Jérôme Game : « Les images ne sont pas des apparences sur le monde. Elles sont des bouts de monde »

Jérôme Game © E. Millan

Indubitablement, Jérôme Game est l’un des poètes parmi les plus importants et les plus novateurs de notre contemporain. Comment penser autrement après avoir lu son puissant autant qu’étonnant Album Photo qui vient de paraître aux éditions de l’Attente ? Véritable plaque photosensible, ce recueil poétique égrène autant qu’il réfléchit aux images de notre temps, de celles prises par le téléphone portable en passant par celles qui envahissent les réseaux sociaux afin de dégager un possible photopoème de nos vies. Autant de pistes de réflexions amorcées par un livre décisif que Diacritik a voulu explorer avec son auteur le temps d’un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre puissant Album Photo qui vient de paraître. Comment vous est venue l’idée d’écrire sur ces images si contemporaines, issues des réseaux sociaux mais aussi de l’actualité, qui peuplent notre quotidien ? Qu’est-ce qui a particulièrement retenu votre attention dans ces images ? En quoi se révèlent-elles singulières, selon vous, au regard d’autres images ? Enfin, vous qui placez en exergue une citation de Pessoa selon laquelle, dit le poète, « Je suis une plaque photographique constamment sensible », y aurait-il eu une image qui, plus encore qu’une autre, aurait déclenché en vous l’écriture poétique puis la composition du recueil entier,  une image à laquelle vous auriez donc été plus sensible ?

Ce livre est comme le point focal de plusieurs rayons dans mon travail. D’abord il y a ma sensibilité à l’image fixe : peinture, photographie. Muette, elle relance le dire par l’écart qu’elle crée dans le flux de parole via le regard. Lorsqu’elle est puissante, c’est-à-dire étreint mon regard, le déstabilise jusqu’à ce qu’il s’y trouve refait (aux deux sens du terme), elle suspend la parole, la fait taire ne fût-ce que quelques instants : elle en troue ou étend le fil, lui offrant un espace de réactivation possible. Ça fait du bien à l’écrivain que je suis que quelque chose de non-verbal s’impose à lui, à ses réflexes, au codage habituel de ses instincts. Une déprise donc.

Ensuite, l’image photographique est simultanément transitive (ça montre) et intransitive (ça raconte) : dès que ça montre, ça raconte, et ça raconte toujours en montrant. Bien que l’immédiate synchronie de la vision (la prise rétinienne) se dilate promptement en une lecture observatrice qui peut être longue et lente (quitte à revenir en mode rétinien selon un rythme créé par l’image même), je ne peux m’empêcher de convoiter cette faculté poético-narrative que possède l’image, car j’y renifle comme un exercice à faire qu’elle donnerait à l’écrivain que je suis. Cet exercice, ce serait celui-ci : reproduire en mots la double-détente instant/durée qu’offre la perception d’une image malgré ou à même la temporalité cursive, diachronique donc, de la lecture d’un texte. Et cette concaténation-là, d’habitude romanesque, la poésie peut en énoncer l’hypothèse, dans et par sa liberté formelle.

Enfin il y a l’époque, l’aujourd’hui comme habitat techno-visuel quasi-incorporé, raccourci à un arc doigt-rétine via surfaces portables— Click ! Reload Inbox, Swipe, Upload File, Click ! Download File — où se tisse tout un sensorium inédit, simultanément sublime et addictif, publicitaire et intime, pragmatique et aliénant, reclus et communautaire, subversif et surexploité… Bref, suffisamment hétérogène pour ne pas être simplement déploré mais au contraire exploré autour de son pivot central : l’image en arrière-avant-plan, l’image meubles-et-papier-peint, l’image textimage, l’image-toujours-déjà-là, virevoltante et pourtant normée. Ça excite, ça questionne et ça stimule, comme une reformulation survoltée, explicitement politique aussi, des enjeux qui précèdent.

Tentative de perception-expressive à même ce que l’on pourrait appeler la pictogrammisation du contemporain, Album Photo adjoint ainsi en six chapitres plusieurs des régimes-clé de l’image, des usages qu’on en a comme de la réception qu’on s’en fait, et qu’un texte ou une image seuls ne seraient pas en mesure de nous faire complètement saisir : 1. les photos imparfaites et non-professionnelles qu’on prend de notre quotidien avec nos smartphones, swippant de notre pouce sur la surface pixelisée de nos vies quelconques, citadines ou touristiques ; 2. notre propre image en train de prendre ces images, comme un négatif de nos corps d’image-makers ; 3. le format du catalogue d’exposition traduisant une visite en galerie ou musée ; 4. l’image médiatique paraissant en journaux comme support essentiel, premier en réalité, des récits du monde socio-politique et des différentes globalisations à l’œuvre aujourd’hui; 5. ce même régime médiatique mais cette fois repris via le travail textuel des agences de presse lorsqu’elles légendent (c’est-à-dire nomment) les images qu’elles donnent à voir, organisé en champ/contrechamp, un peu à la Godard ; enfin 6. la masse objective, arithmétique même, des images prises, émises, aimées chaque seconde, exprimée en une mosaïque textuelle rejouant l’écran de l’application Instagram. À chaque fois, le livre tente une syntaxe disjonctive réagençant ces images en glissements et raccords, en écoulements et points d’attache.

