Alors que la terre entière n’a jamais eu autant la tête rivée sur Netflix, j’ai eu le plaisir de découvrir parmi les choix proposés par la plateforme un film made in USA qui, à mon goût, est passé bien inaperçu lors de sa sortie : Velvet Buzzsaw de Dan Gilroy, distribué début 2019 exclusivement sur le géant du streaming.
Velvet Buzzsaw confirme le grand retour dans la peinture contemporaine du corps déformé, ou plutôt un retour au monstrueux. La notion et l’iconographie du monstre ont été tant traitées qu’il est évident que je ne pourrais en proposer ici une approche ni exhaustive, ni inédite. Il s’agit davantage d’aborder, à travers la critique de Velvet Buzzsaw, le visage que le monstre adopte aujourd’hui.
Le monstre a toujours côtoyé l’humain tant il en interroge les limites et prend les traits de ce que l’homme craint de devenir. Le monstre n’est autre qu’une quasi forme humaine fusionnée avec la bête, et justement redouté par l’homme qui s’y reconnaît. Mais que craignons nous aujourd’hui ? L’homme devenu monstre car déformé par la science ? Son pouvoir de détruire à échelle mondiale ? On peut aussi évoquer le contagieux narcissisme contemporain jouant un rôle probable dans cette nouvelle approche du monstrueux. La population mondiale se met en scène sur les écrans, peinturlurée de filtres, faussement à son avantage, dans le mensonge de soi et du temps via les réseaux et autres, épouvantée à l’idée de devenir vieux et laids (la monstruosité plastique). En parallèle, les avancées de la psychiatrie sont encore loin de maîtriser la monstruosité comportementale. Le monstre renvoie aussi à l’enfance, alors que nous sommes nombreux à passer du temps sur les divans des psys à ressasser les démons : la psychanalyse nous fait si souvent côtoyer nos monstres. Velvet Buzzsaw nous en propose une approche. Reprenons le contexte.
Dans le Los Angeles huppé fraye un antipathique échantillon du monde de l’art contemporain : Morf Vandewalt, un critique cynique et ultra snobinard (Jake Gyllenghal), Rhodora Haze (René Russo) une galeriste cupide, son ambitieuse assistante Josephina (Zawe Ashton), Piers (John Malkovich) un artiste d’art abstrait « has been » et ancien alcoolique, Gretchen (Toni Collette) une conseillère en art manipulatrice, Coco (Natalia Dyer) la jeune assistante maltraitée tout juste déboulée de son Michigan natal et un jeune galeriste aux allures de hipster ridicule, John Dondon (Tom Sturridge). En somme, nous croisons la faune de l’art comme on l’imagine, un peu caricaturale sans l’être totalement…

Après un générique d’animation mélancolique sur le monde de l’art, construit autour du symbole récurrent de l’œil, nous assistons à des conflits entre les murs de la biennale de Floride – Art Basel in Miami. Puis, de retour à LA, Josephina tombe sur le travail pictural de son sinistre et solitaire voisin tout juste décédé, certain Vetril Dease, anagramme de « See Devil Art« . Dès lors, la guerre du marché de l’art est déclarée entre tous ces odieux personnages aux noms aussi ridicules que prétentieux, fascinés par l’obscur génie pictural de ce peintre maudit et impénétrable. Tout cela finira mal pour ceux qui veulent tirer profit du malaise de l’artiste dont les œuvres rappellent le réalisme du XIXe, mais aussi Edward Munch, James Ensor… les révélateurs des monstres des siècles derniers.

Le réalisateur moque la pose ultra méprisante des critiques dès les premières minutes du film sous les traits de Morf et son regard dégouté face à une œuvre anthropomorphique d’un sdf en tenue de l’oncle Sam intitulé Hoboman qui répète avec une voix robotique : « Have you ever felt invisible », « Once I built a railroad », « I can’t save you ». Autant de références aux conditions professionnelles et sociales de la majorité de la planète, celles également de Vetril Dease. Nous sommes ainsi immédiatement immergés dans l’injustice sociale et économique de la culture, question centrale du film : celle de l’indécence du profit du marché de l’art face à la condition difficile des créateurs.
