Indiscutablement, Benoît Toqué est une figure à suivre de la jeune scène poétique française contemporaine. Depuis le rythme plastique de ses poèmes jusqu’à ses performances, Toqué déploie un univers ironique où, entre répétitions frénétiques et variations par revenance, on ne cesse de s’interroger sur ce qu’est devenue l’histoire et sur ce qui reste de littérature en nous. Coup sur coup, Toqué sort deux textes, l’étonnant et inventif Contrariétés et le spectaculaire Entartête : deux textes qui ont décidé Diacritik à aller à la rencontre du jeune auteur à la faveur d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre étonnant et riche Contrariétés qui vient de paraître au Dernier Télégramme. Comment vous en est venue l’idée ? Est-ce la scène première ou, pourrait-on dire, le premier micro-récit sur les bouquetins braconnés par Joseph Bérard qui est à l’origine de votre texte ? Quelle est ainsi l’origine de ce texte qui, à la manière d’une formidable provocation, place en exergue la réflexion de Mathieu Arsenault selon laquelle « la littérature est une vieille chose tellement vieille chose qu’elle ne comprend plus rien » ?

Au départ de ce texte, il y a effectivement ce micro-récit comme vous dites, mais surtout l’analogie que j’établis entre ce micro-récit et celui qui le suit. D’un braconnage de bouquetins au début du 20e siècle, on passe très vite à l’introduction de la forme sonnet en langue française au milieu du 16e siècle. A priori, il n’y a aucun rapport entre ces deux histoires. Ce qui déclenche l’écriture de Contrariétés, c’est alors d’en trouver un. C’est rendu possible du fait d’une coïncidence, en apparence dérisoire mais que je choisis de tenir pour suffisante, et dont je force le trait, afin d’instaurer un rapport d’identité partielle entre ces micro-récits. L’établissement de cette première analogie constitue la scène inaugurale de Contrariétés. À partir d’elle, la machinerie peut se mettre en route et le texte se déployer.
Dans Contrariétés, ce qui frappe en premier lieu, c’est qu’à mesure que le texte progresse et enchaîne les micro-récits, ces mêmes micro-récits viennent à échanger leurs qualités, se mêler, se répondre dans un vaste réseau de correspondances. Des phrases sont reprises d’un paragraphe l’autre dans une danse presque macabre, ce qui donne notamment à partir des bouquetins braconnés : « En 1536, Clément Marot braconne dans une réserve royale italienne, il enlève de nombreux sonnets, et il les introduit clandestinement en France. »
Selon quel principe avez-vous composé votre texte ? On a le sentiment que l’écriture de Contrariétés procède par retour, par revenance, par répétitions et différences qui fondent le poème. Diriez-vous ainsi qu’il s’agit d’écrire selon une manière d’hypallage ou de synesthésie ? Est-ce que, enfin, le titre de Contrariétés consacre pour vous plus largement ce principe d’écriture ?
Contrariétés fonctionne en effet par répétitions et différences successives, selon un principe de variation continue. La phrase que vous citez donne une bonne idée de cette dynamique générale. Elle appartient à la scène inaugurale à laquelle je faisais référence et est une variation à partir de la première phrase du texte : « En 1906, Joseph Bérard braconne dans une réserve royale italienne, il enlève trois bouquetins, deux femelles et un mâle, et il les introduit clandestinement en Suisse ». De l’une à l’autre, il y a substitution du sujet et des compléments par d’autres. Le seul qui reste identique, c’est « dans une réserve royale italienne », il est la « ressemblance » minimale, la « coïncidence » dont je parlais et qui me permet d’introduire l’analogie. Cette opération rhétorique donne à cette analogie une consistance, une « puissance suggestive » qu’elle n’a aucunement en dehors de la fiction critique que je propose. Quant à ce qui est relaté, le micro-récit concernant Joseph Bérard est vrai, historiquement parlant, du moins je l’ai lu quelque part et ce n’était pas dans une fiction. Le second l’est également dans les grandes lignes, mais la manière dont je le raconte, et qui est due au fait qu’il se construit sur le modèle du précédent, altère la perception que l’on peut avoir de cet épisode de l’histoire littéraire française. Chacun d’entre eux engendre par ailleurs des commentaires ou réflexions de ma part, qui subissent le même type de traitement.