La singularité de ces images tient me semble-t-il au fait qu’étant rapportables à des motifs généraux — formes de vie partagées, du domestique au socio-politique —, elles n’en travaillent pas moins la forme : par dé/cadrage, angle, tonalité, lumière. Une chose — un corps, un décor — n’est pas commune en soi, ni spectaculaire, ni anonyme par principe. Dans mon livre, c’est le passage par l’écrit regardeur — ni voyeur, ni Voyant — qui révèle la singularité des choses. Autrement dit : le singulier, c’est le bougé, la force des corps saisie pour elle-même, et non pas les référents ou signifiés. Ces derniers ne sont que les matériaux de cette fin. L’essentiel est de montrer la matière qui résiste ou excède les discours qu’elle est supposée porter ou représenter. C’est donc l’appareil photo — dans mon cas, la syntaxe — qui singularise, le point de vue.

Si je devais isoler une image du livre—ce qui est délicat, car ce qui m’a donné envie de l’écrire, son érotique profonde, c’est le geste même de voir; non pas du fétichisme simple donc, fixé sur un objet-métonyme et rien d’autre, mais un fétichisme gestuel plutôt : re/cadrer, éclairer, donner à voir tout en forçant à imaginer. Dans imaginer il y a imager, un imager étiré, objectal, phénoménal même, mais incomplet, comme abstrait et partiellement verbal dans la tête à l’instant t. D’où un double-embranchement : du donné mais indistinct, comme flouté, fait d’alentours ; et du rétinien au mentalo-verbal, en boucle. Je crois que je reformule ici ce que je vous disais plus haut de l’interstice transitif/intransitif, de ce continuum entre eux, qui anime profondément mon travail. Donc si je devais choisir une image, ce serait ces gens qui marchent en plan de coupe et mode landscape à l’heure de pointe dans un large couloir du métro à Taipei, en double-sens marqué par une épaisse ligne rouge sur le sol en plastique pâle lubrifié, les deux murs en jaune et le plafond en noir opaque avec néons flashy. C’est la photo titrée P8110027 d’après le nom du fichier sur mon smartphone, que je pris lors d’une résidence en Asie et à partir de laquelle j’écrivis (je développai ?) le texte mis en page dans le livre. On y voit : mouvement-corps anonymes ; motif à la Muybridge mais de face plutôt que de profil ; paysages urbains mais en souterrain ; vif éclairage artificiel ; chromatisme prononcé. Ce cliché, cette image, ce photopoème (je ne sais plus très bien comme le nommer au moment de répondre à votre question tant celle-ci, m’invitant à me remémorer un extrait d’Album Photo en particulier, fusionne plusieurs étapes—capture rétinienne immédiate, produit ultérieur de cette capture par appareillage photographique, retranscription textuelle de cette image toujours branchée sur les deux autres moments, tel le stade ultime d’une opération de filtrage—rejouant en cela l’écriture-même du livre) capturerait bien mon intention.

Pour en venir sans attendre au cœur poétique d’Album Photo, ce qui ne manque pas de frapper, c’est le caractère constamment double de chacun de vos poèmes. De fait, tout au long des sept sections qui composent le recueil, de « _Image_file_ » jusqu’à « InstaSnap » en passant par « Press-Book », chaque poème s’offre, tout d’abord, comme l’instantané d’une image. Votre poésie se propose ainsi de décrire les images qui, entre photographies de presse et images des réseaux sociaux, se présentent sous votre regard, ce fameux « on voit » qui scande et traverse nombre des blocs d’images que vous présentez. Ma question serait ici double : en quoi l’ecphrase, à savoir la description à partir d’une image, s’est-elle imposée à vous pour rendre compte de ces images ? Diriez-vous qu’Instagram ou Snapchat sont les boucliers d’Achille de notre temps ?

