Stephanie Land : Surmenage du rêve américain (Maid)

Maid de Stephanie Land est un tapis roulant sur lequel on a posé un vase : le rêve américain. Parfois le tapis se fige, le mécanisme pousse dans le vide et nous pouvons un peu mieux observer ce vase. Certes, il présente de nombreuses fêlures et, par ces failles, le lecteur devine la solitude, la difficulté d’accès aux soins, la misère obnubilée de pauvreté. Ce vase semble aujourd’hui creux et pourtant le rêve américain est toujours là, il bouge, il nourrit, il anime, il motive.

Dans Maid, récit en trois parties, une femme talentueuse raconte sa difficulté à être mère, célibataire et extrêmement pauvre à Washington puis dans le Montana. Sans diplôme, réfugiée dans sa baignoire, Stephanie, qui fait le ménage pour gagner sa vie, craque. Elle pleure. Elle est usée des tickets alimentaires, des jugements, de la violence, des allocations ou des ordres militaires des propriétaires, de la fragilité de sa fille à cause de leur mode de vie. Elle est usée, aussi, de devoir nommer les maisons où elle officie « La maison Porno », « La maison du Clown », « la maison triste »… afin de se distraire en extrapolant à partir des petits objets laissés par les occupants des lieux, pour lesquels une femme de ménage n’est trop souvent qu’un prestataire fantomatique et interchangeable.

Ce texte est considérable, il est l’incarnation littéraire d’une lutte essentielle, maternelle, qui ne s’étiole jamais. Chaque petit moment de tendresse ou de beauté est savouré, même s’il trahit des heures de peine : ainsi en est-il de la maturité. Stephanie s’accroche dignement pour reprendre des forces et améliorer le quotidien de sa fille Emilia.

La beauté de ce texte réside dans ses coins aveugles, dans son angle mort, dans ces petits récits qui tissent les vies individuelles, un peu comme l’avait fait Carson McCullers dans Le cœur est un chasseur solitaire. C’est un témoignage pris sur le vif. C’est l’Amérique « honnête », désespérée sans sa mécanique bien huilée, mais pourtant pleine de verve et d’efficacité lorsqu’elle est confrontée à des difficultés. Il y a dans certaines pages du Steinbeck, que l’auteur admire, mais aussi du Duncan ou du Carver : je pense, par exemple, à la scène où le poète rentre chez lui, traumatisé d’avoir nettoyé une salle d’autopsie, dans le poème « The Autopsy Room ».

« L’été allait bientôt finir et, le soir, le coucher de soleil baignait notre studio d’une lumière rose orangé et de tons pourpres, plutôt que d’une chaleur étouffante laissant nos draps trempés de sueur. Mia s’endormait de nouveau avant 21 heures, et je restais à la table de notre cuisine. Au cours de ces soirées, j’écoutais les voitures foncer sur l’autoroute et les garçons du voisinage parler debout sur le trottoir en bas de chez nous en fumant des joints dont l’odeur entrait par nos fenêtres. Je restais assise, trop fatiguée pour lire, avec mon agenda ouvert devant moi, essayant de mémoriser le planning des clientes chez qui je travaillais une fois par semaine, tous les quinze jours ou encore une seule fois par mois. La plupart des maisons nécessitaient trois heures de travail et, habituellement, je m’occupais de deux, parfois trois maisons dans la même journée » (p. 215).

Ce témoignage chronologique, c’est l’autre partie de l’Amérique. Celle que l’Europe méconnait, celle dont trop de gens se moquent, celle que l’on résume parfois aux électeurs d’un seul homme, tout imprévisible qu’il soit, ou à ceux qui n’attirent pas la sympathie d’une majorité parce qu’ils défendent un amendement plutôt qu’un autre. À force de détermination et de rencontres heureuses, Stephanie s’en sort et laisse derrière elle les malheurs, comme une chape de plomb qui restera sur le comté de Washington. Elle prouve donc que le rêve américain avance toujours sur son tapis roulant, bien que le prix à payer soit plus élevé et la vitesse plus lente. Si sa pugnacité est belle, sa leçon de sincérité est magnifique. Elle déconstruit le mythe que tant d’Américains partagent : celui d’un citoyen qui « profiterait » des taxes pour vivre tranquillement aux crochets de la société : tests de stupéfiants, d’alcoolémie, de bonne conduite, d’humiliation, de débrouille — au contraire, la requérante se débat dans des locaux insalubres pour rester à la surface grâce à un métier qui ne l’aide pas vraiment à nager, tout juste à flotter.

Au delà des stigmates d’une classe sociale, Stephanie incarne au contraire la classe moyenne, un peu déchue, un peu nulle part, qui change de vie mais ne change pas d’espoirs. Elle refuse avec sa fille Mia d’être laissée sur sur la plage comme une poche d’eau abandonnée par la marée, tout comme Travis refuse de laisser mourir son ranch, tout comme Jamie, aussi mauvais père soit-il, refuse d’abandonner sa fille.

Ainsi, Stephanie Land nous livre un texte cru sur le concours de circonstances et la possibilité de s’en sortir, d’améliorer son quotidien avec tous les sacrifices que cela implique. Se faisant, elle montre comment, étape après étape, une mère célibataire gagne sa liberté, prend du recul puis de la distance avec des aides qui pourtant étaient sa première planche de salut, et devient écrivaine de sa propre histoire. Même si tout est malheureusement trois fois plus dur.

Je me souviens encore parfaitement des bêtises toujours plus créatives que nous avions l’habitude de commettre, avec mon frère, dans l’allée de Clearwood Road. Nous vivions dans le quartier de Bethesda en banlieue de Washington D.C, tout à côté de l’hôpital où a été autopsié JFK. Un midi, à cause d’une énième idée née de notre ennui, un policier chauve et trapu avait rendu visite à ma mère, menottes à la ceinture. Il était rapidement reparti en contournant la grosse Lincoln noire de maman, tout sourire malgré la barrière de la langue (ma mère bredouillant à peine l’anglais à notre arrivée). Au cours de l’une des engueulades mémorables que nous avons à juste tire subies cette semaine-là, j’ai plusieurs fois entendu ma mère s’écrier « Vous devriez avoir honte ! Si j’étais célibataire, immigrée et sans argent, cette vie serait infiniment plus extrême qu’elle ne l’est déjà. » Je me suis beaucoup interrogé sur cette phrase, depuis, pour comprendre les contrastes de l’Amérique.

Si, en pleine élection américaine, je recommande ce best-seller, bientôt adapté en série et commenté largement (y compris par l’ancien président Barack Obama) c’est parce que j’ai retrouvé à chaque page du Maid de Stephanie Land l’envers du décor de cette Amérique triomphante dans laquelle j’ai vécu, une Amérique que l’on vient trop souvent lisser dans une image plus fantasmée et certainement incomplète.

Stephanie Land, Maid, le journal d’une mère célibataire, traduit de l’anglais (USA) par Christel Gaillard-Paris, préface Barbara Ehrenreich, Éditions Globe, octobre 2020, 336 p., 22 €