Sándor Ferenczi mis en lumière et récit par Benoît Peeters

© Flammarion

La fin du XIXe siècle et le début du XXe ont vu émerger une discipline inédite que quelques découvreurs éminents dotèrent d’une théorie bouleversante. La psychanalyse était née : elle connut alors une concentration forte de ses représentants les plus remarquables dans les capitales d’Europe centrale, Vienne prenant la tête autour de Sigmund Freud. Bien des noms devraient être cités ici même. Si l’une de ces figures demeura alors en retrait, ce fut par une sorte d’injustice. Nous parlons ici du Hongrois Sándor Ferenczi. Lui qui « tenait la place de Budapest » cultiva avec son aîné et maître viennois un durable partenariat allant parfois jusqu’à la plus étroite collaboration. Pourtant Ferenczi mit du temps à se faire connaître, encore que la France l’eût distingué assez tôt via Jacques Lacan par exemple.

C’est aujourd’hui l’éditeur franco-belge Benoît Peeters qui lui consacre une intelligente et fort belle biographie en langue française. Richement informé, le volume se partage en 33 chapitres distribués sur une grande quantité de photogrammes formant un superbe album dont une majorité sont « bleutés » au sein d’un volume de 350 pages particulièrement attrayant : le lecteur s’y promènera avec bonheur parmi ceux qui furent les « princes »  et fondateurs de la nouvelle discipline.

Sa vie durant, Sándor Ferenczi se voulut donc le digne  et chaleureux féal du grand Viennois qu’était Freud. De la capitale autrichienne à la hongroise, il n’y avait d’ailleurs qu’un saut de puce à faire pour se retrouver et former duo. De fait, en plusieurs occasions, Freud et Ferenczi en profitèrent d’ailleurs pour se retrouver quand ils ne s’accordaient pas sur des séjours communs de vacances ou sur un courrier quasi quotidien. Au plan de l’accueil et du traitement des patients, s’instaura pourtant une forte différence entre maître et disciple. Ferenczi cultivait une vraie passion du traitement et de la guérison, là où Sigmund se comportait plus en concepteur et en théoricien. Ainsi on vit souvent le Hongrois multiplier les séances avec la même personne durant  une même suite de jours là où le Viennois raréfiait davantage ses rendez-vous. Ferenczi était par ailleurs d’avis que certains de ses collègues n’avaient pas à passer par des formations didactiques pour accéder à la profession. On vit surtout le même Sándor introduire du romanesque et du pathos dans certaines de ses relations à la « patientèle ». En quelques cas, on put même se demander d’ailleurs quel sens avait encore la consultation du psychiatre à distance.

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C’est l’endroit de s’arrêter ici à un épisode passionnel qui accapara la vie de Ferenczi assez longuement. C’est que Sándor en vint à s’éprendre d’une personne prénommée Gizella en même temps que de sa fille Elma bien plus jeune qu’elle, celle-ci épousant même un citoyen américain pour se détacher de son amant de Budapest. On se doute bien que cette partie triangulaire ne fut pas heureuse en tout point et connut de douloureux soubresauts. De plus, ce singulier triangle suscita le désaveu du milieu psychiatrique, pourtant peu avare en liaisons osées.

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Par ailleurs, le milieu de la psychanalyse se montra largement prédisposé aux rivalités internes. Ainsi la grande association plus ou moins secrète qui réunit longtemps les psychanalystes les plus en vue fut facilement un terrain de luttes pour le pouvoir. Comme aime à le souligner Benoît Peeters à plus d’une reprise, un chef de file comme l’Anglais Ernest Jones fut au long du siècle porté à jeter la zizanie parmi les « psys » européens et, plus spécialement, à diviser les duos qui se formaient ici et là. Il s’efforça ainsi de séparer Ferenczi de Freud ou bien encore de nuire à l’équipe que formèrent dans les années 20 le même Ferenczi et le médecin allemand Otto Rank, associés à deux ouvrages conçus en parallèle. Il s’agissait de l’Essai sur la théorie de la génitalité de Ferenczi et du Traumatisme de la naissance de Rank au titre on ne peut plus évocateur. Conçus à des moments différents mais étroitement unis par l’inspiration, les deux livres se confondirent par la suite sous le seul et même titre de Perspectives de la Psychanalyse. On était en 1924 et ils eurent le plus grand succès auprès de ceux qui accordaient la reconnaissance des prix et des récompenses.

Mais quand arriva la cinquantaine pour Ferenczi et qu’il eut trop donné de sa personne, le même Ferenczi ressentit ce qu’il appela une « flambée tardive de productivité » et il veilla à se laisser distraire le moins possible de sa ligne principale. Atteint de son côté par un cancer de la gorge et porteur d’une prothèse douloureuse, Freud a quitté Vienne pour Londres en 1938, bien après que Ferenczi lui avait recommandé de le faire, soit juste avant sa mort, en 1933. Il veilla pourtant à ce que celui qui fut à jamais son disciple se concentre sur ses idées les plus novatrices et notamment sur son analyse des origines de la sexualité humaine dans Thalassa, chef-d’œuvre dont l’édition définitive en hongrois date de 1928 et qui connut une traduction française chez Payot. Et le Maître de souligner le progrès auquel Sándor était parvenu  en quittant le terrain de la pure spéculation au profit de nouveaux points de vue tous issus de la pratique même, terrain sur lequel Ferenczi se reconnaissait de plus en plus.

En fait, on peut dire que ce dernier fut mis au ban de la communauté psychanalytique dès l’installation du régime nazi en Allemagne (et en Hongrie) et qu’il  ne reviendrait dans la course qu’après sa mort. Ce fut avec le soutien des époux Balint mais aussi d’une Elma exilée à New York et y travaillant au centre Bartok que l’extraordinaire correspondance Freud-Ferenczi put enfin être rassemblée et publiée mais bien plus tard. C’était un héritage d’autant plus convoité que l’Anglais Jones, l’éternel rival, avait fait paraître une biographie monumentale de Freud sous surveillance d’Anna. Ainsi issues de parcours concurrents qui se croisèrent longtemps, quelques grandes carrières qui avaient été parfois en étroite proximité finirent tristement en des lieux différents. Reste qu’on ne peut guère lire Sigmund Freud si l’on n’est pas familier aussi bien de Sándor Ferenczi que de son œuvre.

Benoît Peeters, Sándor Ferenczi. L’enfant terrible de la psychanalyse, Flammarion, août 2020, 384 p., 23 € 90  — Lire un extraitLire ici l’entretien de Benoît Peeters avec Véronique Bergen