Techniquement, une photographie est en effet une prise rétienne sur un espace-temps depuis l’un de ses angles. Mais cette prise sur est toujours une prise dans, autrement dit la césure qu’elle opère est en fait un pli : la relativité de la prise de vue dispose paradoxalement de moyens très puissants pour réécarter non seulement ses propres limites—car parler à partir d’un cadre, c’est vite être poussé à s’en désenclaver, en ce que voir quelque chose, c’est voir les rapports qui la déterminent ou qu’elle provoque hors-champ, encore plus que hors-cadre (et j’installe linéairement ‘parler’ et ‘voir’ à dessein ici, selon ma réponse précédente)—mais aussi activer le potentiel d’écartement de tout champ, hors photo, hors caméra, dans la vie quotidienne. Regarder des images, c’est ainsi apprendre à voir en général, c’est-à-dire distinguer les forces de recomposition, d’incessante création de nouveaux rapports animant le monde dès qu’une paire de yeux se tourne vers lui depuis ou à même lui. Plus que mimer, la surface de l’image réenclenche la surface rétinienne, en intensifie le jeu. D’où que l’instantanéité d’une image n’est jamais qu’une réduction du monde (bien que jouer ce rôle ait une grande importance : critique, épistémologique, politique etc.). C’est aussi et surtout un étirement de l’espace-temps labile constituant ce monde. Tout l’intérêt de faire des images à base de mots, c’est-à-dire de créer un regard fait de lisibilité littérale, c’est que l’étirement de l’espace-temps est intensifié une seconde fois, comme au carré, par la nécessité de lire du texte : traduire une image en mots, c’est doter le voir de la technologie du texte (essentiellement, le sens comme report structurel et organisation grammaticale en une chaîne signifiante ouverte), et réciproquement, pourvoir ce dernier d’une puissance d’efflorescence, d’immédiateté, ou plutôt de disponibilité générale du visible lorsqu’il frappe nos rétines. La lecture du texte ne se limite ainsi pas à ralentir celle de la vision d’une ‘vraie’ image : il peut l’accélérer aussi, grâce à une syntaxe disjonctive par exemple, comme celle que je tente. Ainsi l’ecphrasis qu’invente Album Photo est paradoxale ou tordue : mes photopoèmes sont bien des images et ce sont bien des textes. D’où qu’ils sont indistinctement proposés au public sous forme de blocs centrés en impression numérique sur papier-photo de 280g/m² satiné en formats carrés de 60cm ou 90cm de côté, imprimés au traceur puis fixés sur les murs d’une galerie, et en livre, format cursif archétypal d’un texte à lire. L’indistinction produite par l’absence de ou dans ma définition de ces photopoèmes n’est pas une échappatoire. Intentionnelle au contraire, elle active la différence entre texte et image en un entrecroisement ou une factorisation : voir par le lire, lire par le voir. Voir c’est saisir, lire c’est relancer. Les agencer en double-embrayage, c’est permettre à la saisie (comme reconnaissance, cognition plus ou moins intuitive) d’être ouverte, et éviter à la continuation (polysémique, connotative) d’être éthérée. D’un côté, de l’objet pour créer des asymptotes. De l’autre, de la fonte ou du brouillage syntaxique pour saisir le motif comme mouvement pur.

Pour le dire autrement : une image n’est pas un texte, un texte n’est pas une image. Cette non-identité, je m’en sers comme écrivain, je m’en sers pour l’écriture : je vais la traduire en et plutôt qu’en n’est pas. Je sais bien que l’on se sert du verbe ‘lire’ pour le texte comme pour l’image, car la présomption d’authenticité signifiante du logos — et l’exigence de traductibilité/représentabilité générale qui va avec — a la vie dure, fût-ce en plein tournant iconique 5.0, de Google Translate en Louvre digital, et malgré tout le poststructuralisme. Mais ce n’est pas trop mon problème. Ce qui motive ma razzia d’écrivain chez les arts visuels (avant la photographie il y a eu le cinéma, avec un livre intitulé Flip-Book, et puis YouTube aussi, dans DQ/HK et Salle d’embarquement), c’est que le texte comme l’image requièrent de l’œil pour fonctionner physiquement, de la vue (malgré les audio-book etc.), d’où que je peux me servir du regard que crée la photographie pour réélaborer une lecture textuelle, c’est-à-dire une écriture. Je prends un peu les choses à l’envers si vous voulez : je pars du côté photo sur la page ou le mur (qu’est-ce qui se passe quand on regarde une photo ?, qu’est-ce qu’elle nous fait et comment ?) pour apprendre à écrire le texte qui viendra sur la page de mon livre. Dans le visilible que j’agence comme ça, dans le lisivible, c’est un raconmontre que je révèle, un diraconte, qui se refusent tous à instrumentaliser l’image en réservoir de vrai ou d’a-eu-lieu. Plutôt que de zoomer sur un instant à partir de descriptions d’un donné irrévocable qu’on en extrairait, l’ecphrasis qu’inventent ces photopoèmes est indirecte : celle d’un bouger, d’une puissance d’agir. L’‘instant décisif’ classique, à la Cartier-Bresson, ne décide de rien en réalité : il est l’instrument plus ou moins consentant d’une conception causaliste du temps, donc du monde et de ses lois (logiques ou politiques). Je crois que je fais l’inverse : j’indécise un présent bien cadré, ou plutôt je révèle ses puissances de devenir par la durée narrative, c’est-à-dire sa capacité intrinsèque de bifurcation à partir de tout maintenant.

