« Dis-nous ce que tu sais. Ce dont tu te souviens ». La première phrase de « Dé mem brer », nouvelle d’ouverture du recueil du même nom pourrait en être son art poétique : écrire depuis les strates du souvenir et d’une perception subjective, forcément partielle, des événements, « comme un tableau noir à moitié effacé ». Ce sera le cas dans la quasi-totalité des sept « histoires mystérieuses » composant le recueil de Joyce Carol Oates qui toutes explorent des violences faites aux femmes mais aussi ce que les noms et les lieux disent et font de nous.

Dans la première nouvelle, Jill raconte ce qu’elle sait et dont elle se souvient : son enfance et adolescence dans les années 60 sous la coupe de Rowan Billiet, un mystérieux cousin qui la fascine autant qu’il l’effraie, sa Chevy bleu ciel, ses cigarettes et ces vagues de moments « qui se transforment en souvenirs, telles des taches d’eau délavées sur du papier peint ». Jill tente de démêler, a posteriori, ce qu’elle aurait pu ou dû comprendre des agissements tordus de ce drôle de cousin, étrange et impénétrable. Pourtant « impossible de le prendre au sérieux, rien qu’avec ce nom : Rowan Billiet », même s’il « ressemble à Elvis Presley, en plus petit et en moins brun » mais tout aussi beau.
Les indices étaient là pourtant : des taches sur le siège arrière de sa voiture et l’odeur terrible qui oblige à rouler fenêtres ouvertes ; cet endroit sous le pont et le « truc qui est coincé dans les rochers » que Rowan veut à toute force montrer à Jill, « Tu vas prendre ton pied en voyant ça ». C’est un corps en morceaux, la tête détachée du corps et Rowan est fier et excité de dire à Jill, « c’est moi qui ai fait ça ». Il lui demande de le photographier sur le rocher, devant la scène, lui explique que c’est « comme ces « oten-psies » qu’ils font à la morgue (…) les « oten-psies » avec des cadavres humains qu’on voit dans les films ». « « Dé – mem – brer » — comme découper un poulet, mais avec un couteau spécial ». Et dans quel état cela met Rowan, yeux révulsés, bave au coin des lèvres dans le Chevy bleu ciel.
Les souvenirs en Jill remontent par morceaux eux aussi, aidés par cette voix off qui la pousse à raconter, à aller au fond de sa mémoire, à se confronter à ces « choses pas-nommées. Si je ferme les yeux, je les vois distinctement, et pourtant elles ne sont pas-nommées ». Rowan a besoin d’un témoin, Jill lui sert de public, il lui montre des magazines à sensation, des pages arrachées comme autant de fétiches avec des visages meurtris, des corps mutilés, elle ne comprend pas « mais il est clair que ce sont des corps de femmes auxquels on a fait quelque chose de terrible ». Parmi elles, celle qu’« ils appelaient le Dahlia noir. Une fille sale qui n’a eu que ce qu’elle méritait », selon Rowan. Le récit est épais, terrible, jusqu’à son acmé, cette scène où Rowan use de Jill comme d’un appât, moment d’autant plus atroce que les sentiments de l’adolescente sont ambigus, elle se pense disgracieuse, voudrait tant que ce cousin l’aime, jusqu’où est-elle prête à aller ? Pourquoi s’est-elle tue jusqu’à la découverte de corps et scènes de crime, jusqu’à la mort de Rowan, jusqu’à être interrogée donc contrainte au souvenir ?
« Dé mem brer.
Si on prononce ce mot à voix haute, il sonne un peu comme De mé moire.
Démembrer n’est pas un mot qu’on avait déjà prononcé devant nous.
Démembrer est un mot qui se loge dans votre tête comme une peluche ou une écharde s’accroche à vos vêtements ».
