Roger Ballen : photographier des énigmes

© Roger Ballen

Né à New York en 1950, vivant en Afrique du sud depuis des dizaines d’années, Roger Ballen est un photographe parmi les plus puissants. De ses premières séries photographiques jusqu’à son travail actuel, qui inclut la vidéo et l’installation, il déploie et explore un monde peuplé d’êtres et lieux en marge des normes, des relations connues, des existences communes.

C’est ce que semble privilégier l’œuvre de Roger Ballen : le hors-norme, la marge, l’asignifiant – ce que l’on pourrait nommer le « monstrueux », si l’on entend par « monstre » ce qui échappe à la norme, ce qui s’écarte de la loi la naturelle ou de la loi sociale. Le monstre est ce par quoi surgit le désordre, ce par quoi le normal – le normé – est déstabilisé, troublé, désorganisé, ce par quoi la signification est suspendue, laissant place à une énigme. S’il arrive à Roger Ballen de rechercher dans ses photographies « l’anormalité » physique ou psychique, il ne s’agit jamais de poursuivre le « sensationnel » mais d’une dimension qui est incluse dans une exploration plus générale du « monstrueux ».

Une des photographies les plus connues de Ballen, « Dresie and Casie, Twins », expose deux jumeaux dont le visage est différent des proportions, des symétries habituelles, dont l’aspect ne correspond pas aux signes sociaux et culturels reconnus comme valables. Cette « monstruosité » évidente se double d’une autre du fait qu’il s’agit, précisément, de jumeaux, c’est-à-dire de ce qui a pu être considéré comme une anomalie dans l’ordre de la nature. Mais une autre anomalie définit ces deux jumeaux : ce sont des blancs plus que pauvres, déclassés, dans une Afrique du sud encore soumise à l’apartheid, c’est-à-dire à un régime politique où la hiérarchie sociale et raciale (raciste) veut que ce soient les Noirs qui se trouvent à cette place, non des blancs. Les jumeaux que Ballen photographie ici sont marginaux au sein de cette hiérarchisation, par rapport à la normalité sociale, économique, raciale, ils lui échappent et la contredisent, y injectant du désordre, de la contestation. L’image, focalisée sur les « monstres » sociaux, économiques, politiques, naturels, culturels que sont ces deux frères, se définit par la concentration de ces trois anomalies.

© Roger Ballen

Cette photographie des jumeaux fait partie de la série Platteland que Ballen consacre à l’Afrique du sud blanche et pauvre des campagnes du temps de l’apartheid. Le sujet n’est pas ici l’élite blanche des villes ni la condition des Noirs. Pourquoi, dans un tel contexte, photographier des blancs, alors que les dominés, les exploités, les persécutés sont les Noirs ? Il n’est pas question pour Ballen de se détourner de l’apartheid, de nier la condition des Noirs en les excluant du cadre de ce qu’il photographie, du champ du visible, du sensible, de l’existant. Son travail est critique de l’apartheid mais à partir d’un décentrement du regard, d’un contournement de l’évidence. L’enjeu est de photographier ce que le cadre habituel de la perception ne saisit pas, n’a pas inclus dans le visible. Ce hors-cadre dont Ballen fait son cadre, c’est ce que le champ social, politique, mais aussi le régime du sensible, excluent de la monstration et de la perception : les blancs pauvres, délaissés, à la marge d’un système qu’ils n’intègrent d’aucune manière car ni Blancs riches, dominants, profiteurs, ni Noirs dominés, asservis, condamnés par un régime politique déshumanisant et assassin. Ce sont ces blancs que Roger Ballen place au centre de l’image, qu’il présente frontalement, le plus souvent selon un cadre rapproché ou serré, qu’il situe dans leur espace quotidien et, en un sens, déconnecté du reste de l’espace social. Roger Ballen photographie la marge invisible de l’apartheid, cette marge se révélant contestatrice de l’apartheid, incarnant le désordre de cet ordre raciste, fasciste.