S’agissant d’Instagram ou de Snapchat pour reprendre les termes de votre question, on n’est jamais sûr de rien chez Achille : entre son bouclier et son talon, ça va vite, c’est à nous de faire gaffe. Question d’usages, de forces de résistance aux logiques propres à l’instrument, à son surcodage techno-capitaliste. L’Âge du capitalisme de surveillance, le récent ouvrage de Shoshana Zuboff ouvre les yeux là-dessus. Ça parle du cerveau, des liens doigts-rétine-pulsions en business-plan-surfaces-tactiles, sans blanc entre les lettres, entre les mots, contrairement à la technologie alphabétique. C’est clair que c’est un peu flippant.

© Jérôme Game, Fontières/Borders, Exposition ‘Prétexte #2’, Friche la Belle de Mai – Festival actOral, Marseille, 2015

Pour revenir à cet art de l’ecphrase qui trame votre Album Photo, il ne cesse de poser une question qui témoigne de la double écriture qui est la vôtre : poétique mais immédiatement critique. En effet, user comme vous le faites de l’ecphrase ne peut manquer de faire naître une interrogation : diriez-vous que l’ecphrase est le seul degré d’approche possible du sensible, à savoir que le sensible est toujours déjà médiatisé ? Est-ce que le poème croit à un degré premier du sensible ou tout poème serait, en fait, une image au carré : l’image d’une image ? 

L’ecphrase que j’ai en tête permet de composer le sensible en percepts via toutes sortes d’opérations photocinématographiques. L’écart ainsi créé est un degré d’approche du sensible. Ce n’est pas le seul, il y en a d’autres propres aux arts plastiques non-langagiers ou purement sonores. Mais il ressort tout particulièrement dans une œuvre textuelle comme Album Photo car, une fois de plus, il incorpore l’outil de distanciation critique — les mots — à ce qu’il y a à critiquer : l’image à regarder. Il confond volontairement ces deux niveaux en une surface sémiotique (textuello-visuelle) immédiatement plastique et critique. Pour répondre à votre question, le poème croit à un premier degré sensible, rétinien, rythmique, qui une fois fait syntaxe, pense : opération—du penser — plutôt que représentation — une pensée. Plutôt qu’une image au carré (l’image d’une image), le photopoème serait une image à la puissance n, un principe d’activation générique agencé en surface/profondeur de champ plutôt qu’en une galerie des glaces coincée entre autisme et narcissisme. Être faite en langue entraîne que son niveau critique est son niveau plastique, et réciproquement. Et le langage n’y a certainement pas le dernier mot, ni le premier, constamment relancé qu’il est par l’imag(er)ination, les sons, le toucher, la cognition, la résolution etc. Il n’y est pas le maître ou donneur d’ordre. Il n’est pas une catégorie a priori de l’entendement, en surplomb ou par-derrière, mais ajointement réciproque, transversal : activé, il active. Dessous, troué, secoué, retrouvant un équilibre précaire grâce à ses propres forces, remué de nouveau etc., il ne prime jamais. C’est ce qui lui donne par moment l’énergie de saisir son lecteur, de lui faire voir quelque chose. Il n’y a jamais de ‘tournant visuel’ ni de ‘tournant textuel’ qui vaille. Malgré les soubassements socioéconomiques dont ils se prévalent, ces impérialismes discursifs sont des farces, des tourner-en-rond soumis à l’époque prétendant déduire une vérité anthropologique de la description des habitus.

S’agissant du rôle de l’ecphrase et de la manière dont votre poème opère à partir de la description dans Album Photo, il apparaît que ce devenir critique du poème pose, en fait, une autre question : celle du sens politique de cet examen critique lui-même. Vous dites notamment que le poème permet de faire ralentir les images, de marquer finalement une pause là où ces images semblent accélérer le monde lui-même ou tout du moins participer de son ivresse, de son rythme effréné. En quoi, selon vous, la poésie permet de se saisir des images pour offrir comme leur contrechamp ? S’agit-il ainsi de faire ralentir les images pour montrer qu’elles sont comme un voile d’apparence sur le vivant ? Est-ce que toutes les images finalement renvoient à un monde mort, un monde d’apparences ? S’agit-il pour vous, plus largement, de faire du poème un contrepoint politique à une accélération du monde ?