Cette première scène n’est toutefois que le prototype du processus de répétition et variation qui innerve l’ensemble de Contrariétés, et tout l’enjeu de la construction de mon texte consiste justement à le faire varier continuellement. À partir de cette scène inaugurale, on passe des bouquetins à une chute de cailloux dans les Alpes, puis l’analogie dérape, ou disons que les analogies se mettent elles aussi à dégringoler la montagne. Ayant tiré la langue, à savoir la langue française dans laquelle se sont « introduits » les sonnets de Marot, on se prend à sucer des cailloux, mais aussi des lichens dans une grotte. De là, on passe à la grotte de Mandrin, et à ce que Voltaire a pu écrire de ce célèbre contrebandier du 18e siècle, étant entendu que cette figure renvoie elle-même au braconnier Joseph Bérard dont il était question juste avant, et au fait que je propose de relire l’histoire de Clément Marot comme celle d’un poète braconnier ou contrebandier. On en revient alors à l’initiateur du sonnet français, à l’histoire de cette forme, et à la comparaison que je fais entre les sonnets et les bouquetins. Puis de ceux-ci, on repasse par la Suisse, où Mandrin et ses hommes sévissaient notamment. Intervient alors Rousseau, qui comme Voltaire s’y était un temps réfugié, et qui était par ailleurs natif de Genève. Après quoi, j’introduis un nouvel écart, et à la manière de la réserve royale italienne précédemment, c’est cette fois-ci Rodez qui me permet de passer de l’histoire de Mandrin à celle de deux astronomes français du 18e siècle, ces deux histoires culminant pour ainsi dire dans cette ville.
Ce que je viens de décrire se déroule sur les quatre premières pages du livre, on a donc bien affaire à une avalanche d’analogies. Comme vous le relevez, Contrariétés s’élabore à la façon d’un vaste réseau de correspondances, qui se tisse patiemment au fur et à mesure que la multitude de ses micro-récits s’entremêle. Pour réemployer votre image de la danse macabre, on pourrait dire qu’en coulisse, il y a une table de mixage dont chaque curseur et bouton est relié à un nœud coulant différent : selon que je resserre ou relâche la pression de tel ou tel nœud, émergent ou disparaissent de la scène – c’est-à-dire ici du texte – les éléments, phrases, mots et personnages que je convoque, révoque et rappelle tout au long de sa progression, et que je mixe fréquemment ensemble. Mais peut-être que présenté ainsi, cela ressemble davantage à une maison hantée ou à une pêche aux canards. En ce cas, Contrariétés serait une sorte de fête foraine, comparaison qui permettra sans doute d’attirer le chaland chez son libraire : je vais la garder.
Concernant les figures de style que vous évoquez, si l’on envisage l’hypallage à un niveau macrotextuel, celle-ci pourrait peut-être s’appliquer à Contrariétés. Il me semble toutefois plus clair de parler d’analogie, de répétition, variation et déclinaison, de comparaison, substitution et interversion. Même si je joue à un moment avec les termes d’« anagramme » et d’« apocope », je ne suis pas particulièrement friand de ce vocabulaire technique des études littéraires. Utiliser et maîtriser des figures m’intéresse plus que savoir les nommer, et il en serait certainement de même si je faisais du skateboard. Pour ce qui est de considérer que le titre de Contrariétés consacrerait ce type d’écriture, ce n’est pas mon ambition. Ce livre s’appelle tout simplement ainsi parce que les mots « contrarie·nt », « contrariant·e », « contrarié·e·s » et « contrariété·s » y apparaissent trente-six fois en quatre-vingt pages.
Ce qui ne manque pas également de frapper le lecteur de récits en récits, c’est combien votre écriture s’installe dans un rare souci de la scansion et une puissance neuve du rythme. Vous dites notamment que le « rythme est la valeur sublime » : diriez-vous qu’il est la valeur suprême de votre texte ?
Et qui dit rythme, dit à l’évidence poème. Mais quelle serait selon vous la qualification générique possible de votre texte ? Pourrait-on, puisqu’à de nombreuses reprises, vous en convoquez le terme, parler de « poème » ? Ou laissez-vous votre texte tête nue, sans vouloir en contrarier la marche en ne désirant pas le qualifier, le genrer ? Est-ce que finalement le terme de rhapsodie vous paraît approprié ?
Cette expression de « valeur sublime » vient d’une phrase de Christophe Tarkos : « L’argent est la valeur sublime ». Je la reprends et la décline en lui attribuant à chaque fois un nouveau sujet, ce qui tend à relativiser l’idée même d’une hiérarchie des valeurs évidente, générale et définitive. Néanmoins, si on les replace dans leurs contextes respectifs, chacune de ces « valeurs sublimes » fait sens. Dans le cas de la phrase que vous citez, elle intervient après une « micro-notice biographique » à propos de Mallarmé, un auteur qui faisait preuve d’une grande maîtrise rythmique. De toutes les « valeurs sublimes » que je décline dans ce texte, celle-ci est de plus la seule qui renvoie directement à la pratique de l’écriture. Ainsi que vous le suggérez, le rythme est pour moi d’une importance cruciale en littérature. De là à dire qu’il est la « valeur suprême » de mon texte, je ne le pense pas, car le rythme participe de toute façon du sens comme de la forme d’un texte, il ne les surplombe pas, il est ce qui les met en mouvement. Que Contrariétés soit parcouru d’une certaine pluralité rythmique met toutefois en valeur ce trait, puisqu’il s’agit moins de « battre la mesure » que de la faire varier.