Lire ici l’entretien avec Roger Ballen

Les blancs photographiés dans Platteland, leur physique très inhabituel, leur état quasi asocial, le sont au sein de leur environnement ordinaire. Ballen ne les trouve pas dans une institution psychiatrique, il ne les cherche pas parmi les attractions monstrueuses d’un cirque. Ce qu’ils sont, ils le sont dans la campagne sud-africaine, au sein d’un espace non pas séparé ou exceptionnel mais commun, ouvert, banal – et ils sont ce qui à l’intérieur de cet espace, de cette banalité, fait apparaître de l’étrangeté, de l’énigmatique. Dans ces photographies, se côtoient ou se superposent le connu et l’étrange, le plus banal et le très surprenant, voire inquiétant. Cette manière de rechercher le « monstrueux », de placer la « marge » au centre de la lumière, est une façon de les inclure dans un monde commun, dans une sorte de continuum qui intègre ce qui d’ordinaire est invisibilisé, séparé, exclu, le « monstrueux » faisant alors partie de l’espace commun qui définit l’humanité. Mais cette inclusion est perturbatrice : elle transgresse les règles établies et communes du « commun », de « l’humain », elle en redistribue les conditions, les points de vue. C’est aussi en ce sens que ces photos de Ballen sont un acte d’inclusion : donner à ce qui, étant exclu des normes, des règles, des conditions du visible – et donc de l’existence – ne demeure pas exclu ou invisible, à la marge du système, mais surgit en contestant les conditions du visible, en perturbant les règles et normes, en désactivant le système. Il s’agit d’inclure le « monstrueux » dans l’humain et le commun par des effets indissociablement sensibles et politiques : non pas « politiques » parce que le « monstre » serait comme « nous », mais précisément parce qu’il n’est pas comme « nous » et critique ce « nous » en le redéfinissant, en le neutralisant.

© Roger Ballen

Par la suite, Roger Ballen effectuera le même geste par la présence de plus en plus prégnante, dans ses photographies, d’animaux choisis parmi les plus banals (chats, canards, etc.) mais aussi les plus « repoussants » : les rats. Les animaux qui ont sa faveur sont à la fois très communs et « monstrueux », ce sont ceux que l’on ne voit pas, que l’on ne remarque pas, ceux que l’on ne veut surtout pas voir. Ce sont ces animaux que Ballen choisit d’installer dans le cadre et auxquels il confère un rôle déterminant dans la dramaturgie de ses images et dans les tensions qui animent celles-ci. Il s’agit d’inclure l’animal – y compris et surtout, donc, le moins valorisé – dans une dynamique qui trouble les normes du sensible, du visible, de l’esthétique, comme celles de l’humain et d’un monde commun qui serait seulement pensé à partir de ces normes. Photographier des rats, ici, correspond à des enjeux esthétiques et ontologiques autant que sociaux et politiques.

En photographiant, dans Platteland, les déclassés blancs de l’apartheid, Roger Ballen découvre, dans leurs maisons, des intérieurs pauvres, délabrés, hétéroclites. Il découvre surtout, sur les murs des pièces, que sont parfois tracés des dessins : une forme d’imaginaire et d’expression proche de l’art brut, ne se conformant ni aux règles formelles et matérielles de l’esthétique ni à celles de l’habitation de l’espace domestique. Si ces dessins signalent une désobéissance à l’œuvre ainsi qu’une capacité d’invention et d’expression, ils introduisent également à un espace mental aussi marginal que les intérieurs dans lesquels ils apparaissent. C’est cet espace que la suite de l’œuvre de Roger Ballen va développer et explorer comme une nouvelle marge encore plus radicale.

© Roger Ballen

Les œuvres précédentes de Roger Ballen pouvaient s’apparenter au reportage, à une forme de documentaire. En même temps, ces photographies semblaient renvoyer autant à des « choses vues » qu’à des apparitions étranges, énigmatiques, comme si la pellicule devenait capable de saisir – de créer – des êtres relevant d’un autre espace. Où existent ces êtres blafards, volontiers inquiétants, paraissant se matérialiser selon une logique étrange des corps, des regards, des postures ? Si, de fait, ils existent dans la réalité sud-africaine, ils existent aussi à l’intérieur d’un espace décalé par rapport à cette réalité, un espace qui rompt avec ce que l’esprit pense habituellement : ses catégories, ses représentations, ses préjugés, ses connaissances, etc. Ces photographies ont pour effet de troubler l’esprit, de le mettre face à une énigme qui infiltre la réalité et la désordonne, l’ordre du réel et l’ordre mental se doublant d’un autre ordre résolument étrange et perturbant. Les dessins sur les murs que photographie Ballen sont un des indices de cet espace défini par l’énigme, l’étrange, l’irrationnel – espace asocial, hors de la culture, irréductible.