Un regard, fût-ce celui du divin ou d’un drone, n’est jamais hors-sol, hors-corps. Il est toujours (dans) de la matière, s’y réfracte, y crée des plis manifestant la visibilité comme champ d’immanence ontologique. De Bergson à Didi-Huberman en passant par Deleuze ou Laura Mulvey, c’est bien dans cette hypothèse-là que je m’inscris. Un regard en particulier est donc l’activation d’une géométrie générale par un court-circuit singulier. Il prend toujours place, il a toujours lieu dans du regard en général. On voit toujours dans ou à même des images plus ou moins fortes, plus ou moins denses de leurs histoires propres, collectives ou individuelles, riches en rémanences comme en offuscations. De ce générique-là, on (ne) peut (que) manifester l’existence par des regards particuliers, qu’on sélectionne comme l’antagoniste, l’autre-témoin, la proie, toutes formes de vecteurs. Comme opération critique, le contrechamp revient à aiguiser son immanence. Comme dispositif, sa rhétorique est d’une folle efficacité en ce qu’elle permet toutes les mises en rapport avec une désarmante simplicité : d’une idée à une foule, d’une atmosphère à une émotion, de corps à corps etc. Plus que la systématisation de cette figure en technologie idéologique — sous la forme de son industrialisation Hollywoodienne (la chaîne de montage cause-effet-cause) ou de son pendant soviétique (l’art dialectique d’Eisenstein) —, c’est l’internalisation du contrechamp dans l’image-même qui m’intéresse : d’un patchwork sémiotique recousu au ralentissement des choses en longs plans-séquence, de la voix off au dialogue asynchrone ou à la profondeur de champ striant la causalité en zigzagues rétiniens à même l’écran. Les exemples abondent.

Posé quelque part sur cette carte, Notre musique (2004) de Jean-Luc Godard est particulièrement frappant en ce qu’il fait du trope qu’est le contrechamp un motif à définir entre photographie et parole au sein même de l’image cinématographique. Dans l’extrait que j’ai en tête, Godard, qui joue son propre rôle, est en Bosnie. Il y donne ce qui ressemble à une master class dans une salle à la lumière fortement tamisée, une lampe se balançant du plafond en ombre chinoise. La caméra saisit les corps de l’assistance et de l’orateur dans tous les axes : depuis le dos de Godard assis face aux étudiants jusqu’à leurs profils en tracking shot latéral. Leurs questions sont plus ou moins sous-titrée. Ça parle français aussi, en voix plus ou moins off, mélangées à celle de Godard qui se lève, tourne un peu en rond. Il parle de Shakespeare, évoque Heidegger et Hölderlin pour dire que c’est la lumière du cinéma qui peut nous aider à y voir plus clair aujourd’hui, à travers les guerres. Pour Godard, c’est le texte qui de nos jours prime sur l’image, et cela dit que nous ne savons plus voir. Il se sert de l’exemple des images de guerre dans les médias. Assis face à son publique en flouté au lointain, s’exprimant lentement car traduit en bosniaque, avec des cuts sur sa traductrice assise qui le regarde attentivement entre chaque prise de parole, le dialogue des deux monologues se tamisent pour laisser de la musique monter autour d’images des camps et de l’histoire de la peinture en plein écran, voix off de Godard sur les côtés, coupées aux profils d’étudiants en chiaroscuro tenant des clichés de scènes historiques entre leurs mains. Puis de nouveau Godard vu de dos à l’avant-plan, son public en flou face à lui, deux clichés en main qu’il tient-tend vers l’arrière à notre regard, légèrement décalés de son épaule droite, et qu’il fait glisser l’un sur l’autre. Le premier en couleur, le second en noir et blanc. « Par exemple, en 1948… Les Israélites marchent dans l’eau vers la Terre Promise… Les Palestiniens marchent dans l’eau vers la noyade… » dit-il, tandis qu’il découvre une photo par l’autre au rythme de ses mots. « Champ et contrechamp » dit-il, en replaçant la première sur la seconde pour redécouvrir à nouveau celle-ci sous celle-là. Répétant ces paroles sur ce geste une seconde fois. Puis une troisième, en disant : « Le Peuple Juif rejoint la fiction… Le Peuple Palestinien, le documentaire ». La politique de ce geste de dés/articulation—toute image suppose, en même temps qu’elle en crée, des vecteurs de pensée par une percée des discours hégémoniques ou dominants — redoublée par le sujet explicitement didactique de la scène — la master class que Godard dispense à des cinéastes en formation — révèle plus clairement encore toute la difficulté à creuser un tel écart image-langue dans la langue elle-même, dans le texte-même, sans images, qu’elles soient fixes (photographies) ou mouvantes (film, fût-il comme celui-ci en train de cadrer en plan-séquence des photographies manipulées, ou plutôt montées à la main).

