Septannées d’enquête sur l’extraction du gaz de schiste aux États-Unis sont à l’origine du livre d’Eliza Griswold, Fracture, Prix Pulitzer non fiction 2019. Ce « roman-enquête », tel que le présente Valentine Gay son éditrice française, raconte le rêve démesuré de prospérité qui s’est emparé de certains habitants de la Rust Belt désindustrialisée, au nom de l’indépendance énergétique de la nation : louer leurs terres à des compagnies d’extraction de gaz et profiter de la manne financière offerte, au mépris des tonnes de produits chimiques injectés dans les sols qui polluent la terre, l’eau et l’air. Un pacte faustien.
Le préambule du livre d’Eliza Griswold est un récit de création, une genèse géologique, racontant les dépôts et pétrifications dans les sols, le pétrole, charbon et gaz pris au piège de limons qui se muent en roches sédimentaires nommées schistes argileux. Les couches s’empilent puis se tordent, certaines en surface, d’autres enfouies. Il y a 600 ans, dans les Appalaches, aujourd’hui Pennsylvanie occidentale, les Amérindiens usaient du pétrole pour soigner phtisie et maladies vénériennes. Des siècles plus tard, l’or noir fera de la Pennsylvanie le berceau de l’industrie pétrolière américaine. Cet État dit à lui seul les époques de prospérité liées à l’exploitation du sous-sol suivies de récessions terribles, quand les filons s’épuisent, il montre que « la réponse de l’Amérique à ses besoins énergétiques a toujours été de creuser plus profond. La question étant de savoir comment ».
Le fracking (fracturation hydraulique) a permis, ces dernières décennies, d’extraire du gaz toujours plus profondément (1500 mètres à la verticale dans le sol, 3 kilomètres latéralement) et ce boom gazier a fait la fortune des Appalaches entre 2005 et 2015 mais il a aussi eu des conséquences terribles sur les habitants de ces zones d’extraction, et c’est là l’objet de l’enquête d’Eliza Griswold : explorer l’humain sous l’extraction géologique et l’exploitation financière, autant de facettes inextricablement liées. Comme le synthétise l’autrice, « exploiter les énergies fossiles exige souvent d’exploiter les gens ».

L’auteure, poète et journaliste d’investigation (New Yorker, New York Times magazine, Harper’s), rencontre Stacey Harvey, infirmière et mère célibataire de deux enfants : Harley, 14 ans et Page, 11 ans, auxquels le livre est dédié. Stacey a signé un bail en décembre 2008 avec Range Resources, leader de la fracturation hydraulique. Elle possède une ferme de 3 hectares dans le comté de Washington et voit dans ce contrat une rentrée d’argent inespérée. Mais deux ans et demi plus tard, son fils Harvey pèse 57 kilos pour un 1 mètre 85, il n’est plus qu’une « silhouette cachectique et molle », il maigrit à vue d’œil, se traîne. On lui finit par diagnostiquer un empoisonnement à l’arsenic.
La famille de Stacey vit dans la région depuis 150 ans, elle aime cette terre, non loin d’Amity et Prosperity (titre original du livre), deux villes aux noms qui disent un Eden (concorde et prospérité) que le gaz de schiste va transformer en enfer. Amity a connu les puits de pétrole, puis les aciéries, la campagne a toujours cohabité avec l’industrie dans la région et tous les habitants du coin, surnommés les Hoopies, ont vu la ruine succéder à la prospérité, le chômage quand les ressources du sous-sol s’épuisent, les problèmes environnementaux liés à l’exploitation intensive. Mais comment résister à l’appel d’argent frais quand on lutte pour survivre dans une région que les crises successives n’ont pas épargnée ?
La Fracture, titre du livre en français, sera double : la fracture hydraulique creuse la fracture sociale et la promesse de prospérité fracture la concorde. Pour les uns le gaz de schiste est une promesse de richesse financière et d’indépendance énergique pour l’Amérique ; pour les autres il est une menace pour la santé et l’environnement. Suivre la famille de Stacey va permettre à Eliza Griswold de donner un visage à cette tension, dans un livre qui tient de There will be blood comme d’Erin Brockovich et s’offre comme une éclatante incarnation de la narrative non fiction à son meilleur. Stacey et ses enfants « comptent parmi ceux qui paient le prix humain de l’énergie américaine ».
Depuis que Range Resources, entreprise de fracturation hydraulique texane, a commencé l’exploitation du comté en 2004, ce sont cinq sites qui se sont désormais implantés autour de chez Stacey : longtemps réticente, l’informière a fini par succomber à la promesse d’un pont d’or et signé un bail collectif avec ses voisins, les Voyles. En haut de la colline, Ron Yeager a signé lui aussi, il élève des Angus, la ferme appartient à sa famille depuis 1804, au moins, et on dit que les arbres de sa propriété sont « aussi vieux que l’Amérique ». Ils vont cependant être rasés pour permettre l’installation de trois puits, une fosse et un bassin à déchets. La ferme devient un vrai « site industriel ». Pour fracturer le schiste, il faut envoyer au fond des puits du liquide additionné de produits chimiques et de billes d’argile ; les camions ont transformés le lieu en autoroute ; les puits et pipelines défigurent le paysage ; les fosses contaminent les sources naturelles ; l’air pue, une lourde poussière recouvre tout.