Dans son travail, Roger Ballen va s’orienter vers des choix qui accentuent toujours davantage la présence de ce monde bizarre et l’immersion dans ses eaux obscures, suspendant de plus en plus la signification, les pouvoirs de l’entendement, les articulations de la rationalité commune. Ballen reprend la présence des dessins sur les murs comme les signes envahissant d’un psychisme énigmatique à l’œuvre, dessins qui font voir également des êtres fantomatiques et monstrueux, perceptibles mais incompréhensibles. Les séries créées par Ballen construisent une sorte de dramaturgie d’intérieurs où sont présents ces dessins dans des espaces plus ou moins délabrés, clos, habités par des « personnes » qui sont plutôt des fantômes, des visions extraites dont ne sait quelle obscurité, de poupées à la fois humaines et autres qu’humaines, d’animaux. Ici, l’identification est comme suspendue : il ne s’agit plus de photographier des individus socialement et culturellement identifiables, recevant leur identité d’un contexte politique et social immédiatement énonçable, mais d’imposer la présence d’êtres et situations dont la forte visibilité se double d’une difficulté à les nommer et à les penser. Qui sont-ils ? Quelle est cette situation ? Quelles sont ces interactions, entre l’humain et le rat, que nous avons sous les yeux ? Il est toujours possible de percevoir ces photographies comme des illustrations, encore, de l’Afrique du sud, comme la continuation plus abstraite ou symbolique d’un point de vue documentaire sur ce pays. Mais cette approche n’épuise pas les partis pris de Ballen ni ce que les images font effectivement voir et penser. Tout dans ces images échappe au seul point de vue sociologique, à leur définition à partir du documentaire : elles présentent au contraire des éléments, des relations, des compositions qui mettent en présence d’un monde relevant de l’énigme, de la suspension de la signification, un monde produisant sur nous des affects que la pensée peine à saisir par ses catégories préétablies les plus répandues.

© Roger Ballen

Ces photographies apparaissent comme l’advenue d’un espace mental qui dépasse l’humain, la pensée humaine, et la performativité de ces images, entrainant le corps et l’esprit à l’intérieur de cet espace et de ses lois bizarres, produit un effet de sidération, de fascination. Si l’on peut définir ces photos par le terme d’« énigme », il s’agit d’une énigme pour laquelle aucune solution, aucune réponse ne semble possible ou suffisante. Tendant à être des images « pures », de pures visibilités, les photographies de Roger Ballen échappent à la langue et à la pensée ainsi qu’à l’ordre culturel et social qui leur est lié (puisque la langue n’est pas le simple vecteur ou le producteur du sens, elle se rapporte à un ordre culturel, social, mental qu’elle exprime, reproduit, rend possible). Ici, le visible et la visibilité d’un monde « monstrueux » deviennent une contestation et l’instauration d’un espace qui, de marginal, s’affirme comme central. Cet espace, hors de la saisie par la langue, ne peut que stupéfier, sidérer, fasciner celui qui par le regard en est contaminé.

A l’intérieur de ces photographies, tout est énigmatique : la présence des êtres, les lieux, les interactions, les liens entre les éléments qui relèvent plus d’une étrange juxtaposition – parfois d’une logique de la prothèse ou de la relation aberrante – que d’une articulation rationnelle, signifiante, qui permettrait que le visible soit recouvert par un récit ou un discours. Strictement composées, les photographies de Ballen le sont selon un système qui réunit des éléments dont le rapport est irréductible aux catégories de l’entendement, à tout discours signifiant. Il n’y a pas, ici, de significations mais une machine de désir irrationnelle qui agence des éléments épars dont l’agencement échappe aux codes, aux règles et aux conditions de la signification. Il s’agit moins de produire du sens que du visible, un visible qui met en échec la pensée discursive et ne peut que fasciner : images muettes, hypnotiques, perçues par le regard écarquillé d’un somnambule. Ce qui devient central dans l’image, c’est cette marge du sens et cette marge des sens, ce hors-champ de la pensée et de la perception, ce hors cadre du monde qui, au cœur de l’image, la constituant dans toutes ses composantes, devient le monde tel qu’habité par ce qui l’affecte, le déborde, le décadre, et en un sens l’efface.