Godard est le premier à le reconnaître dans un entretien paru à la sortie de Notre musique, en parlant des écrivains par rapport aux cinéastes: « Au début, on se rend compte avec des mots qui ne sont pas encore des mots. En littérature, c’est plus difficile, parce qu’ils n’ont que des mots comme matière. Nous, c’est plus facile. » Pour prendre à bras-le-corps cette « difficulté », il faudrait mettre de la photo cinématographique dans le livre. Écrire en photographe instruit de cinéma (ou peut-être l’inverse). Ça tombe bien : la poésie peut faire ça, dès lors qu’elle sait composer un intransitif transitif, faire un cadrage photographique — c’est-à-dire un regard qui sache aussi glisser en biais sur une surface plastique—tout en mots, tout en phrases. Et oui, le texte en question aura de facto une portée critique, dans sa nature-même, sa grammaire ou sa syntaxe-même. S’agissant du roman, Deleuze appelle ça une écriture en style indirect libre, et bien sûr il dit qu’elle existe aussi au cinéma. Godard, lui, en chien-de-faïence avec son devenir-écrivain, passe son temps à balancer entre les deux : « Pour moi Notre musique n’est d’ailleurs pas un film mais un livre », dit-il. « J’avais déjà demandé ça pour Histoire(s) du cinéma, en insistant – « Mais je vous dis que c’est un livre ! » –  Mais non… » Mais bientôt il ajoute : « On a peur de l’image. On préfère un déluge de paroles. » On peut retourner cette phrase dans l’autre sens : dans les deux cas, c’est de la forme dont on a peur, de la force de frappe de sa singularité dans un commun qu’elle déstabilise, de la béance historique qu’elle crée, des reboots possibles qui vont avec. Et, pour être encore plus clair, Godard : « Dans le cinéma, il n’y a pas de verbe ‘être’, il y a des êtres. » Bon, il faut que je m’arrête là parce qu’avec ce lascar, on pourrait passer son temps à aligner des munitions toutes plus denses et brutales les unes que les autres. De vrais convecteurs, ses one-liners. Des disjoncteurs aussi, dans le même tir. Je tente d’y revenir un peu plus en détail dans l’essai que je suis en train d’écrire. En tout cas, c’est avec le souvenir très enfoui de Notre musique que le désir à l’origine d’Album Photo m’est venu. Et c’est en y repensant que j’ai un peu plus compris ce que je tentais d’écrire. Cette séquence, dans toute sa politique, dans toute sa forme, m’explique mon propre geste d’écrivain.

© Jérôme Game. Exposition Masnaâ La Source du Lion, Casablanca, 2015

Ma question suivante voudrait revenir, si vous me le permettez, sur la nature des images à partir desquelles vos poèmes se déploient. Si vos poèmes-ekphrasis procèdent depuis autant d’images, il apparaît peut-être que votre écriture, et vos choix d’images, peuvent s’éclairer à la lumière de la citation de Jacques Rancière placée en exergue à votre recueil, issue du Destin des images : « Il y a du visible qui ne fait pas image. Il y a des images qui sont toutes en mots. » A lire cette réflexion qui œuvre à un visible et un dicible paradoxaux, on ne peut manquer de se demander si, finalement, l’album photo que vous exposez sous nos yeux n’a pas pour vertu d’œuvrer précisément au paradoxe que l’on pourrait formuler comme suit.
S’agit-il en effet de montrer un visible qui ne fait pas image et une image qui n’aurait pas encore eu de mots comme en atteste notamment la section « Légendes » qui reprend littéralement des légendes de photos mais sans lesdites photos ? Est-ce que la qualité du poème n’est pas, dans un monde contemporain saturé d’images, dans ce supermarché du visible comme dit encore Peter Szendy, de montrer une manière de non-visible ou de non-dicible ? S’agit-il d’écrire dans ce hors champ comme vous le dites dans l’un des poèmes ? Ne peut-on alors pas dire que votre poème surgit finalement, comme un paradoxe, toujours entre deux images ?