Très vite, les conséquences sont visibles : l’herbe meurt sous la poussière épaisse, Harvey a des douleurs à l’estomac, des aphtes mais il ne souffre d’aucune maladie connue, on multiplie, en vain, les analyses. La fosse à déchets du « site Yeager » (boues, eau, produits chimiques, matières radioactives, bactéries) est posée sur une simple bâche en plastique, sulfure d’hydrogène et acroléine pénètrent le sol, se répandent dans l’atmosphère. Chez Stacey, une eau noire, mêlée de boues, coule des robinets. Range Resources assure que ce n’est pas dangereux, qu’il suffit de faire bouillir l’eau pour la consommer. Mais Harvey est si faible qu’il ne peut plus aller à l’école, les animaux de Stacey comme les chevaux des Voyles vont mal et personne ne réagit. La manne financière est sans doute trop belle pour le « Frackistan » et une « nouvelle culture du secret » finit par distendre « des liens tissés par des générations ». Tout le démontre, Prosperity mine Amity.
« L’opinion des voisins sur l’état de Harvey était souvent moins liée à la condition physique du jeune garçon qu’à leur propre point de vue sur la fracturation hydraulique. Rares étaient ceux prêts à en contester les avantages. Pour la première fois, les habitants d’Amity allaient probablement gagner de l’argent grâce aux ressources minières souterraines de leurs champs de maïs et de blé. Avec le charbon et le pétrole, la plus grande partie de cet argent s’était envolée pour aller remplir les coffres des entreprises, qui n’avaient laissé derrière elles que des coûts. Mais, avec la fracturation hydraulique, les gens tiraient enfin profit de ce qui leur appartenait, sous forme de primes et de royalties. Il y avait aussi quelque chose d’intrinsèquement américain — de conforme à l’ethos libertaire, postulant que l’individualisme est au fondement de la réussite — dans cette nouvelle richesse pétrolière et gazière jaillissant de la terre ».
L’ensemble du livre d’Eliza Griswold suit les étapes d’une prise de conscience du poids de la fracturation hydraulique sur l’environnement, les humains et les animaux, les sols, l’air, l’eau mais aussi les résistances d’une partie de la population. Stacey décide d’attaquer Range Resources en justice, c’est David contre Goliath, une énorme machine à broyer, supposant des compétences juridiques, techniques, financières que la jeune femme n’a pas. « En résumé, ils ont détruit nos vies. (…) Financièrement, on est coincés ». Elle sera aidée dans son combat par un cabinet d’avocats qui la soutient sans coup férir, malgré les menaces et la faillite qui le menacent. John et Kendra Smith, surnommés « Mr et Mrs Atticus Finch » pour avoir « osé se mesurer à l’industrie du pétrole et du gaz » vont passer jours, nuits et fonds du cabinet comme fortune personnelle à soutenir la cause de Stacey.
Enquête et roman judiciaire, portrait d’une Amérique divisée, Fracture est de ces textes situés et engagés dont le sujet n’est pas seulement une thématique mais bel et bien une poétique. L’auteure l’écrit dans les Remerciements en fin de volume, si tout dans ce texte est factuel (et les notes, d’un volume impressionnant, donnent toutes les références et chiffres), c’est bien le récit qui importe ici : « l’extraction énergétique n’est pas qu’une question de ressources, elle est liée à des récits ». À la fiction d’un american dream extrait du sol et d’une nouvelle frontière (souterraine) franchie, s’opposent le récit terrible de la maladie, de la pollution et un procès, discours qui doit condenser comme contester le premier récit (capitaliste) pour faire entendre le second. On comprend dès lors qu’Eliza Griswold cite longuement Rachel Carson, dont le Silent Spring avait fait bouger notre représentation des polluants et du DDT au début des années 60 et avait prouvé la puissance des fables et enquêtes pour dire « la dévastation » environnementale. Eliza Griswold l’écrit au chapitre 19 du livre, « dans une affaire aussi complexe, la victoire ou la défaite dépendrait aussi de qui saurait raconter la meilleure histoire ». L’histoire que narre Fracture, qui les enchevêtre toutes, est de celles capables « de transformer toutes ces preuves en histoire limpide », pièce majeure au dossier du « droit à l’air propre et l’eau pure » à l’ère de l’extractivisme et du capitalocène.
Eliza Griswold, Fracture (Amity and Prosperity), trad. de l’anglais (USA) par Séverine Weiss, éditions Globe, septembre 2020, 416 p., 22 €