Je vous rejoins lorsque vous dites qu’il y a un rapport d’identité entre travail du rythme et poésie, et en ce sens j’ai tendance à considérer que Contrariétés est un « long poème mutant ». Que ce texte convoque le terme de « poème » et de nombreux·ses poètes n’est en effet pas suffisant pour faire de lui un poème, car sinon Les détectives sauvages de Bolaño, par exemple, en serait un également. À mon avis, au-delà de la place qu’il accorde au rythme et aux jeux de langage, ce qui fait qu’on aura plutôt tendance à voir en Contrariétés un livre de poésie, c’est aussi qu’il s’agit d’un texte transgénérique, puisqu’il mélange récit historique, biographique, critique et autofictif. Telle que je la pratique dans ce texte, l’écriture littéraire est un espace de liberté, et je considère que l’inscription dans un genre défini l’aurait en partie contrainte voire annihilée. L’appellation qui convient le mieux à Contrariétés me paraît donc être celle de « texte hybride ». Il se trouve que ce type de texte a plus de chance de trouver comme « port d’attache » une maison d’édition dédiée à la poésie contemporaine qu’une maison d’édition « généraliste ». Au sujet du terme de rhapsodie que vous proposez, il pourrait tout à fait convenir, à condition d’en ôter la connotation de « mal fichu ». Mais comme vous l’aurez compris, chercher à « genrer » ce que j’ai écrit, alors même que je le pense comme transgénérique, n’a pour moi pas beaucoup de sens.
Dans l’ensemble des micro-récits ou poèmes qui composent Contrariétés, ce qui ne manque également pas de frapper c’est la réflexion qu’ils engagent, chacun, sur la discipline historique et, en particulier, sur la manière dont s’écrit l’histoire. De fait, d’un paragraphe l’autre, se déploie à la fois une diction historique, comme le frottement de vies majuscules à des vies minuscules mais aussi une réflexion sur la pratique elle-même puisque vous en venez à dire que « L’histoire est aussi une écriture ». Vous indiquez même que les vies de Diogène Laërce peuvent constituer pour vous comme un modèle d’écriture historique.
Quel rapport ainsi Contrariétés entretient-il avec l’histoire ? En quoi l’histoire est-elle pour vous un modèle d’écriture ? Et enfin vous dites que l’histoire ne se répète pas mais qu’elle rime : l’histoire, ce serait alors le poème ultime ?
Avant toute chose, il me faut préciser que je ne suis pas du tout historien. J’ai d’ailleurs trouvé plusieurs des informations historiques que je mobilise dans Contrariétés en « zonant » sur internet, sans faire de recherche « poussée ». À ce propos, on peut voir les choses autrement. Nathalie Quintane écrit quelque part que « la recherche pousse à pousser à l’aide de propositions. » « Vous avancez une proposition. Cette proposition en avance une autre, et ainsi de suite. » Il me semble que c’est exactement ce que je fais dans Contrariétés. Pour Quintane, et je suis d’accord avec ça, une telle activité serait plus à rapprocher, si tant est qu’il faille la rapprocher de quelque chose, de la philosophie. Elle ajoute cependant que le philosophe, au bout d’un moment, pensera ou se forcera à résumer son propos, tandis que l’écrivain qui s’adonne à ce type de pratique aura tendance à continuer « jusqu’à l’extrême limite, jusqu’à épuisement des propositions. » Là encore, cela me semble assez bien décrire ce à quoi je m’essaie dans Contrariétés, qui est un texte globalement « pré-analytique », c’est-à-dire qu’il enchaîne les informations et propositions à une vitesse qui ne permet pas de les analyser « scientifiquement », ce qui n’empêche pas d’élaborer un discours critique mais oblige à le faire selon d’autres modalités.