Faire image ce serait composer à même du matériau sensible des rapports ouvrant sur une surface de réagencement de percepts plus ou moins immédiat, plus ou moins instinctif, à échelle corporelle. Ce serait rendre perceptible quelque chose — une puissance, une figure, un corps — qui ne l’est pas actuellement car l’état existant de forces individuelles et collectives l’en empêche, l’occulte, ou l’ignore. Aucune chose en soi ne jouirait d’un surcroît de légitimité morale et de pertinence critique du point de vue de l’image dans ce processus. Une image peut être transparente d’être sur une chaîne de production qui ne s’arrête jamais, d’être fabriquée par et pour cette chaîne, et ses mots aussi : ses titres, légendes, ce qu’on dit d’elle pour ne pas la regarder, ce qu’elle montre pour ne pas écouter ce qu’elle permettrait de dire. Mais la disruption de cette icônomie, pour parler comme Peter Szendy, est toujours possible à l’échelle poétique : agir dans l’imagéité, le parler, pour les déstandardiser, les dis/joindre, creuser de l’interstice à même leurs corps. Et il y a 1000 façons de faire ça. Non seulement une image montre toujours quelque chose d’autre que ce qu’elle montre, mais qui plus est, en poésie photographique, la présence manifeste, littérale même, de cet autre grâce à quoi elle montre est là de par l’opération de lecture et la grammaire du texte.

Décriconter, c’est conjoindre les deux gestes dont Deleuze dit que le roman « en intègre des éléments dans les variations de son perpétuel présent vivant », à savoir : « Qu’est-ce qui vient de se passer ? » et « Qu’est-ce qui va se passer ? ». Bloquer le curseur à cet endroit-là, dans cet entre-deux, y faire un freeze-frame en bullet-time : voilà ce que tente Album Photo. Travailler la liminalité, la simultanéité, la vibration des choses historiques. Oui ces gestes font de la politique : ils agencent une scène égalitaire de confrontation de points de vue, c’est-à-dire de choix de ce qu’il faut cadrer et monter en chaîne causale. L’efficace du dispositif tient à sa simplicité et à sa poéticité, appropriables par tous : de l’ajointement/opposition axiale + un choix d’images proprement infini. Casser les chaînes de conséquence préécrites, multiplier les sources et niveaux de signes corrélables, tout en assumant la brutalité d’une confrontation sous l’apparence d’un binarisme simpliste, c’est faire de la politique. Explicitement godardien, le chapitre intitulé « Légendes » dans mon livre reprend ce dispositif en distribuant une photo textuelle sur la page de gauche et une autre sur la page de droite, faites de légendes de photos de presse sur un même thème : la pratique collective du yoga dans les grandes capitales du monde par exemple, l’état de la ville d’Alep en Syrie, fin 2016, l’état de la fortune de Jeff Bezos fin 2018 etc. Le photopoème formé par la double-page active cette politique-là : traverser la multitude des signes en en extrayant deux images venues d’où on veut pour non pas réduire la complexité du réel, mais contrer ce qui prétend se planquer derrière pour l’éternité, les rationalisations qui s’essentialisent elles-mêmes. Une causalité en politique, a fortiori une soi-disant nécessité, ça se crée, ça ne pousse pas sur les arbres. Les images ne sont pas des apparences sur le monde. Elles sont des bouts de monde s’ajointant, des plis du monde. On peut toujours faire d’autres plis.

Pour en revenir à la nature même de vos poèmes, Album Photo rassemble ce que vous nommez encore des « photopoèmes », à savoir ces instantanés poétiques. Mais loin d’être uniquement descriptifs, chacun de vos poèmes met en œuvre un récit, une manière de micro-récit qui propose, en fait, une véritable constellation de sensations. Chaque image est un véritable récit qui semble vouloir à tout prix chercher l’incarnation. Diriez-vous ainsi que le devenir de chaque photopoème est l’élan narratif ? Diriez-vous également que ce récit qui, peu à peu, d’images en images se dévoile, est le récit qui précisément peine à apparaître dans le quotidien tant le monde est emporté dans un devenir image qui masque tout ? Et ce récit n’est-il pas un récit d’inquiétude tant chaque image semble avoir eu lieu après une catastrophe ou dans l’imminence de la mort : est-ce ce récit de mort qui prend place au cœur de vos photopoèmes ?