Aux côtés de Hoboman, nous rencontrons la galeriste Rhodora occupée à convaincre l’artiste graffeur Damrish de faire partie du cercle, lui qui émet ses réserves à entrer dans « all this commercial bullshit » – « tout ce commerce de merde » –, puis elle présente avec fierté une œuvre baptisée Sphere. Une sphère, justement, en métal miroir agrémentée d’orifices dans lesquels les spectateurs plongent leur main et expérimentent de soi disant « sensations uniques » semblables à la vie, liées au « choix, au sexe et au désir ». Une métaphore du viol entre autres, la suite le confirmera, mais Rhodora est surtout fière d’annoncer sa bonne affaire « 7 millions, so much easier to talk about money than art » – « Je l’ai vendu 7 millions, il est tellement plus simple de parler d’argent que d’art » – Là est bien l’une des problématiques majeures de Velvet Buzzsaw.
Mais hors satire, nous assistons bel et bien à un film fantastique. Comment ne pas voir à travers Rhodora Haze la sorcière qui règne sur ce monde maudit et malsain ? Le titre Velvet Buzzsaw renvoit à la bande à laquelle elle appartenait dans sa jeunesse, passée de punk à femme d’affaire. Ce nom, elle l’a tatoué sur son corps, accompagné d’un second tatouage : No Death No Art 1983 – l’année de la mort par overdose de sa partenaire. Elle ne croit pas si bien dire : sans mort il n’y a pas d’art possible. En dehors de sa galerie, elle erre avec pour seule compagnie son chat aussi monstrueux que les peintures de Dease, dans sa villa de luxe aux allures de néo-maison hantée. Cela n’est pas sans rappeler le décor de Beetlejuice. Souvenons-nous qu’en 1989 Tim Burton tirait déjà le portrait angoissant et mortuaire de l’art contemporain à travers le personnage de Delia et ses sculptures grotesques. Ces dernières effraient encore plus que le monde des morts : « Cet endroit est de plus en plus bizarre » fait remarquer le fantôme Alec Baldwin après une traversée du purgatoire jusqu’à son retour au monde réel dans sa propre maison… re-décorée au goût de Delia. Alors que la narration est ponctuée de vues aériennes de la ville aussi magnifiques que menaçante, les œuvres de proximité prennent vie et tuent. Chacun sera mis à mort par une œuvre d’art. L’art peut-il tuer ? No death No Art nous rappelle la peau de Rhodora, et elle le répète à Morf : « All art is dangerous »
Face à sorcière Rhodora, le sorcier n’est autre que Vitrel Dease, qui possède lui aussi un félin fétiche qui conduira Josephina dans l’antre de son appartement. D’ailleurs Morf dira « I’m ensorcelled » à propos de ce peintre qui utilise son sang et des humeurs corporelles pour approfondir les teintes sombres de ses tableaux, telle une recette de magie noire. Dease est la caricature de l’artiste maudit d’aujourd’hui : enfance malheureuse, devenu fou, seul et fauché, parricide à 20 ans, puis interné en HP où il est cobaye pour la science, enfin libéré, condamné à une difficile condition ouvrière tout en restant invisible de l’administration…
Critique du marché, Velvet Buzzsaw traite également avec humour l’hypocrisie du goût. C’est, par exemple, la critique par Morf de l’exposition d’un certain Ricky Blane, l’ex de Josephina, que Morf traîne dans la boue jusqu’à provoquer le suicide de ce dernier, pour finir par avouer qu’il appréciait l’artiste… Combien est arbitraire ce qu’il nous est dicté d’aimer ! Morf donne des noms improbables aux couleurs, à l’instar du marketing des marques de maquillage, jusqu’à se scandaliser lors d’un enterrement de la teinte choisie pour le cercueil du défunt au lieu d’en pleurer la perte.
