Post-it, bouts de papier griffonnés, morceaux de nappe raturés : c’est toute une collection de mots qui dessine le monde silencieux de Joseph Grigely. Il nous donne à voir la matérialisation du langage. Étant devenu sourd à l’âge de 10 ans, il utilise principalement l’écrit pour communiquer avec autrui, ceux qui entendent et ne connaissent pas la langue des signes. Son œuvre, ses conversations sont des échanges qui débordent le langage, il crée une esthétique de la trace.
Son œuvre est exposée partout dans le monde et Grigely donne également des conférences, comme en témoigne l’extrait placé à la fin de l’entretien.
Comment te présenterais-tu ?
Je suis écrivain et artiste, et je suis sourd depuis 54 ans. Une grande partie de mon travail consiste à regarder le monde sans le son. Je travaille également avec les archives comme pratique créative, positionnant et juxtaposant des citations matérielles, des objets et des images pour créer des installations qui sont aussi des sculptures. À la Biennale de Whitney en 2014, j’ai montré les archives du critique américain Gregory Battcock, assassiné à Porto Rico en 1980.
I’m a writer and artist, and I’ve been deaf for 54 years. A lot of my work is about looking at the world with the sound turned off. I also work with archives as a creative practice, positioning and juxtapositioning material quotations, objects, and images to create installations that are also sculptures. At the 2014 Whitney Biennial I showed the archive of the American critic Gregory Battcock, who was murdered in Puerto Rico in 1980.

Comment présenter ton œuvre ?
Une grande partie de mon travail est appelée « Conversations avec les entendants ». J’utilise les papiers sur lesquels les personnes entendantes ont écrit des noms, des notes et d’autres choses qu’ils ont dites lors d’une conversation avec moi. Ceux-ci sont disposés en peintures et tableaux en grille. Quand les gens s’expriment en parlant, les mots s’évaporent, mais lorsqu’ils parlent sur papier, les mots durent aussi longtemps que le papier. J’ai donc une grande archive de conversations quotidiennes couvrant une période d’environ 30 ans – environ 140 000 articles.
A large body of art is called « Conversations With the Hearing. » I use the papers on which hearing people have written names, notes, and other things they said when having a conversation with me. These are arranged into grid paintings and tableaux. When people talk by speaking, the words evaporate, but when they talk on paper, the words last as long as the paper does. So I have a big archive of everyday conversations covering a period of roughly 30 years–about 140,000 papers.
Ta première rencontre avec l’art contemporain ?
Ma première rencontre sérieuse a eu lieu dans les galeries de Cork Street, à Londres, en 1981 – un ami d’Oxford nommé Rob Evans m’a traîné de galerie en galerie, et de surprise en surprise. Rob avait un squat à côté des studios Riverside, où se passaient toutes sortes de choses géniales – comme la conférence de Tarkovsky, là-bas, en 1983.
My first serious encounter was inside the Cork Street galleries in London in 1981–a friend at Oxford named Rob Evans dragged me from gallery to gallery, and from surprise to surprise. Rob had a squat beside Riverside Studios, where all kinds of great stuff was going on–like Tarkovsky’s talk there in 1983.
Tes plus grands chocs esthétiques ?
«The Dead Class» de Tadeuz Kantor ; alors que c’était une pièce de théâtre, c’était comme une sculpture au ralenti – cela m’a époustouflé. C’était il y a longtemps, en 1976, à Londres.
Tadeuz Kantor’s « The Dead Class. »- while it was a staged play, it was like a sculpture in slow motion- it blew me away. This was way back–1976, in London.

L’artiste disparu.e que tu aurais aimé connaître ?
J’aurais adoré m’asseoir et prendre un verre avec Beethoven et Goya – trois artistes sourds et un serveur exaspéré, MDR.
I’ve love to sit down and have drinks with Beethoven and Goya–three deaf artists and one exasperated waiter, lol.
L’artiste avec lequel ou laquelle tu souhaiterais collaborer ?
Je collabore avec Amy Vogel depuis 25 ans – elle est tellement merveilleuse que je l’ai épousée.
I’ve been collaborating with Amy Vogel for 25 years – she’s so good I married her.
Ton musée préféré ?
Deux se démarquent : le Rangeley Outdoor Sporting Museum à Oquossoc, dans le Maine, qui possède une grande collection de mouches, à truite et à saumon, réunies par Carrie Stevens et Herbert Welch ; et le musée de Sir John Soane à Londres, qui est essentiellement une collection de fragments architecturaux. L’intérêt de ces deux musées tient à leur esprit modeste – ils sont remplis de morceaux qui se combinent pour faire quelque chose de totalement unique en tant qu’entité institutionnelle.
Two stand out: the Rangeley Outdoor Sporting Museum in Oquossoc, Maine, which has a great collection of trout and salmon flies tied by Carrie Stevens and Herbert Welch; and Sir John Soane’s Museum in London, which is basically a collection of architectural fragments. The appeal of both is in their sense of understatement–they are filled with bits and pieces that combine to make something totally unique as an institutional entity.
L’œuvre que tu aimerais posséder ?
La baleine bleue accrochée au plafond du Museum of Natural History de New York. Parce que c’est incroyablement beau. Peut-être un peu trop grand pour ma maison, cependant ? Sinon, je serais content d’avoir la nature morte de Chardin avec une perdrix et une poire, ou le petit tableau de Goya représentant des poulets morts, peut-être ? Tellement de trucs morts, je suppose – désolé. J’aime les choses mortes.
The blue whale hanging from the ceiling at the Museum of Natural History in New York. Because it’s ineffably beautiful. Maybe a little too big for the house, though? Otherwise, I’d be happy with Chardin’s still life with a partridge and a pear. Or Goya’s small painting of dead chickens, maybe? So much dead stuff, I guess–sorry. I like dead things.

