. L’abondante production de Piemme fait désormais de lui le contemporain le plus joué sur les scènes francophones et parfois européennes.

Pierre Piret a construit le présent volume depuis un personnage central et structurant à trois égards : 1° ce personnage aborde les questions de fond qui le requièrent ; 2° il confie au comédien investi dans ce rôle une fonction de mise en jeu ; 3° il mise sur un spectateur actif qui ne se contente pas de s’abandonner au seul partage émotionnel. C’est encore à Piret que revient l’analyse des B@lges de Piemme et Pourveur associés dans une mise en spectacle de la nation Belgique alors qu’elle traverse un moment délicat en 2002.

À des représentations tendues de la même histoire se consacre l’article de Yannick Mansel à la faveur d’une comparaison entre le très « classe moyenne » Café des patriotes face à un bien plus épique et tout brechtien Bruxelles printemps noir. Juste après, Virginie Thirion réunit dans son analyse trois pièces d’abord séparées et dont chacune situait une femme en son centre. Réunies, elles sont un commentaire sur la violence au long d’une gradation inspirée par l’effroi du lendemain chez les personnages. On retrouve des femmes au centre des Pâtissières comme de La Vie trépidante de Laura Wilson que commente Élisabeth Castadot. Ici encore, la violence trouve sa place telle au moins qu’elle est fantasmée par substitution ou par reconstitution.  Karel Van Haesebrouck, pour sa part, s’aventure à décrire la mélancolie d’un ex-soixante-huitard qui la vit dans une postmodernité plus qu’incertaine. Raconter comme le ferait un chroniqueur y devient un remède à une mélancolie toute benjaminienne.

C’est un bel article de synthèse que nous propose Nancy Delhalle sur fond de trop actuelle pandémie. Delhalle interroge par ailleurs la présence du pulsionnel au sein du social dans l’actuelle crise. De là cette réflexion pertinente : « Et s’il (Piemme) montre le subjectif, le pulsionnel au cœur du social, ce n’est ni pour le condamner, ni pour en faire un phénomène de foire néolibérale. C’est bel et bien à la manière de Zola, dans l’optique d’une expérimentation. » (p.107). Circulant d’une pièce de Piemme à l’autre, Delhalle reprend ce mot de l’auteur : « Je suis du pays de l’usine. Je le dis sans fierté mais je le dis aussi sans aigreur. Car une fois sorti de ce pays, il n’est pas indifférent d’en avoir été l’habitant. » (p.104).

On lira encore des articles de Deschambre, Pourveur, Cormann et De Decker. Ce sera pour aborder deux interventions très remarquables. Celle de Laurence Boudart qui évoque trois phases où Piemme s’aida successivement de quatre outils différents dans son écriture matérielle, et ce furent successivement le porte-plume de l’école primaire, le stylo de l’athénée, la machine à écrire du temps de la Faculté, enfin l’ordinateur adopté en tant qu’écrivain. Et Piemme de déclarer : « J’ai banni le stylo avec délice. » (p.127). Vient ensuite un échange stimulant entre quatre de ceux qui furent les metteurs en scène du théâtre de Piemme et qui sont ici Boillot, Laubin, Sireuil et Thirion. Au terme, Jean-Marie Piemme, qui a suivi le débat, aura le mot de la fin : « On écrit souvent avec ce qu’on ne sait pas qu’on sait. » (p.152). Dans sa sagesse déroutante, Piemme se révèle là tout entier et s’y révèle superbement.

Jean-Marie Piemme, Quel théâtre pour le temps présent ? Textyles n° 60, revue des lettres belges de langue française, dossier dirigé par Pierre Piret, 2021, 196 p., 18 €