Il n’y a donc, en pratique, guère de rapport entre ce que je fais et ce que fait un historien de métier. Plus que des informations historiques, les matériaux que je mobilise sont en fait encyclopédiques, et c’est de cette façon que je les traite littérairement. Pour reprendre l’exemple de la scène inaugurale de Contrariétés, le micro-récit à propos de Clément Marot et des sonnets « appartient » à l’histoire littéraire, donc à un domaine d’études bien particulier. Je mobilise de la sorte l’histoire de la littérature et l’histoire de l’art à de nombreuses reprises, je leur emprunte des scènes et des personnages, mais je ne fais pas pour autant quelque chose qui participerait de ces disciplines, je fais de la littérature. Quant au micro-récit à propos de Joseph Bérard et des bouquetins, disons qu’il relève de la microhistoire, mais tel que je m’en empare, c’est avant tout une anecdote historique. Il en va finalement de même avec le micro-récit de Clément Marot, et c’est pourquoi je considère qu’ils tiennent d’un savoir encyclopédique : ce sont des informations disponibles et dont je me sers. L’histoire n’est pas pour moi « le poème ultime », c’est un réservoir dans lequel je puise. Car oui, l’histoire est aussi une écriture, la littérature peut donc y puiser. Plus généralement, la multitude d’informations que j’accumule dans Contrariétés, que ce soit sous forme de micro-récits, de micro-notices biographiques, de courtes descriptions d’événements ou de citations, du fait de leur nombre, leur brièveté et leur relative hétérogénéité, relève d’abord d’un savoir encyclopédique. À partir de celui-ci, j’en élabore et organise un autre, littéraire et subjectif, à force de correspondances, détours et commentaires.
Contrariétés est une encyclopédie personnelle, libre et alternative, mais aussi fréquemment fallacieuse. Les éléments dont je traite sont détournés. On est dans un espace fictionnel, la frontière entre fait et fiction est altérée de façon ludique, elle n’a pas cours ici de la même manière que dans un espace voué à restituer la véracité des faits. S’il y a une diction historique dans Contrariétés, c’est donc par jeu. Je peux imiter cette diction, mais je le fais dans un autre but que l’historien et sans « mimer » sa méthode de travail. Je ne vise aucunement à instaurer une diction historique effective. Je déforme à peu près tout, ce qui est a priori contraire à l’éthique de la discipline historique. On pourrait résumer en citant Henri Michaux, auquel j’emprunte dans Contrariétés la phrase suivante : « L’écriture pousse en vous plutôt le mythomane ». Tel que je le conçois, l’écrivain est un mythomane et mythographe invétéré, et c’est pour ça qu’on l’aime. Les « sceptiques », comme les appelle Carlo Ginzburg, ont tendance à penser qu’il en va de même pour les historiens et nient la scientificité de la discipline historique. Celle-ci nécessite pourtant, justement, une discipline : on n’infère qu’à partir de traces, d’indices, il faut à l’historien des preuves. L’écrivain, lui, peut les falsifier ou les inventer, et il le peut parce qu’en opérant dans l’espace de la fiction, il n’a en fait rien à prouver autrement que littérairement, il lui suffit de donner envie aux lecteur·ices de le suivre dans son « délire », et c’est en connaissance de cause qu’ils et elles acceptent de le faire. Je ne passe en effet aucun pacte de véracité avec mes lecteur·ices potentiel·les, mais bien plutôt un pacte d’inexactitude enjouée qui ne prétend rien d’autre que produire de la littérature. Je n’ai pas non plus l’ambition de tenir un discours sérieux à propos de la discipline historique. Ce que j’en dis, si tant est que j’en dise quelque chose, ce qui n’est à mon avis vraiment pas sûr, peut être complètement abscons et faux une fois sorti du contexte fictionnel de Contrariétés.
Puisque vous évoquiez Diogène Laërce, il faudrait préciser que ses Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres sont bien antérieures à l’autonomisation de l’histoire comme discipline scientifique. Diogène Laërce était tout autant poète que biographe, et ses Vies constituent pour moi un possible modèle d’écriture littéraire, et non pas historique. Ce que je dis dans Contrariétés, par contre, c’est que la « Vie » du philosophe cynique Diogène de Sinope, telle qu’elle est relatée par Diogène Laërce en une suite d’anecdotes, est un texte dont le mien s’approche, en termes de fonctionnement. Il me semble en effet que parmi les micro-récits et informations que je compile dans mon texte, un certain nombre d’entre elles peuvent être dites anecdotiques, et que je les enchaîne d’une façon assez peu conventionnelle au regard des manières dominantes que nous avons aujourd’hui de raconter des histoires. Par ailleurs, étant donné que Diogène de Sinope était un philosophe duquel aucun écrit ne nous est parvenu, et dont la pratique philosophique consistait avant tout en des invectives et gesticulations publiques, je trouve assez « parfait » que son œuvre se résume pour nous à une suite d’anecdotes. Contrariétés étant un livre, je suis nettement plus « Laërce » que « de Sinope » : à l’instar du premier, je suis avec ce texte non seulement écrivain ou poète, mais aussi biographe et doxographe, puisque je « reproduis » et commente les dires et gestes de mes personnages. Proposer de courtes descriptions de performances, tel que je le fais dans ce texte, relève en outre du même procédé d’écriture que cette « vie d’un Diogène par un autre Diogène ».
