Graphites et arborescences : autour de Frédéric Dupré

© Frédéric Dupré

Géographie de l’arbre.

L’horizon fronce ses graphiques. Les feuilles sèchent leur motif avec affluents et ramifications. Quant aux troncs, chacun connaît ses écailles et il en va ainsi du graphite qui roule en moraines charriant leurs dessins dans le paysage. La graphie est une opération produite en elle-même par de nombreux courants. Des lignes de sève, des méandres de fleuve, avec l’écrasement des météores : autant de sentes pour glaciers raclant pierre contre pierre… Voici donc que la géographie reprend les traces de la Terre, la vie inorganique de la croûte terrestre, en attente du vert, du bourgeon de feuilles printanières écrasées en tuiles d’automne. Par ses coulées de laves, par ses mers qui heurtent la falaise, en arrachent les récifs, en esquissent les traits, se découpent soudain des baies, des criques, des fjords, des embouchures, des caps, les détroits… Il y a partout des pavages, et il incombe de les sentir s’agencer à même le sol, en proportion d’un point de vue, mais aussi par leur propre topologie. Cette transformation des éléments, cet emboitement de pavés produisent leur géométrie propre, celle qui fait de la mosaïque l’intelligence même des choses en un univers pluriel.

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Géométrie de l’écorce

La géographie est tout autant une géométrie, le puzzle de l’écorce, le damier de chaque coque qui tombe de l’arbre, pèle les troncs d’après un marbre fait de bois. Et la marbrure du bois sec crayonne des cercles dans l’année. On dit que le bois, dès qu’il sèche, est dur. Le marbre lui ressemble, compresse ses traits. Il dure, fossilise, indestructible même s’il est déconstructible en veines et symétries nombreuses. Mis sous abri, il devient éternel, géographie immuable des stries selon lesquelles tracer un dessin, un mot, un signe, des initiales. Les lignes sont des poutres décochées, elles dont la métrique des planches n’a pas d’âge. Et le papier hérite de cette propriété, autour de quelques trous pour s’assembler in folio. Il y a donc pour commencer des perforations qui forment un cadre, une suite de petits rectangles pour friser un tronc commun, un pivot dont s’arrachent les feuilles de Frédéric Dupré. Ce sont ici les premières figures géométriques, suites algébriques pour façonner le pavage du plan.

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Pavés arborescents

L’arbre, c’est déjà une arborescence. Il procède par divisions : branche du peuplier, branche du vivant, branche généalogique, branche dynastique, branche linguistique… Elles descendent deux par deux. Dans les éléments divers, entre les atomes des courbes ou le grain des lignes, la division oriente les flux, s’empare des découpages trop grossiers pour parfaire un réseau. L’arbre s’étend loin, capte l’espace de tous les éléments pour produire leur consistance. Il sort de l’humus, en arrange les organismes, vient courber les traits, entraîner toutes les cambrures en de singuliers enroulements dont la variation peut se poursuivre, conquérir une limite, franchir les intervalles par des racines portées au carré. La division se multiplie dans le sol en embranchements de plus en plus fins et se prolonge vers le ciel en bifurcations achevées par des feuilles, elles-mêmes développées à l’image de l’arbre, présentant des nervures nombreuses, des rectangles, trapèzes et losanges à perte de vue sous l’infini de ses pousses.

© Frédéric Dupré

Le lieu

L’arbre forme un lieu. Aristote est un Arbre. Il sait que le lieu, on s’y pose, on en épouse la forme devenue inextricable. Verser de l’eau dans un verre impose une figure simple. Et il suffit que cette dernière coule dans la sève des écorces pour lever de nouvelles répartitions, plus radieuses. Il y a des réceptacles, des bassins attracteurs ou des attractions étranges que le tronc dessine dans l’espace. C’est lui le dessin. La pierre fait des ronds dans l’eau, l’arbre dépose des courbes dans le ciel. Et le cercle ne saurait former ni carrés ni triangles. Il faut pour cela un espace différent, une dynamique autre, celle du lierre, de ses tiges vertes, gonflées de sève, qui peut décliner une géométrie prolifique, donner à l’eau de nouveaux embranchements, des recoupements, une texture proposant une surface inédite, très différente de celle de l’étang. Un arbre boit le sol, se pose en lui-même et propose à l’espace une ombre, une fraicheur, un monde en lequel naît enfin un lieu. S’il y a des surfaces pour la Lune, des paysages pour Mars ou Pluton, il n’y a jamais là-bas de lieux. Seul l’arbre sait accueillir, en ses émergences, une localité.

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L’arbre mort

Mais il arrive que l’arbre meure après un temps que l’olivier ne compte plus. Il sèche dans le désert, porte la mémoire du lieu, son schématisme intelligible, ses canevas secrets qui font la vie de tout site, avec des galeries, des chaînons, des trous, des fourmis, des oiseaux profitant nombreux de son architecture devenue aride, éternelle. Dans un désert parfait, un arbre se fait pierre. Une forêt de schiste. Les fossiles sont des roses de sable. Mort, l’arbre survit dans le lieu qu’il a créé, sous l’extension particulière qu’il a creusée, les tubulures de liège qui ouvrent l’étendue, la formulation d’une extension, la vie de l’espace, sa texture ou son texte. La pierre est l’herbier de l’arbre ; le marbre, le dallage de ses veines. Il secrète un nombre.