© Roger Ballen

Ces images de Roger Ballen font voir un monde radicalement marginal, à la marge du sens, de la pensée, du discours, du social, de la culture. Cette marginalité – cette « monstruosité » – est moins dans ce qui est représenté que dans les articulations irrationnelles, non identifiables, entre les éléments qui composent l’image. Par là, ces photographies, qui juxtaposent l’ordre de la composition au désordre de l’agencement, imposent du désordre dans l’esprit et dans le monde. Le choix du noir et blanc, auquel Ballen s’est tenu quasi exclusivement, participe de la nature marginale de ses photos. Le noir et blanc ne correspond pas ici uniquement à la répétition d’une tradition, d’une histoire de la photo, ni à une décision seulement esthétique : le noir et blanc, rompant avec la perception « naturelle », introduit en lui-même à un espace purement photographique, visuel, à des images qui sont moins la répétition de la « réalité » ou de la perception « naturelle » qu’une rupture par rapport à celles-ci, ouvrant dans et par le visible l’espace de la marge.

On retrouve l’animal comme élément central de cette logique de la marge. L’animal, ici, introduit de l’énigmatique, de l’irrationnel. Il est ce que l’Homme n’est pas en même temps qu’il est situé, dans les photos de Ballen, dans un espace commun avec l’Homme, il est ce avec quoi existent des agencements, des prolongements, des interactions dont la nature échappe au discours et à la culture. Comme les poupées que Ballen utilise, l’animal dans ses photographies est ce qui fait naître une frontière entre l’Homme et ce qu’il n’est pas, mais cette frontière n’est pas réductible à l’instauration d’une distance, à la promotion d’une opposition binaire : la frontière, ici, permet des passages, des relations, elle est ce qui distingue comme ce qui fait communiquer. Il ne s’agit pas d’identifier l’Homme à l’animal mais de faire voir des connexions entre deux ordres et des devenirs.

© Roger Ballen

Il est difficile de lire sur le visage – et même, parlerait-on, d’habitude, du visage d’un animal ? – d’un rat ou d’un canard comme sur le visage d’un être humain, les signes et codes repérables habituellement appliqués à l’Homme étant, dans le cas de l’animal, en grande partie mis en échec. Dans les photos de Roger Ballen, l’animal fait vivre l’énigme d’un être dépourvu du masque social de l’humain, dont le corps et les yeux sont là, devant nous, sans que nous puissions les interpréter selon les codes et signes du monde humain. Dans ces photographies, l’animal n’est pas simplement différent de l’Homme, il n’est pas réductible à une matière que les humains utilisent et transforment. Au contraire : avec l’animal, le monde humain se confronte à ce qui lui échappe, à un autre monde obscur et pourtant présent, dans notre monde et le relativisant, le pluralisant, le doublant d’une épaisseur aussi impénétrable que l’obscurité la plus noire. Si l’animal est ainsi une énigme, il est en même temps ce avec quoi, dans les photos de Ballen, l’être humain est agencé, ce avec quoi des relations s’établissent : relations spatiales, interactions étranges, relations corporelles permises par les constructions formelles créées par Ballen. L’énigme de l’animal s’enrichit alors de l’énigme de ces relations par lesquelles sont visibles des devenirs entre l’Homme et l’animal : ce sont ces devenirs et leur caractère énigmatique, leur nature « monstrueuse », que photographie Roger Ballen.

Comme toute œuvre, celle de Roger Ballen implique un certain type de rapport au monde et le monde impliqué par ce rapport. Dans cette œuvre, le monde est en lui-même énigmatique, purement visible et fascinant, marginal, hors des cadres de la pensée, de la perception, du discours ou du récit. C’est ce hors cadre que Ballen situe à l’intérieur même du cadre, instaurant la marge au centre de ce qui est perçu et qui alors se met à exister pour tous. Ce monde est fait de différences et de devenirs entre ces différences, comme des zones obscures et confuses – là où existent les « monstres ». La pensée y découvre son propre fond obscur. Et ce monde vit d’une vie non humaine, dans laquelle l’Homme se perd et découvre ce qu’en lui-même il ne pouvait soupçonner – un monde et une vie « monstrueux », énigmatiques, réellement vivants.

Roger Ballen © Jean-Philippe Cazier

La Halle Saint Pierre organise une exposition d’œuvres de Roger Ballen, parmi lesquelles seront montrées pour la première fois des photographies en couleurs de celui-ci. Le monde selon Roger Ballen, Halle Saint Pierre, du 7/09/2019 au 31/07/2020.
Lire ici l’entretien de Jean-Philippe Cazier avec Roger Ballen.