Si l’histoire se manifeste incessamment, c’est que d’illustres noms, notamment de la littérature, se donnent à voir et à lire tout au long de Contrariétés. Nietzsche, Jacques Roubaud, Robert Desnos, Pierre Guyotat pour ne citer qu’eux. On a le sentiment que vous dressez comme une contre-histoire de la littérature : en seriez-vous d’accord ? Et si oui, quelles sont les modalités de cette contre-histoire que Contrariétés met en œuvre ?
Il est juste de dire que ces noms, des deux Diogène à Monique Wittig en passant par Jean-Jacques Rousseau, Zinedine Zidane ou Gertrude Stein, sont la raison première pour laquelle ce texte passe constamment d’une époque à une autre, avec une prédominance des 20e et 21e siècles. Sans doute y trouve-t-on d’ailleurs trop de noms illustres pour que l’on puisse parler d’une contre-histoire de la littérature. Cependant je comprends votre sentiment. Il se trouve qu’au départ, quand j’ai commencé à écrire Contrariétés, j’avais effectivement dans l’idée de produire quelque chose de la sorte. Je voulais grosso modo partir de la forme sonnet du 16e siècle et arriver à la poésie contemporaine, notamment la poésie en performance. Finalement je n’ai pas du tout fait ça, et tant mieux car je crois que cela n’aurait eu aucun sens, du moins pas en l’ayant abordé sous cet angle. Par exemple, si j’avais voulu faire une contre-histoire de la littérature en l’axant sur la performance, il aurait fallu partir de l’histoire de la poésie orale, et non pas du sonnet qui est un produit de la civilisation de l’écriture et de l’imprimerie. Quoi qu’il en soit, le projet initial a très vite muté, c’est-à-dire que je me suis pris au jeu des différents mouvements analogiques que j’avais commencé à mettre en place, et qui interdisaient tout récit chronologique, puisqu’ils sont anachroniques dès les premières pages.
Du projet initial, il reste malgré tout une forte présence de l’histoire littéraire, en particulier de la poésie, et dans une moindre mesure de l’histoire de l’art, notamment de la performance. De ce point de vue, on peut comme vous le faites voir en Contrariétés une contre-histoire personnelle de la littérature, mais alors parcellaire et partielle. On y croise également de nombreux artistes et philosophes, ainsi que d’autres animaux merveilleux, tels des personnages de séries, une biche et un scooter. Les modalités de cette « contre-histoire » relèvent de mes connaissances et curiosités, de mes goûts, envies ou lubies, bref de mon itinéraire d’« animal littéraire », et également des besoins du texte, à savoir de ce que son principe d’écriture m’invitait à et me permettait de faire. Pour donner un exemple, s’il n’avait pas été question de la Suisse, il n’aurait jamais été question de Philippe Jaccottet, s’il n’avait pas été question de ce dernier, il n’aurait jamais été question de Rilke, et s’il n’avait pas été question de Rilke, il n’aurait jamais été question d’Heidegger et donc pas non plus d’Hölderlin. Si vous voulez, c’est un peu comme les poupées russes, sauf qu’elles sont suisses, allemandes, etc., et qu’on n’est jamais trop sûr qu’en en ouvrant une, on n’en trouvera pas une plus grosse à l’intérieur.
Dans ce récit fragmenté et spiralé de la littérature qu’offre Contrariétés, un amour du nom de l’auteur se donne sans retenue. Loin d’être un name dropping comme d’aucuns, comme vous le rappelez, ont pu vous le dire, il apparaît que Contrariétés se livre avant tout comme un hommage aux auteurs que vous appréciez : diriez-vous, tout d’abord, qu’il s’agit pour vous de procéder à une manière d’hommage enjoué dans lequel, comme vous le suggérez, « Ne pas imiter, c’est se limiter » ?
Au vu également des auteurs qui tous s’interpénètrent et changent au gré de votre écriture mobile, ne pourrait-on pas dire qu’il s’agit pour vous de réunir une communauté d’auteurs, qu’écrire sa bibliothèque comme vous le faites c’est rejoindre l’idée d’un « communisme sensible » comme vous en formulez l’idée dans votre texte ?