Es-tu collectionneur ?
MDR. Les livres comptent-ils ? Outre des livres : des oiseaux taxidermés, des mouches de pêche anciennes, les publications et projets de publication de Hans Ulrich Obrist, des crayons, des nécrologies du New York Times et les excuses que je reçois de musées qui n’ont pas réussi à rendre leur programmation accessible aux personnes handicapées – c’est une collection, j’aurais aimé ne pas l’avoir.
LOL. Do books count? Besides books: taxidermied birds, vintage fishing flies, Hans Ulrich Obrist’s publications and publication projects, pencils, obituaries from the New York Times, and apologies I get from museums that have failed to make their programming accessible to people with disabilities–it’s one collection I wish I didn’t have.
La musique qui t’émeut le plus ?
La musique dans ma tête – parce que c’est tout ce que j’ai.
The music inside my head–because it’s all I have.
Quel.le auteur.e a pu inspirer ton œuvre ?
Seulement un ? Le poète sourd sud-africain, David Wright, décédé en 1994, a été une source d’inspiration pour moi – il était intelligent, drôle, têtu. Mais lorsqu’il s’agit d’écrire sur l’art de manière très générale, le poète Keats, le compositeur Ned Rorem et l’essayiste M.F.K. Fisher ont tous été importants pour moi.
Only one? The deaf poet South African David Wright, who died in 1994, has been a guiding force for me–he was smart, funny, stubborn. But when it comes to people writing about art very generally, the poet Keats, the composer Ned Rorem, and the essayist M.F.K. Fisher have all been important to me.
Quel événement t’a marqué ces derniers temps ?
La pandémie était grave, mais la réticence des gens à y répondre par des soins coordonnés était particulièrement douloureuse.
The pandemic was bad, but the unwillingness of people to respond to it with coordinated care was especially painful.
Quelle utopie, quel espoir pour demain ?
Le refroidissement climatique.
Climate cooling.
Traduction de la vidéo : Ma surdité est assez extrême. Je suis devenu totalement sourd à 52 ans. Et, en ce moment, je suis sourd comme un pot. En fait, la langue est un tel chaos quand vous êtes sourd. La lecture de lèvres est très difficile. Beaucoup de mots se ressemblent sur les lèvres.
Quand tu dis le mot «vacuum», vide, on dirait que tu dis «fuck you», va te faire foutre. Je veux dire qu’il est si facile de se tromper ! Donc, pendant des décennies, j’ai demandé aux gens d’écrire ce qu’ils disent comme une façon pratique de communiquer. À un moment donné, j’ai commencé à conserver les papiers et un jour je les ai étalés sur le sol de mon atelier et j’ai essayé d’en tirer des leçons. Je n’aurais pas pu inventer ces papiers si je l’avais voulu. C’était au début des années 1990, nous sortions de la première guerre du Golfe et le krach boursier de 1987 a pratiquement mis fin à la mégalomanie des années 1980. La plupart des artistes que je connaissais à cette époque travaillaient avec des matériaux très modestes à une échelle modeste – comme les sculptures en carton d’œufs de Tony Feher, les bonbons de Felix Gonzalez Torres. Aussi les conversations – de simples bouts de papier, cadraient avec cette tendance. Une remarque maintenant – nous pensons normalement à la conversation comme quelque chose de linéaire, comme, peut-être, à la manière de Tolstoï. Mais si l’on y réfléchit, ce n’est pas ainsi que nous communiquons. Nous croisons les mots les uns sur les autres. Nous obtenons des fragments, des bouts et des morceaux ; nous manquons de contexte pour les mots et les phrases ; les syllabes sont abandonnées. Quand j’ai commencé à travailler avec les conversations, j’ai réalisé qu’elles ne s’écrivaient vraiment pas. C’est plus une forme du parler sur papier, quelque chose qui occupe l’espace entre l’espace et l’écriture, sans être l’un ou l’autre.

Joseph Grigely est représenté principalement par la Galerie Air de Paris, (France) mais aussi : Francesa Pia, Zurich (Allemagne) ; Nadine Gandy, Bratislava (Slovaquie) ; Nogueras Blanchard, Madrid (Espagne) ; Krakow-Witkin, Boston (États-Unis).