Dans la ligne du si réjouissant Peut-on parler des livres qu’on n’a pas lus, voici que nous lisons Comment parler des faits qui ne sont pas produits ? ou, plus justement, « qui ne se sont pas produits sous cette forme ? » C’est défendre là un sacré paradoxe au moment où ce menteur invétéré de Donald Trump tente de se faire réélire Président US à coups de fake news.
Or, dans le présent essai le preux Bayard fait fort et va même si loin qu’il propose que soit enseigné dans les facs — et pas seulement les littéraires — l’art de raconter et d’entretenir chez beaucoup d’étudiants la « pulsion narrative ». Il y va, nous dit-il, de leur bonne santé mentale. Et je me rappelais, lisant ce nouvel opus de l’ami Bayard, qu’ayant eu naguère l’occasion de raconter ma vie professionnelle à un journaliste, je m’étais permis des travestissements de la réalité en toute bonne foi. C’était sans trop m’en aviser que je transformais et que j’enjolivais.
Mais venons-en à Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? C’est à la lecture d’une riche moisson de récits que nous convie ici Pierre Bayard. Ils sont treize « fabulateurs » appelés à témoigner et, si deux d’entre eux viennent d’un passé lointain signant leurs récits l’un Fontenelle et l’autre Chateaubriand, tous les autres sont de notre temps et leurs histoires ont été rendues publiques.
Ils sont cependant loin d’être tous proposés en modèles et cela peut étonner. Va-t-on faire un exemple à imiter de la sotte candeur de la militante communiste Maria-Antonietta Macciocchi qui, lors de ses voyages en Chine au temps de Mao, acceptait toutes les énormités que la propagande lui faisait avaler ? Va-t-on de même adhérer au monument que dresse à sa propre gloire Saint-John Perse diplomate et poète, alors que, par exception, on lui avait permis d’intervenir dans la composition du volume Pléiade réservé à son œuvre et paraissant en 1972 ? Comment suivre par ailleurs Hannah Arendt qui, après avoir assisté au procès Eichmann à Jérusalem, défendit dans un ouvrage la thèse de la banalité du mal, soutenant que le criminel Eichmann n’avait rien de diabolique alors que des témoignages sérieux allaient faire de lui un véritable nazi ? Le problème cependant n’est pas dans la justesse des thèses et positions défendues. Il est pour l’essentiel dans l’art de manier les ressources de la fiction et du récit. Mieux encore : dans la capacité de susciter la croyance.

Les chapitres qui ont le plus sûrement retenu notre attention sont ceux où la narration n’est le lieu que d’un travestissement par petites touches. Le beau cas est celui du parcours qu’accomplit John Steinbeck en 1960 dans son propre pays aux fins de renouer avec sa patrie et ses concitoyens. La narration finale eut un énorme succès. Mais 50 ans plus tard (pourquoi si longtemps ?), un certain Steigerwald allait passer au peigne fin l’ouvrage du grand Steinbeck. Bien qu’amateur de l’œuvre, Steigerwald est le type même de ce que Bayard nomme le « chicaneur », qui, ayant refait l’enquête, stigmatise l’écrivain sur toute trahison de la vérité. Ainsi de nous aviser de ce que Steinbeck a fait le voyage avec sa femme et non en compagnie du chien Charley, qu’il n’a pas logé en plein air mais dans des motels confortables, qu’il n’a pas tenu telle longue conversation avec un acteur shakespearien, etc.. Et Pierre Bayard de souligner que « La nocivité du chicaneur est d’autant plus grande qu’un rien lui suffit pour perturber une atmosphère ou détruire une légende. Quelques mots bien placés, un trait d’ironie, un soupçon lancé sur les invraisemblances d’un récit et le plaisir que partageaient, à l’oral ou à l’écrit, l’inventeur et ses récepteurs se trouve irrémédiablement corrompu. » (p. 34) En tout cas, ce dont le chicaneur ne s’avise pas, c’est qu’en Steinbeck il transforme le réel aux fins de rendre son récit plus plaisant ou plus crédible.

Pour prendre un autre exemple, on pourrait croire qu’un journaliste de la presse quotidienne s’en tiendrait à une plus grande rigueur. Eh bien non pas toujours, nous apprend cet autre cas emprunté au travail d’un reporter du Spiegel allemand. Trump vient d’être élu et le journaliste Claas Relotius s’installe pour quelques semaines à Fergus Falls, petite ville du Minnesota dont le vote est traditionnellement démocrate mais qui, cette fois, a voté Trump. Pour tenter d’expliquer ce retournement, Relotius va publier une quinzaine d’articles. Dans ceux-ci, il accumulera les informations fausses que l’on pourra qualifier d’erreurs d’ambiance et cela commencera avec le paysage par lequel on aborde la cité comme avec le portrait fantaisiste du maire de la ville. Quand habitants et journalistes seront mis au fait de telles tricheries, ce sera un beau tollé. C’est que les « locaux » n’ont pas été heureux de se découvrir en personnages de fiction. Mais auraient-ils été satisfaits si Relotius ne s’était donné aucun droit à la « recomposition du réel » et n’avait pas traité Fergus Falls comme une petite ville typique de beaucoup d’autres dont il s’agissait d’expliquer le basculement inédit d’un camp dans l’autre. Somme toute, le journaliste allemand a opté pour une vérité toute littéraire qu’il jugeait plus éclairante que toute autre.

Il est un exemple où la fabulation s’affiche davantage et c’est dans le Survivre avec les loups de Misha Defonseca, récit fascinant qui fut adapté avec succès au cinéma par Véra Belmont. Cela raconte l’histoire d’une petite Juive qui pendant la dernière guerre part à la recherche de ses parents à travers l’Europe et connaît des aventures extraordinaires dont la principale est son adoption par une meute de loups dont elle imite les mœurs. Le succès de ce récit fut immense et eût pu durer longtemps encore si n’était survenu un conflit entre autrice et éditrice. En fait, l’autrice était Belge et s’appelait Monique De Wael. De plus, elle n’était pas juive et n’avait pas vécu avec des loups. La dénonciation de la supercherie fut un énorme scandale. Pourtant et à la suite de Boris Cyrulnik, Pierre Bayard défendra l’idée que, sans la fable inventée par la gamine, fable contenant des éléments de vérité, la petite fille n’aurait pas supporté son sort et n’aurait pu survivre. Et cette puissance du fabuleux et du narratif va engager l’ouvrage entier.
Voilà certes qui peut justifier la thèse que défend hardiment Bayard selon laquelle la fiction joue un rôle énorme dans nos existences. Et d’aller jusqu’à soutenir que cultiver l’art de la fiction par un apprentissage scolaire et universitaire pourrait être bénéfique à quiconque. Ainsi, en preux chevalier qu’il est, Bayard mettra un terme à son ouvrage, disant : « Dès lors que l’on admet la richesse de la fiction et son caractère incontournable, il convient non pas de la refuser en engageant un combat perdu d’avance mais de la valoriser et même de l’enseigner. » (p. 167). Où certes l’on fera la part de l’humour bien connu de l’auteur, tout en adhérant à son point de vue et au beau livre qu’il nous donne et non sans avoir souhaité pour autant l’échec électoral du champion des fake news, le nommé Donald T.
Pierre Bayard, Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ?, Éditions de Minuit, « Paradoxe », novembre 2020, 176 p., 16 € 50 — Lire un extrait