Raphaela Edelbauer : « Non, il n’y a jamais eu de Groß-Einland en Autriche » (Terre liquide)

Détail de la couverture de Terre liquide © éditions Globe

De Terre liquide, le premier roman si singulier de Raphaela Edelbauer, Olivier Mannoni, son traducteur en français, dit qu’il s’agit d’« une véritable psychanalyse historique » comme de la mise en récit du passé nazi de l’Autriche. La petite ville de Groß-Einland, dans laquelle la narratrice voudrait faire enterrer ses parents, figure en effet toutes les poches de non-dit d’un sol, les trous béants de son Histoire. Raphaela Edelbauer donne forme au tabou, dans un roman proprement sidérant qui mêle burlesque et cauchemar, imaginaire débridé et lecture au vitriol de nos silences coupables.

Tout commence par un coup de téléphone, entrée dans un monde proprement liquide, celui du deuil comme de la perte de tout repère rationnel — « quelque chose qui, jusqu’alors, m’avait retenue dans le monde était sorti de ses gonds. Le pays tout entier se levait en dessous de moi ; je roulais sur les vagues incessantes d’une masse liquide ». Les parents de Ruth Schwarz viennent de mourir dans un accident de voiture. La jeune femme se doit d’organiser leurs funérailles selon leurs dernières volontés : ils souhaitaient être enterrés dans leur village natal. Mais Groß-Einland ne figure sur aucune carte et c’est à ce « nulle part » que Ruth va désormais être confrontée, à la manière de l’entrée impossible dans le Château pour K. « Partout où l’on ne trouvait rien de Groß-Einland, Groß-Einland y était tout de même, sous forme de manque, de partie manquante. Mais pourquoi ? ».

Ses parents n’ont jamais vraiment parlé de ce lieu à leur fille, elle manque d’indices pour localiser l’endroit, elle se souvient seulement du chêne millénaire autour duquel une auberge avait été construite, d’une caverne humide dans laquelle les enfants du village jouaient avec des pièces d’avion… Ruth creuse dans sa mémoire, elle dessine une « carte du souvenir » qui ne cesse de croître, faisant passer Ruth du vide au trop-plein, en un processus de saturation qui ne cessera de faire déborder le réel durant tout le récit. Un souvenir remonte de son père séparé de ses parents, élevé par des voisins qui ont une fille, le souvenir dérangeant de leur histoire d’amour alors qu’« ils avaient grandi comme s’ils étaient frère et sœur. Plus tard le juge des affaires familiales avait annulé l’adoption pour leur permettre de contourner l’interdiction de l’inceste. Il y avait là quelque chose de louche, même sans lien du sang ».

Ruth est physicienne, elle a un esprit rationnel, et c’est ainsi qu’elle procède pour localiser un lieu qui échappe à toute cartographie et semble ne pouvoir être trouvé qu’en fouillant ses souvenirs et non en faisant appel à Google Maps, en acceptant d’abandonner toute logique commune, de se plier aux hasards et soudaines coïncidences. Ce village porte un nom lourd de sens, Groß-Einland, comme un immense lieu en soi, une île intérieure et non un territoire strictement géographique. Groß-Einland est un espace plus historique que topographique, c’est une région qui semble un mille-feuille de strates géologiques et de silences, de failles et béances, à la mesure des travaux de la physicienne puisque Ruth explore justement dans ses travaux la théorie de l’univers-bloc, une « philosophie du temps ». Si « le temps est irréel, comme nous le savons aujourd’hui, alors le passé, le présent et le futur sont en réalité présents simultanément. (…) Cela signifie que le temps est plus une orientation dans l’espace qu’un élément qui pourrait jamais changer les choses ». La théorie est particulièrement prégnante quand il s’agit de démêler une histoire personnelle ou collective faite de non-dits et tabous, de poches de culpabilité et d’actes ignobles que l’on tente d’enfouir et refont obtinément surface.

Supposant que la ville natale de ses parents se trouve dans le Wechsel, Ruth prend la route. Comme dans les contes, de rencontres de hasard en conversations de fortune, après avoir traversé une épaisse forêt quasi impraticable en voiture, elle finit par trouver Groß-Einland, un lieu surréel qui semble une reconstitution pour parc d’attraction, un village de carte postale pour touristes allemands. Le lieu est à la fois figé dans le temps et caricature de ce passé. Tout est ici réglementé par une mystérieuse comtesse, Ulrike Knapp-Korb von Weidenheim, qui domine le village depuis son château escarpé, ceint d’une épaisse forêt. Tout semble à Ruth, d’abord fraîchement accueillie, terriblement administratif et réglé par des décrets aussi absurdes qu’absolus que chacun peut cependant contourner en fonction de son degré de proximité avec le château. La comtesse ne tarde cependant pas à engager Ruth, quand bien même ses diplômes en physique théorique ne la destinent pas à des travaux pratiques. Mais la comtesse voudrait parvenir à combler les trous qui ne cessent de se former dans le village et de le menacer d’écroulement.