Je dirais qu’un micro-récit n’est pas tant un début de récit (resté inachevé), ou un récit miniature (petit récit), qu’un récit de débuts ajointés, mis en série. Ni un manque, ni une réduction à l’échelle 1/100è de quelque chose de fixe, ni, dans l’autre direction téléologique, une cellule souche contenant déjà l’ADN d’une histoire à venir. Ce serait plutôt comme un embrayage paradoxal de futurs disjoints : en 1ère et en 6ème vitesses à la fois. Votre terminologie bergsonienne est ici particulièrement éclairante : oui, l’« élan narratif » est bien le devenir de chaque photopoème. Du motif certes, mais sans télos : du décor-sans-qualité, nécessaire au déploiement comme à la saisie d’une force impersonnelle. Si le décor est souvent perceptible dans Album Photo, typique même, il fonctionne en figurant des non-lieux pour parler comme Marc Augé, que j’affinerais volontiers en inter-lieux : couloirs de métro, aéroport, intérieur de cabine TGV, rues etc. Du neutre en mouvement entre plusieurs neutres : une topographie (sensorielle, affective) qui se transforme en scène (décor narratif/surface politique), et réciproquement. Et le corps que chercherait le récit en quête d’incarnation serait un corps-puissance, pris quelque part entre personnification (contexte d’appréhension) et figure (silhouette irréductible). Un récit objectif peut peut-être s’établir à l’échelle du livre entier qu’est Album Photo, d’image en image, comme insistance de la vision grâce à la lettre sous la cellophane sémiotique qui nous recouvre aujourd’hui. Sans « inquiétude » ni « catastrophe » ni « mort imminente » cependant : ma confiance instinctive dans les puissances du verbe, y compris comme force de désencerclement ou de perçage de l’asphyxiant nuage techno-sémiotique dans lequel nous respirons, m’épargne ces affects tristes. Zéro mort. Écriture.

Dans votre Album Photo, on remarque sans peine combien vos poèmes refusent absolument la photogénie pour s’attacher à la question plastique : si, d’évidence, des personnages sont présents, chaque poème laisse une place grandissante et bientôt absolue à la fois à des couleurs, des déflagrations visuelles qui laissent la part belle à l’architecture, la géométrie et la puissance des formes. Diriez-vous ainsi que votre écriture photosensible est une écriture poétique qui use de la puissance plastique pour révéler la part de vie que les images auraient tendance à figer ? Plus largement, diriez-vous que le poème, par sa déflagration sensorielle, entre pour vous dans un devenir plastique, un devenir où poète et plasticien ne cessent d’échanger leurs places respectives ? Est-ce là ce que l’art contemporain fait à la littérature pour reprendre l’une de vos formules ?

Votre définition est belle. En voici une autre, du même terme : ‘Un capteur photosensible, nous dit-on en ligne, convertit un rayonnement électromagnétique (UV, visible ou IR) en un signal électrique analogique. Ce signal est ensuite amplifié, puis numérisé par un convertisseur analogique-numérique et enfin traité pour obtenir une image numérique. On appelle communément ces cellules photosensibles des pixels (de l’anglais picture elements, éléments d’image) mais le terme est trompeur car il caractérise en fait les constituants de l’image résultante (celle d’un écran ou d’un tirage sur papier par exemple).’

Soit : une homonymie + de la traduction pas nette. C’est une stratégie : rebooter la machine pour mieux s’approprier son système d’exploitation, quitte à le faire planter, restratifier son disque dur, recomposer sa mémoire-cache. Faisons « rater mieux » le système comme dit Samuel B. Ça pourrait donner « poésie ». Une poésie. Maintenant.

Car comme avec l’informaticien, il ne s’agit pas d’échanger ma place avec un plasticien. Tout n’est pas dans tout. Et tout cas moi, je ne suis pas tout, et pas plus veux-je l’être. Ce qui me plaît c’est apprendre mon métier chez les autres, pas me laisser enfermer dans ce que le mien peut avoir de mélancolique ces derniers temps, genre « Catastrophe, tout est foutu, la littérature est morte, les ordis sont parmi nous etc. » Oui ils le sont. Mais ça a toujours été le cas avec toutes sortes de machineries. Détraquons-les. Elles marchent mieux détraquées de toutes façons répond Gilles D. à Sam B. Et puis moi, je m’y retrouve dans ce détraquage généralisé, car on peut y agir pour peu qu’on veuille vivre. Des images (plutôt que les) ont tendance à figer les choses. D’autres, tout l’inverse. Et la poésie peut apprendre, peut prendre de leur force — et réciproquement. Prenons là où l’on peut prendre, ce serait ça mon écologie du Plug & Reset (plutôt que du Plug & Play). Et n’hésitons pas à infecter les autres systèmes expressifs tant qu’on y est, par connotations par exemple, par style indirect libre. Car les devenirs, les déflagrations plastiques ou littéraires, c’est toujours affaire de style.

© Jérôme Game, frontières-borders, anima ludens

Ma dernière question voudrait enfin partir de la citation de Dorothea Lange que vous avez placée en exergue à votre recueil. Elle avance ainsi qu’un « simple tirage photographique peut être de « l’information », un portrait de « l’art », ou un « documentaire » – l’une ou l’autre de ces catégories, toutes à la fois, ou aucune. » Pour votre part, Album Photo est-il un tirage informatif, artistique ou documentaire ? Pourriez-vous choisir ? 

Documentaire. Parce qu’artistique. Et ça informe. Parce que ça équipe.

Jérôme Game, Album Photo, éditions de L’Attente, septembre 2020, 144 p., 13 €