Telles seront les « situations » de ce recueil (titre de la 5° nouvelle), entées sur « un savoir assemblé comme un puzzle où certaines pièces manquent et où d’autres ne s’emboîtent pas parfaitement » mais forment « une « image » cohérente ». Dans la deuxième nouvelle c’est un « vide sanitaire » qui concentre toute une part enfouie de l’histoire. Une veuve passe sans cesse devant la maison qu’elle habitait avec son mari, mort sept ans plus tôt. Un jour les nouveaux occupants, qui ne peuvent avoir raté son manège, l’invitent à entrer et à se faufiler dans le vide sanitaire de la maison : son mari y a laissé des cartons, hermétiquement fermés par du gros scotch noir. Les a-t-il laissés pour qu’elle les trouve ? Ou va-t-elle découvrir la béance de secrets, une vie autre qui ne lui est pas destinée ?
Dans « cœur brisé », un innocent (ou non) moment de jeu va faire basculer plusieurs vies, les rendre « aussi étranges, perturbées et compliquées qu’une pelote de fil emmêlée », surtout celle de la narratrice qui désormais « transporte sa solitude » avec elle, partout, à cause de ce qu’elle a fait.
Dans « la fille noyée », c’est un terrible cycle de fascination qui se met en place, la répétition d’un scénario, là encore tout entier raconté par celle qui le vit et ne peut résister à l’attraction désastre qu’exercent sur elle un lieu, le Magellan, et une jeune fille retrouvée dans le réservoir du toit de l’immeuble : « (…) c’est comme une ombre, ou une éclipse. On la « voit » de ses propres yeux, mais on ne parvient pas à comprendre sa signification. Pas plus que les autres ne peuvent l’expliquer quand c’est si affreux ».
Chacune de ces histoires explore un non-dit, une de ces « choses pas-nommées », le mystère qui hante une existence et la coupe en deux, le récit de Joyce Carol Oates venant buter sur la frontière inconfortable, terriblement douloureuse, de cet avant/après. C’est justement la réflexion de la protagoniste du « Vide sanitaire » : « Nos vies ressemblent tant à de la science-fiction, se dit-elle. L’univers parallèle dans lequel, innocemment, en toute ignorance, nous continuons à exister comme avant, sans nous rendre compte que, dans un autre univers, nous avons cessé de vivre ». Dans chacun de ces textes des femmes, « nous (les filles, les femmes) », qui exercent ou subissent une violence et la nécessité de dire ce qui échappe au langage et au récit, ces « choses terribles » qui ont été faites et sinon « ne seraient jamais nommées » qui viennent hanter le recueil, le ravager d’échos, perspectives et schémas récurrents.
Joyce Carol Oates, aussi perverse en art du récit que le sont les actes terribles de ses personnages, raconte ce que l’on ne peut/veut pas savoir, distille indices et fausses pistes pour mieux nous mettre face à ce qui échappe à ses protagonistes et narratrices qui doivent « vivre avec les retombées toxiques » de ces histoires. Cette part immergée du récit est justement ce qu’elle nous donne à voir et entendre, qui vient entrer en nous comme la « contagion » de « La fille noyée » parce que chacune de ces terreurs, fantasmées ou réelles, nous les avons imaginées ou vécues.
Mais attention !, comme l’écrit Joyce Carol Oates dans l’avant-dernière nouvelle du recueil, « on n’est jamais préparé à ce qu’on pourrait voir » et c’est bien l’expérience qui attend le lecteur de Dé mem brer, découvrir les noirceurs abyssales de notre quotidien en apparence si banal.
« Pourquoi ? — sans raison particulière.
(Pour entailler une cicatrice afin qu’elle redevienne une blessure palpitante et à vif ? Pour entailler sa conscience ? Pourquoi ?) »
Joyce Carol Oates, Dé mem brer (Dis mem ber), trad. de l’anglais (USA) par Christine Auché, éd. Philippe Rey, mars 2020, 256 p., 19 € — Le dossier Joyce Carol Oates sur Diacritik.