Cet « amour du nom » participe de mon intérêt pour le travail sur les signifiants, intérêt qui s’exprime tout au long de Contrariétés comme dans une grande partie de mes autres textes. Quant aux noms propres, cela m’amène par exemple dans ce livre à faire se télescoper le braconnier Joseph Bérard et l’artiste Stéphane Bérard, le compositeur Frédéric Chopin et le poète sonore Henri Chopin, ou encore le philosophe Alain Badiou et un Badiou « anonyme » trouvé dans un bottin datant de 1999 et qui vivait à cette époque dans le même village que moi, comme autant de coïncidences heureuses dont il fallait faire quelque chose. Pour autant, cet « amour du nom propre » ne saurait se résumer à ces quelques homonymies. Le fait que ce texte charrie de nombreux noms d’auteur·ices est partie prenante de sa mécanique encyclopédique. On peut y voir une manière d’hommage, mais cela n’équivaut pas pour autant à un panthéon personnel puisque plusieurs auteur·ices qui me sont chères n’y figurent pas. À l’inverse, on trouve dans Contrariétés des écrivain·es dont je n’apprécie pas forcément, ou pas toujours, le travail et la pensée qui s’y déploie. Il n’en demeure pas moins que Contrariétés est traversé par de nombreux auteur·ices que j’aime et/ou qui ont marqué mon parcours de lecteur. Les concernant, il y a bien hommage enjoué, quoique parfois irrévérencieux.
Pour ce qui est du « ne pas imiter, c’est se limiter », je le pense, mais je n’ai pas l’impression que ce texte cherche particulièrement à imiter l’écriture d’untel ou unetelle. L’hommage dont vous parlez ne prend pas la forme de pastiches par exemple. On peut certes trouver des accointances avec d’autres textes dans la manière dont le mien se construit, je donne deux exemples de cette sorte dans Contrariétés : les Vies, doctrines et sentences de Diogène Laërce donc, et Europeana de Patrik Ourednik. On peut ajouter à cette liste de nombreux livres de Nathalie Quintane, Emmanuelle Pireyre ou Olivia Rosenthal. On pourrait proposer d’autres rapprochements, dont certains que je ne soupçonne peut-être pas. En tout état de cause, qualifier d’« imitation » ces proximités dans le fonctionnement de la pensée et de l’écriture me paraitrait abusif.
J’y « imite » par contre beaucoup de pensées, notamment sous la forme de citations. Il me semble en effet que nous avons découvert que nous pensions la plupart des choses que nous pensons – et peut-être même toutes – en les lisant ou les entendant exprimées par quelqu’un d’autre. Si en plus elles l’ont été d’une manière qui nous convient, autant les reprendre telles quelles. En l’occurrence, il ne me semble pas avoir lu ou entendu ailleurs « ne pas imiter, c’est se limiter », et sa formulation me paraît assez idéale. À l’inverse, vous évoquiez plus haut la phrase « l’histoire ne se répète pas, elle rime. » Quand j’ai écrit cette phrase dans Contrariétés, j’ai d’abord cru qu’elle était de moi, et je dois confesser que j’en étais assez satisfait. Je soupçonnais toutefois qu’il n’en fût rien, et ai donc tapé cette expression dans Google : il semblerait qu’elle soit de Mark Twain, et confession pour confession, je dois avouer n’avoir jamais lu cet auteur. On a donc parfois dans la tête des phrases dont on ne sait pas très bien comment elles sont arrivées là. Pour en revenir à « ne pas imiter, c’est se limiter », sentence paradoxale dont je ne doute pas une seconde que quelqu’un d’autre l’ait dite ou écrite avant moi, il n’empêche que Google me laisse gentiment croire qu’elle est de mon fait – tout en m’apprenant que le postulat contraire est le titre d’un article de la section « business » des Échos. « Ne pas imiter, c’est se limiter » est pourtant la manière dont je résume la pensée d’un autre, puisque cette phrase intervient dans mon texte juste après que j’ai convoqué Du Bellay nous disant qu’il faudrait imiter les Anciens. C’est enfin une boutade et un bon exemple du travail sur les signifiants que j’évoquais précédemment.
Quant à l’idée de « communisme sensible » à laquelle vous faite référence, c’est une expression du Comité invisible. On la retrouve notamment dans un livre de Jean-Marie Gleize qui la lui reprend, et auquel je l’emprunte à mon tour. Puisque dans Contrariétés à peu près tout produit – ou est produit par – une analogie, après cette évocation d’un « communisme sensible » apparaît justement dans mon texte le personnage de Jean-Marie Gleize. Ceci étant, je réunis effectivement dans Contrariétés une communauté d’auteur·ices, pas seulement de littérature ni de livres, bien que celles et ceux-ci y soient les plus représenté·es. Est-ce que c’est là une communauté sensible ? Certainement, mais on y trouve des sensibilités assez différentes, et parfois en profond désaccord entre elles.