« Nul ne connaissait la profondeur, les ramifications ni l’hygrométrie du trou. Il s’étendait comme un mycélium souterrain sous les mamelons des collines et sous les hameaux, se brisait à la surface pour former de petits tuyaux et des réseaux, puis, à la manière d’une dérive des continents, rassemblait la terre nervurée en terrils animés par une respiration grossière et sous lesquels s’était niché le processus de décomposition par putréfaction et réseau mycélien. Au fil des décennies, la croûte du sol ne cessait de mollir : des sédiments qui se laissaient porter sous les maisons et sous les routes avec un bruit de mastication s’adonnaient à la liquéfaction qu’accomplissaient au fil d’un travail minutieux la rosée et la bruine, les soirées humides de l’automne et les tuyaux d’arrosage ». L’effondrement est constant, insidieux, il ronge les sols comme un « anévrisme qui couvait sous la commune ». Des effondrements ont lieu d’abord de loin en loin, puis de manière toujours plus rapide, des bâtiments sont engloutis, parfois des habitants. La menace se précise, mettant « en péril l’équilibre de tout le centre-ville qui, comme le sommet d’une meringue au chocolat, prenait ses fondations dans de l’écume poreuse ».

Ruth décide de s’installer au village, elle accepte de travailler pour la comtesse. Tout en cherchant une formule de béton propre à combler les cavités, elle fouille les archives de la ville, arpente inlassablement l’espace, elle tente de percer le mystère de ses parents et de sa propre généalogie. Elle excave secrets et exactions, enquête dans un présent épais qui soulève les strates et tabous d’une histoire collective dont sa famille est la figuration à l’échelle intime. L’enquête de Ruth sur ces « trous noirs » qui aspirent la terre autrichienne s’offre comme un travail de mémoire double, tout autant fictif qu’historique. Si Groß-Einland n’existe pas, Groß-Einland figure tout ce qu’un pays refuse d’affronter et penser. « Le cœur de l’énigme ; c’était cette histoire des travailleurs forcés disparus que j’avais entendue pour la première fois un an plus tôt. Au fond, cela n’avait rien d’exceptionnel en Autriche que des crimes commis sous le national-socialisme aient été soigneusement dissimulés et finissent quand même par ressortir ».

Tout est à la fois fixe et liquide, fictionnel et terriblement factuel, absurde et terriblement logique, burlesque et atrocement pesant dans ce roman qui déroute toutes nos connexions rationnelles et repères rassurants pour édifier une toile de « rhizomes nerveux ». L’univers y est flüssig, traduit par liquide dans le titre du livre, fondu. Le roman de Raphaela Edenbauer rappelle le Kafka du Château et de La Métamorphose — c’est ici la voiture de Ruth qui devient un « insecte renversé sur le dos » — ou Thomas Bernhard, mais mâtinés de Wes Anderson, tout en demeurant radicalement autre, d’une singularité farouche. Terre liquide est un monde en soi, imposant une grande voix de la littérature, proprement unique. Le seul livre que l’on pourrait imaginer dans un si loin si proche de Terre liquide serait Claustria de Jauffret, dans son exploration sans concession des poches de nazisme du sol autrichien ou de l’inceste comme marque d’un enfermement sur les valeurs passéistes et rances d’un Empire déchu, dans sa mise à jour des caves d’un inconscient national qui se trouvent soudain mises à jour — « Imaginez, monsieur Fritzl, tout un pays souterrain, une armada de caves ». Excaver, tel est la fonction du fait divers chez Régis Jauffret (l’affaire Frizl), celle d’une histoire familiale et fictionnelle chez Raphaela Edelbauer mais, et ce n’est évidemment pas un hasard, le lieu est le même. La cave de Fritzl à Amstetten est la réplique autarcique et familiale des camps d’extermination de Mauthausen-Gusen ; Groß-Einland se situe au même endroit, la caverne dans laquelle les enfants ont longtemps joué avec des pièces détachées d’avion est un « camp annexe dépendant de Mauthausen » dans lequel tout un « peuple de la cave », des hommes et des femmes squelettiques étaient sortis de leurs baraquements pour aller produire des munitions et des armes dans « un lieu invisible et à l’abri des bombes ». Toutes les horreurs perpétrées ont été enfouies dans les cavités du sous-sol. Mais le pire et l’impensable ne peuvent être définitivement enterré. Tout refait surface ou plutôt vient trouer la surface et liquéfier les fondations. « Le trou avait donc une biographie clairement définie à laquelle nul n’osait se frotter, si ce n’est que tout ce pays poreux, semblable à des rayons de ruche, menaçait de s’effondrer sous l’effet de ce contact ».

Lors de l’une des conversations qui lui ont permis de trouver Groß-Einland, Ruth avait rencontré un vendeur de masques qui lui avait évoqué avec elle « le temps du rêve » des aborigènes, cet espace-temps qui permet d’entrer en contact avec ses aïeux. L’homme étrange lui avait expliqué que tout est métaphore, les hommes, les paysages, ces moments d’autant plus ancrés dans le réel qu’ils semblent purs songes. « Une métaphore est réussie quand elle rayonne vers l’avant et l’arrière, disent les aborigènes ». Terre liquide, « rêve étrange », est cette métaphore parfaite, exploration d’un présent et un avenir impossibles depuis le passé quand « tout devient métaphore et que les chronologies se condensent sur un seul point ». Le roman de Raphaela Edenbauer, autrice de tout juste trente ans, paraît aujourd’hui aux éditions Globe. Précipitez-vous en librairie, une voix unique éclot dans ces pages.

Raphaela Edelbauer, Terre liquide (Das flüssige Land), traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Mannoni, préface d’Olivier Mannoni, éditions Globe, janvier 2021, 320 p., 22 €