On vient d’apprendre que Robert de Saint-Loup est mort au front alors qu’il protégeait la retraite de ses hommes. À cette nouvelle une tristesse énorme envahit Marcel. Curieusement la première chose qui lui vient à l’esprit est que son ami était un être dépourvu de toute haine, à commencer par celle qu’il aurait pu porter à la culture de la nation adverse : « les derniers mots que j’avais entendus sortir de sa bouche, il y avait six jours, c’étaient ceux qui commencent un lied de Schumann et que sur mon escalier il me fredonnait, en allemand, si bien qu’à cause des voisins je l’avais fait taire. »
Et Marcel de se souvenir également de la gentillesse du bel officier en chacune de ses conduites et « jusqu’à sa manière de fermer la portière de mon fiacre quand il me reconduisait, tête nue, chaque fois que je sortais de chez lui. »
C’est à Balbec que Marcel a connu Robert, souhaitant d’emblée devenir son ami, ce qui va se produire au-delà de toute espérance et sans pour autant que les deux jeunes gens, l’aristocrate et le bourgeois, se fréquentent beaucoup. L’élégance du premier résidait en particulier dans sa générosité envers ceux qu’il aimait : « Tout cela, le bon comme le mauvais, il l’avait donné sans compter, tous les jours, et le dernier, en allant attaquer une tranchée par générosité, par mise au service des autres de tout ce qu’il possédait, comme il avait un soir couru sur les canapés du restaurant pour ne pas me déranger. »
Notre narrateur se remémore alors ses lieux et moments de rencontre avec le vaillant et gracieux militaire, y compris la fois où Robert gifla un journaliste qui incommodait Marcel avec son cigare. C’est ici que le héros de la Recherche associe les deux rencontres qu’il fit à Balbec durant le même été : « Peu de jours après celui où je l’avais aperçu, courant après son monocle, et l’imaginant alors si hautain, dans ce hall de Balbec, il y avait une autre forme vivante que j’avais vue pour la première fois sur la plage de Balbec et qui maintenant n’existait non plus qu’à l’état de souvenir, c’était Albertine, foulant le sable, ce premier soir, indifférente à tous, et marine comme une mouette. »
Et, de fait, notre héros à la santé précaire survit aux deux êtres rencontrés au même endroit et au même moment : « Sa vie et celle d’Albertine, si tard connues de moi, toutes deux à Balbec, et si vite terminées, s’étaient croisées à peine ».
Mais Marcel peut constater que le bouclage est désormais complet : « Et puis il se trouvait que leurs vies avaient chacune un secret parallèle et que je n’avais pas soupçonné. » Mieux : Robert a Morel pour amant quand Albertine a ce même Morel pour partenaire dans un douteux trafic sexuel. Mais Marcel ne veut conserver que le meilleur souvenir de ces deux deuils : « Elle et lui me disaient souvent, en prenant soin de moi : “Vous qui êtes malade”. Et c’était eux qui étaient morts, eux dont je pouvais, séparées par un intervalle en somme si bref, mettre en regard l’image ultime […] de l’image première qui, même pour Albertine, ne valait plus pour moi que par son association avec celle du soleil couchant sur la mer. »
Le Temps retrouvé, Folio, p. 153-155.