S’il rend hommage à une part majeure des auteurs que vous aimez, Contrariétés n’en est pas moins un texte qui, procédant précisément par contrariété et principe de contradiction, propose dans le temps même de l’hommage l’exercice d’une ironie permanente et d’un humour aux accents les plus provocateurs comme par exemple : « On appelle également cette unité de mesure la verge, dont on conviendra qu’elle n’atteint que rarement le mètre. » En quoi la contrariété doit-elle être également pour vous un mouvement continuel de contradiction entre différents registres où le sublime côtoie une constante et mordante ironie ?
De même que mes personnages ne sont pas toujours sur la même longueur d’onde, il arrive que j’aie des désaccords avec eux, ou plutôt avec leurs œuvres, et que cela apparaisse dans Contrariétés, en ayant effectivement recours à l’ironie. Personnellement, je m’ennuie ferme lorsque je lis des textes dénués d’humour, du moins en littérature et en généralisant un peu. À partir de là, l’humour étant mon goût, j’en use. En fin de compte, Contrariétés est un texte ironiste de bout en bout. Même quand je suis sérieux, j’essaie de le faire avec ironie, et lorsque je fais une blague, je le fais sérieusement. Si cette ironie est mordante, tant mieux, c’est quand même le principe. Alors je force le trait, c’est ainsi qu’intervient l’humour. Plus précisément, je produis des écarts et débordements, qui ne sont pas sans aller avec la logique générale du texte qui est d’établir des correspondances, puisque lorsque celles-ci ne vont pas de soi, il faut bien faire « le grand écart ». Et je le fais constamment, là encore pour que le mouvement reste vif. L’humour et l’ironie produisent une excitation. Ce sont des moteurs d’écriture et de pensée. Quant à la contradiction entre les registres, c’est également un goût personnel : j’ai toujours aimé l’hétérogénéité des formes, registres et tons. Tous les textes ne le permettent pas, mais la construction par fragments de Contrariétés s’y prêtant parfaitement, il aurait été dommage de s’en priver.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur la part physique et plastique de votre travail. Si elle est déjà au cœur de Contrariétés par l’évocation de performances de Quintane ou Christophe Fiat, elle éclate avec la parution de votre livre précédent Entartête qui pointe un élément fondateur de votre poétique : le caractère physique mais surtout plastique de votre écriture. Convoquant les figures de Laurel et Hardy également présentes dans Contrariétés, vous en déployez la joie et l’inventivité esthétiques. Pouvez-vous nous dire en quoi consiste précisément cet entartête ? Enfin diriez-vous que l’écriture et plus précisément le poème sont une physique de la langue en action et en images ?
Entartête est au départ un texte écrit pour une lecture publique que j’ai faite à Bruxelles. Il trouve sa source dans la « collision » entre le mot allemand entartete, qu’on retrouve dans l’expression entartete kunst (art dégénéré), et le mot français « entarter ». L’entarteur le plus célèbre étant le belge Noël Godin, cette lecture à Bruxelles m’avait semblé une bonne occasion d’écrire ce texte. Cependant ma lecture durait une grosse demi-heure, ce que je trouve un peu long pour une simple lecture publique, d’autant plus que ce texte est assez complexe, avec plusieurs instances de parole qui s’enchaînent, aussi me suis-je dit que sa compréhension comme le plaisir de l’entendre et me voir le lire auraient gagné à en passer par une forme plus travaillée. Je m’y suis donc attelé, et il en a découlé une lecture performée que j’ai présentée à plusieurs reprises. J’avais toutefois d’autres idées pour continuer ce travail autour de l’entartage, idées qui étaient présentes dès le départ mais que je n’avais pas pu intégrer à ce premier « opus ». J’ai eu l’opportunité d’être en résidence à l’espace AU LIEU des éditions extensibles, où j’ai pu écrire les deuxième et troisième parties de ce qui est devenu un livre publié en mars 2020 par cette maison d’édition sous le titre d’Entartête, performances. À l’instar de la première, ces deuxième et troisième parties existent en effet également sous la forme de performances, que j’ai présentées lors des vernissage et finissage de mon exposition de fin de résidence, car ce livre incorpore au texte des images qui lors des performances étaient présentes dans l’espace et que j’activais.