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Le nombre

On peut numéroter les pierres sur lesquelles se dresse le buissonnement des arborescences. On peut en produire des suites numériques. Elles sont comme celles d’un coup de dés dont la constellation forme le ramage. Le nombre est touffu. Chaque nombre se divise en divisions qui sont comme des décimales infinies. La Pie jacasse sans fin. Depuis son milieu, depuis son cœur partent des angles. Ils se projettent en circonférence, une autre chaque année. Alors, sur son bord, l’écorce mesure des radians entre Pi, Pi/2, Pi/3, Pi/4, Pi/5, Pi/6… Le nombre Pi est l’oiseau d’un arbre sans fin. Chacune de ses décimales correspond à une fraction d’univers, fraction de mondes comme ferait une suite irrationnelle, pleine de surprises, de sauts brusques, de nombres premiers qu’on ne peut diviser que par eux-mêmes. C’est André Weil qui le sait mais, nous, on ne sait pas bien. Aussi pouvons-nous déposer en chaque coin de la feuille des quarts circulaires. Ils donnent de l’arbre une légende, la coupe, l’idée du cercle trigonométrique.

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La loi des inverses

La circonférence peut pointer ses coniques. Elle monte vers le ciel ou descend sous la terre en se projetant par tranches ou par lignes réparties autour d’un axe de symétrie qui tantôt dresse son carré ou encore penche comme pour tracer des fonctions inverses, une exponentielle à laquelle opposer la courbe logarithmique, en déplacement symétrique. Là, des branches suivent un élancement de puissances positives, ici elles retombent, se réciproquent selon des bases qui varient, au point d’en appeler à des éléments d’architecture. La couronne arborescente forme ainsi comme un parapluie de logarithmes. Aussi, le tronc se rend-il inséparable d’une force d’élévation autant que d’une pente en déclinaison. Il appelle des constructions, soit par pavages sur plan, soit par ogives en assemblant des voûtes diverses. Ce pourquoi, le roman tardif, comme le gothique dans sa phase baroque, envisagent la nef comme une succession d’arbres torsadés.

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Le nœud

Et, pour celui qui s’élève avec l’arbre, en suivant cette ascension dialectique, il trouvera à tout varier par autant de nœuds réorientant l’ensemble. Les tiges, les branches ne sont pas seulement des courbes ou contre-courbes mais des vortex, des entonnoirs engouffrés dans la profondeur du bois. Ce sont des accidents de progression, des ruptures, des innervations qui donnent accès à la mémoire, coupant de travers vers des zones plus profondes, plus anciennes, la géographie se muant en archéologie. Comme un clou qui s’enfonce vers le passé, le nœud suit la ligne d’un rameau dont l’avatar aurait été oublié si n’était cette plongée avortée, cette cloison foncée pour ceindre l’élément superflu d’un cerne noir. Il indure une autre histoire dans la géographie.

© Frédéric Dupré

L’imaginaire

Mais sous tous ces foisonnements, on dirait que le plan des réels est parfois délaissé, que les axes se croisent vers des fonctions imaginaires, des nombres plus complexes dont l’étalement, la progression à la verticale nous font soudain basculer en la subtilité d’un monde vu à revers, à partir de son âme végétale. Ce ne sont plus des droites qui se courbent sous la contrainte d’une puissance, mais des pointillés qui vont d’un coin à un autre comme en faisant d’autres tours, d’autres balayages sur un plan déformé. L’axe des imaginaires, des racines négatives pour teinter le monde sous la virtualité de ses plis vivants, ne sombre guère vers la destruction. La vie est toujours plus folle que les entiers, plus forte que les fragments, même en restant sèche. Elle conquiert des dimensions qui forment son imagination impalpable, sa mémoire mêlée au réel en autant de branches revêches, translucides, dans l’attente d’une colonne capable de l’incarner. L’arbre, fût-il mort, est chiffre de vie.

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Bifurcation

Qui ne saurait sentir cette vie portée à son exposant supérieur, réelle autant qu’imaginaire, cette force d’écartèlement qui allie la topologie à l’art, la géométrie à la géographie ? Dans l’écart de ses puissances, les blocs dérivent pour y délivrer les germes extraits des siècles. La graine fait tomber les pans. L’herbe est suffisamment forte pour séparer les pavés, exploser le béton en deux parts qui retombent, semblables à de grandes tôles ondulées. La végétation, les forces du bois vont au-delà d’elles-mêmes, acceptant la conjonction de formes positives autant que négatives, comme si la vie ne craignait point les sommes composées en puissances noires, de celles qui, entre les embranchements, montrent encore la naissance d’un boyau, d’un couloir obscur. On ne sait pas bien où mènent ces arches qui se déploient en arrière-plan, à quel monde elles s’exposent et selon quelle direction nous entraîne leur carrelage d’outre-tombe. L’horizon est de règle pour toute géographie des surfaces quand la profondeur se dérobe.

© Frédéric Dupré

Plissements

On pourrait ouvrir le bois par vagues ou comme en suivant les feuilles d’un livre. Il nous arrive ainsi de lire l’arbre, d’élargir chacune des lamelles du tronc, d’en séparer les stries, d’en déplier les veines en un dessin qui conduit Frédéric Dupré à effeuiller autant de lignes d’univers. Un rythme ondulatoire qui façonne lentement les plissements de la canopée, agités par le vent. Alors l’arbre se compose en autant de pages qu’on tourne. Il se répartit par mappes verticales, se multiplie en franges, se décline comme ferait un éventail, un accordéon irrégulier qui nous fait penser à des tranches de vie. Une manière de sentir la poussée du tronc, d’éplucher ses échardes comme on taille un crayon, chaque embranchement étant un dessin du monde, un écrit végétal déjà déposé dans l’écriture de ses branches.

Le blog de Frédéric Dupré.