Malgré moultes séances de musculation destinées à renforcer ma capacité d’indifférence, je ne suis jamais parvenu à rester de marbre envers ce qui me paraît relever de la bassesse, de l’hypocrisie, ou de la bêtise. Je rejette la misanthropie de principe, aveugle et bornée, mais je reste incapable de mansuétude envers ces trois plaies, parfois étroitement mêlées. Si je n’ai pas à me glorifier de cette tournure d’esprit, ou de ce trait de caractère, je n’ai pas non plus à m’en excuser. Cela reviendrait à me nier moi-même. C’est au-dessus de mes forces. Bien sûr, cela n’implique pas de me croire à l’abri de toute petitesse. Toutefois – dans la mesure où nous pouvons prétendre à une conscience fiable de nous-mêmes – je ne crois pas avoir commis grand-chose par calcul sournois, m’être jamais livré à une manœuvre inspirée par l’envie et le ressentiment, la soif de nuire, avec un grand sourire de façade. Quant à ma propre part de bêtise (mot rebutant quand on l’applique à soi), j’essaie de rester vigilant face à ses manifestations. Bon, la répression consiste seulement à tenter de ne pas faire de mes convictions des petits coqs de combat obtus, ne pas les transformer non plus en hamsters de compagnie, à qui jeter mes doutes à ronger. Parfois, dans ces opérations de maintien de l’ordre, il y a des ratés, des victimes innocentes ; il arrive que les meneurs m’échappent : ils me ressemblent au point que je ne saurais les identifier comme fauteurs de troubles. Aucune doctrine de maintien de l’ordre, on le sait, n’est infaillible.
Quand la connerie jacassante devient irrespirable, que notre endurance à son égard s’essouffle au point qu’on risquerait de céder à plus que de la colère ou du mépris, il est salutaire de penser à des personnes ou des œuvres qui nous extraient du bourbier.
« L’humour est l’arme blanche des hommes désarmés. » déclarait Romain Gary dans un entretien pour Radio Canada, quelques mois avant sa mort. (Le sens de ma vie, Gallimard, 2014). La formule a l’éclat et les limites de l’aphorisme. Elle donne envie d’en produire d’autres, suivant la perplexité sans fin où, je crois, l’humour prend sa source. En démarquant le fameux « politesse du désespoir », on pourrait essayer « services secrets de la mélancolie ». Et, si on se laissait aller, on ajouterait : un homme habité par l’humour n’adhère jamais tout à fait à soi.
L’humour est-il un instinct ? Que certains posséderaient au plus haut point et d’autres pas du tout ? Je suis porté à le croire. Ceux que l’humour habite, ceux qu’il n’habite pas, ignorent pareillement pourquoi ils sont ainsi faits. Les seconds n’ont peut-être même pas idée d’un manque. Tout cela restera, est-il utile de le préciser, à l’état de supposition.
Avec la forme d’humour offensif qui le caractérisait, Romain Gary, « minoritaire-né », fit preuve d’une désinvolture tonique envers les orthodoxies de son temps. Cela lui valut le dédain d’une certaine intelligentsia pour laquelle, dans les années 1960-1970, l’imprimatur « de gauche » ou « avant-garde » valait moutonnièrement sésame. Gary, gaulliste, pratiquant du « vieux roman » n’était pas dans les clous. Pire : il n’ambitionnait pas de s’y faire admettre. Et bien que transparaisse chez lui une nette tendance à se victimiser avec excès (il est le seul écrivain à avoir obtenu deux Goncourt, sous deux noms), le peu d’estime qu’il nourrissait à l’endroit du « milieu littéraire », « l’étincelle sacrée d’un terrorisme qui n’exclut personne », pas même lui, l’ont amené – tout en restant dans le cadre – à adresser à ce milieu, comme à pas mal d’autres, quelques bras d’honneur assez réjouissants. Sans bassesse. Et sans illusions éthérées sur lui-même.
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Dans le même entretien : « Le Général, c’était le seul homme au sein de l’humanité, avec ma mère, pour lequel jusqu’à ce jour j’ai gardé un attachement total et profond dans le respect qu’il m’est très difficile d’exprimer par écrit. Je n’ai jamais parlé du Général de Gaulle par écrit, sauf au moment de sa mort, mais cela a été peut-être une grande justification pour moi de la condition humaine, celle de l’avoir rencontré, celle de l’avoir vu fréquemment et celle de savoir qu’un tel homme pouvait exister. » Inutile d’insister sur la charge d’émotion contenue dans ces paroles. Ni sur celle qu’elles provoquent en retour. J’y perçois la mélancolie indomptée de Romain Gary. Sa loyauté, sa solitude. Sa vulnérabilité, sa force et sa noblesse.
Sommes-nous capables de ressentir la grandeur de ces paroles, nous qui n’avons piloté aucun bombardier, connu aucun orage d’acier, qui n’avons pas vu les villes et les campagnes en proie au pillage, au meurtre, au viol et au feu, eu affaire à la milice, à la délation endémique, la traque et l’extermination de masse ? Oui, je le crois. Elles nous touchent par-delà les circonstances historiques. Elles réveillent notre sens de la grandeur, nos raisons de croire à son existence, malgré les nombreux signaux contraires. Ce n’est pas une expérience si courante.
Bien sûr, Romain Gary a, lui, vécu ces circonstances dans sa chair. Il arrive que les hommes désarmés, même non dupes face à la rhétorique martiale, prennent les armes. Et quand ils croient pouvoir les déposer, après ce qu’il est convenu d’appeler la fin des hostilités, quand le massacre est consommé, quand on évacue les monceaux de cadavres pour les soustraire aux yeux des vivants qui ne supportent pas cette image de leur finitude, de leur impuissance ou de leur complicité, ils s’aperçoivent que rien n’est fini. Tout va recommencer ; en moins sanglant, mais tout aussi tuant, sous les espèces du dérisoire et de la mesquinerie.
Toute sa vie, Gary est resté en armes : l’humour en fut une, c’est indéniable. (On peut essayer de dire ce dont l’humour est précisément le contraire : la blague, l’hilarité officielle des moments conviviaux, le ricanement clanique etc. Et tenter de caractériser ce dans quoi il ne doit pas sombrer sous peine de se trahir lui-même : une sagesse, un catéchisme, une variété de dandysme satisfait etc.). Et puis il s’est tué. Sans doute arrive-t-il un moment où ni l’humour ni la noblesse ne suffisent plus pour affronter l’existence, et soi-même. Reste alors l’arme ultime.
Toutes proportions historiques gardées, et indépendamment du gout inégal que j’ai pour ses écrits (Chien blanc est irréfutable de drôlerie désespérée, de tendresse sans sensiblerie et de lucidité politique), j’appliquerai volontiers à Romain Gary ce qu’il dit du Général de Gaulle : savoir qu’un tel homme a existé constitue peut-être une justification de la condition humaine.