Le scénario use des blagues ressassées sur l’art : « C’est magnifique ta nouvelle œuvre… Non ce sont les poubelles ! ». On pense aussi à cette scène, lorsque Morf doit porter des lunettes en papier avec dégoût après passage chez l’ophtalmo, et qu’on lui demande : « Are those the new Persols ? » Ou encore, à la sanguinaire mise à mort de Gretchen au pied de Sphere que l’on prend comme partie intégrante de l’œuvre, si bien qu’un groupe scolaire s’en amuse et saute dans les flaques de sang… Il est intéressant de noter que le marché de l’art est moqué par une industrie par bien des points similaires, le cinéma.
Mais continuons. Alors que Josephina se rend à une exposition dans les quartiers alternatifs de LA, nous découvrons que la faune fauchée de l’art underground n’est pas plus sympathique que ses concurrentes de la haute. C’est là que Josephina pose cette question cruciale « What’s the point of art if nobody sees it ? » – « Quel est l’intérêt d’une œuvre si personne ne la voit ? ». Tel était le parti pris du génial Dease. Le film ne cesse de (se) demander ce qu’est un artiste. Est-ce le simple « faire » qui le définit ou doit-il trouver unun public ? Est-on un bon artiste hors du regard d’autrui ? La reconnaissance n’est-elle pas un besoin à la fois compréhensible et malsain de se faire voir, connaître et applaudir ? on en revient à cette question du narcissisme monstrueux à travers les nouvelles possibilités de se rendre visibles via internet.

Le film s’achève sur une image assez saisissante, Rhodora contemplant dans sa chambre l’annonce de sa propre mort. Sur son mur, une grande toile du sorcier représentant une jeune fille assise, tête entre les bras, à côté de son chat, ne remarquant pas que surgissent deux ombres menaçantes non identifiables. Ainsi finira la galeriste, engloutie dans son abîme. Bien qu’elle se débarrasse de toute trace d’art dans un état panique, l’œuvre d’art restera gravée sur sa peau de par son tatouage – Velvet Buzzsaw. En somme, ce film de Dan Gilroy est, sur fond d’humour, une réflexion sur le goût, sur le regard et sur le marché de l’art, surtout, selon moi une malédiction autour de l’art, en écho à Dorian Gray, à toute une galerie de monstres de toutes sortes, les vrais monstres étant les produits du capitalisme.
Sorti en 2016, The Neon Demon de Nicolas Winding Refn, critique du milieu de la mode à LA, comporte des similitudes intéressantes avec Velvet Buzzsaw . On y fait aussi la rencontre de monstres polymorphes, dont des femmes en plastique qui s’adonnent au cannibalisme, des directeurs de la mode effroyablement insensibles, ou des hommes atteints de froideur et de violence pathologiques. « La beauté ne fait pas tout, elle est tout » dit un détestable créateur de mode lors d’une séquence. Mais quelle beauté ? dès lors qu’il s’agit de mettre en scène les milieux qui créent, dictent et marchandent le goût, le bon goût, il est intéressant de faire intervenir son antinomie : le monstre. Le monstre comme envers du miroir, monstre que l’on refuse d’observer, raison pour laquelle les artistes le brandissent.
Pour finir, voici une sélection d’artistes contemporains à aller découvrir pour rencontrer ces monstres qui hantent la peinture actuelle : Saxon Brice, le peintre véritable derrière Ventil Dease mais aussi Genieve Figgis, Wayne Horse Willehad Eilers, Marco Simone, Olivier de Sagazan, Pierre Wolff, Stella Sujin, Matt Brown et Roger Ballen que nous avons pu admirer à la Halle St-Pierre fin 2019.