Ce travail m’a permis d’explorer les dimensions physique et plastique auxquelles vous faites référence. Lire en public est quelque chose qui me plaît, et puisque mes textes laissent une large place au rythme et aux sonorités, la lecture à voix haute me semble un excellent moyen pour que cette dimension de mon écriture s’exprime pleinement. C’est ce qui explique que mon premier livre, gloire gouaille gosier, paru en 2018 aux éditions Supernova, ait également abouti à une version audio à laquelle j’ai travaillé avec la musicienne Nina Garcia. Néanmoins l’écriture d’Entartête explore cette dimension « sonore » d’une manière moins frontale, et elle a par ailleurs recours au récit, tandis que gloire gouaille gosier est un recueil de textes poétiques non narratifs. La mise en voix d’Entartête fait par conséquent appel à un autre type de performance, qui renvoie à l’art contemporain et à la « littérature d’art contemporain ». C’est-à-dire que ces performances ne sont pas uniquement orales mais intègrent des déplacements, mouvements et gestes, l’emploi de sons préenregistrés et d’une pédale loop, etc. Entartête s’intéressant aux gestes burlesques, c’est une façon de me les approprier physiquement, mais aussi d’explorer mon propre « potentiel burlesque ».
Concernant la dimension plastique de mon travail, elle « éclate » comme vous dites dans ce livre, et on peut même considérer qu’elle y germe, puisque je n’avais avant Entartête jamais écrit ni publié de texte fonctionnant avec des images. Je dis bien « fonctionnant avec », et non « accompagné de », car j’ai voulu avec la deuxième partie d’Entartête proposer une narration dans laquelle les images que je produisais (dessins, photomontages et détournements) soient des éléments actifs. Il est ainsi pratiquement impossible de lire en public cette partie du livre sans montrer en même temps les images qui y sont présentes, car nombre d’entre elles jouent un rôle narratif dont on ne peut pas faire l’économie. C’était tout l’enjeu de la « mise en performance » de cette partie dans un espace d’exposition, qui m’a amené à imaginer quelle forme pouvait prendre chacune de ces images dans cet espace, et comment j’allais pouvoir activer ces éléments visuels. Par exemple, une page du livre contient les images d’un GIF représentant un animateur de télévision vedette en train de faire tourner une serviette, comme une petite girouette, au-dessus de sa tête. En performance, chacune de ces images est imprimée sur une serviette en papier différente, et je « reproduis » la page du livre en les scotchant une à une au mur tandis qu’une boucle de voix répète inlassablement la phrase « et on fait touuuurner les servieeeettes » jusqu’à épuisement, non pas des propositions cette fois-ci, mais des oreilles du public. Quant à la troisième partie, plus visuelle que textuelle puisque dans le livre elle est constituée majoritairement de photographies me représentant, un cousin orné d’un imprimé tarte à la crème à la main, en train de faire la démonstration des cinq façons d’entarter une personne selon Buster Keaton, elle donne lieu en performance à ladite démonstration « en chair et en os » et à son commentaire. Cela toujours avec ce coussin-tarte comme « arme », mais en prenant pour cible la silhouette dessinée au mur d’un intellectuel vedette, connu pour laisser grand ouvert le haut de ses impeccables chemises et attirer la crème pâtissière comme un paratonnerre la foudre.
Quant à savoir si le poème « en général » est une physique de la langue en action et en images, je dirais qu’il n’en est rien. Il existe bien sûr les catégories de « poésie action » et de « poésie visuelle », qui ont leurs modalités propres et nous disent que l’action, comme l’image, a plus à voir avec ces pratiques poétiques qu’avec l’écriture littéraire plus conventionnelle. Je suis a priori d’accord avec ça, cependant Entartête est dans une relative proximité à la fois avec les premières et avec la dernière. Entartête n’est pas pour moi un poème, c’est un livre de littérature et de performances. À propos de ces dernières, vouloir les contenir dans un livre est paradoxal – on parlerait plutôt de scripts ou de partitions –, mais ce paradoxe m’intéresse. Peut-être est-ce un livre de poésie, du fait de son hybridité constitutive qui, comme je le disais plus haut à propos de Contrariétés, a tendance à rattacher de telles productions au champ poétique. Concernant Entartête, performances, ce sont ces dernières qui sont physiques, et les images que contient ce livre ne sont pas linguistiques en elles-mêmes, bien que certaines intègrent des mots et symboles. Par contre, son principe est de travailler avec deux régimes de signes et de les envisager comme complémentaires, à savoir un langage écrit et un langage visuel, auxquels s’ajoutent un langage corporel et vocal lors des performances, et d’autres médiations encore.
Benoît Toqué, Contrariétés, Dernier Télégramme, septembre 2020, 96 pages, 11 € 50
Benoît Toqué, Entartête, performances, éditions Extensibles, 2020.