Christian Rosset : Portrait de l’écrivain en dissident secret (portrait de Claude Ollier)

Que l’image d’une maison introduise au portrait d’un écrivain pourrait surprendre, sauf à se souvenir d’un des passages les plus saisissants d’un livre de Claude Ollier, Une histoire illisible, que Christian Rosset cite dès le prologue, comme pour marquer le seuil du récit qu’il s’apprête à faire : « La maison avait un corps. Elle avait des mains, des yeux. Elle avait un souffle ». Image inattendue d’un être doté des attributs et de la vitalité qu’on prête d’ordinaire aux humains, comme pour déjouer, c’est-à-dire rejouer aussi bien, sans l’embarras des mots, la distinction souvent oiseuse de l’âme et du corps. Image en l’occurrence de la maison de Maule, non loin de Paris, qu’occupa Claude Ollier du milieu des années 70 à 2014, date de sa mort. Maison qui fut surtout le lieu d’écriture d’une partie majeure de son  œuvre.

Nous voici donc invités à ouvrir ce livre comme on ouvre une porte, avec la même attente, la même appréhension légère et la même impatience que celles que peut ressentir quiconque rend visite pour la première fois à quelqu’un qu’il admire. Ayant été, très jeune homme, dans une situation analogue — il a alors dix-neuf ans, nous sommes en 1975 —, Christian Rosset est aujourd’hui notre guide. Non pour commenter de façon académique l’œuvre indispensable et encore trop méconnue d’Ollier mais pour faire le portrait, presque kaléidoscopique, d’un homme discret, passionné, en marge des mondanités, et nous confier chemin faisant ce que ses livres et ses propos ont su produire sur son propre parcours.

Comme tout portrait est aussi un autoportrait, tant il est vrai simultanément, selon la formule attribuée à Cosme de Médicis, que « tout peintre se peint lui-même », on ne s’étonnera pas de deviner, derrière ou à côté de celui qu’il brosse de son ami disparu à l’âge de 91 ans, quelque chose du portrait de Christian Rosset lui-même. Telle est sans doute la loi d’un véritable exercice d’admiration, qui expose toujours comment une rencontre décisive a pu infléchir et inspirer le cours de sa propre vie. De sorte qu’une des originalités de ce livre ne consiste pas à se contenter de dresser le portrait d’un des plus remarquables écrivains de ces dernières décennies, plutôt à revenir — mémoire, hantise et gratitude font ici jeu égal — sur ce qu’a enveloppé et permis l’expérience d’une relation de plus de quarante ans. On se dit alors que Le dissident secret n’est pas le titre d’un portrait seulement mais peut-être de trois à la fois. Celui, bien sûr, d’un écrivain dont l’évocation aussi sensible qu’instruite invite à découvrir ou à relire l’œuvre ; celui, on l’a dit, de l’auteur du portrait, lecteur fervent et attentif, musicien et homme de radio ; celui enfin, du moins en ses contours, d’une amitié nourrie tout au long des années par la fidélité et l’écoute mutuelle.

Camille Rosset photographiant un portrait de Claude Ollier
© Catherine Marchadour

Mais « qu’est-ce qu’un portrait ? se demande Rosset au beau milieu du livre, preuve que la question ne cesse de se poser à lui en orientant et soutenant son récit. La réponse qui vient s’apparente à l’idée de jeu, chère à Ollier, lui-même auteur d’une suite de livres, ses huit premiers, nommée précisément Le  jeu d’enfant. Un portrait, observe alors Rosset, c’est « entre autres, une manière stratégique de disposer nos souvenirs sur les cases d’un échiquier ». En matière d’anamnèse et d’évocation, tout serait donc une affaire de disposition, pour ne pas dire de hiérarchie entre les épisodes qui reviennent. Organiser le souvenir supposerait, comme pour scanner son plan d’apparition et prévoir son mouvement, de sélectionner des zones d’intensité, de concevoir des emplacements, d’établir d’hypothétiques mises en rapport, de souligner des jeux de contiguïté, de mentionner des écarts, de risquer des reprises. Un tel principe d’arrangement peut effectivement ressembler à celui qui règle la mobilité des pièces sur l’échiquier. Reste qu’on remarque vite que l’ouvrage — un prologue, trois parties, une coda — obéit au moins autant à l’intention d’une composition de type sérielle dont l’énergie procède d’un agencement auquel le montage et le mixage, opérations familières à l’auteur, prêtent une dynamique. Il faut dire que constitué au fil de quatre décennies, le matériau est riche et varié. Il convient de trouver les voies de son exposition, restituer les sensations dont il conserve la trace, ne pas altérer les échos qu’il induit. Liées à l’expérience personnelle de Christian Rosset, les voies ou séries qu’il a choisies sont au nombre de cinq. Leur efficacité tient aussi bien à leur puissance évocatrice qu’à leur proximité avec ce furent quelques-unes des passions de Claude Ollier lui-même : habiter la maison, rendre visite à quelqu’un, avoir une conversation, entreprendre un voyage, raconter ses rêves.

À ceci près que quelle que soit la voie sur laquelle se construit le récit, cette fois encore, la maison est ici plus qu’un thème parmi d’autres. Elle est quasiment la matrice, la condition de toute l’aventure d’une vie en tant qu’elle se présente comme un « concentré de monde, signé, authentifié par son habitant ». Maison que Claude Ollier habita autrefois au Maroc ou dans d’autres pays, maison des amis, en Provence ou ailleurs, maison de Maule enfin. C’est elle précisément qui aura été le lieu des rencontres et des séjours nombreux qu’y fit Rosset, ouvrant depuis le jardin sur un « univers sonore », un  complexe subtil mêlant les bruits et les silences, les paroles croisées et les séances d’enregistrements destinés à la radio* : « la dernière fois que je l’ai entendu de vive voix, il se trouvait, au rez-de-chaussée, dans sa maison de Maule. La dernière fois que je l’ai enregistré (quatorze ans auparavant), c’était dans cette même maison. Et la première fois que je l’ai retrouvé en rêve (environ six mois après), cela s’est passé, comme raconté en prologue de cette suite de récits, au niveau supérieur de cette même demeure, à l’heure précise (midi) où il décrochait avec plaisir le combiné de l’appareil ». Si la maison, « aussi singulière que son habitant », tient une telle place c’est qu’au fil des visites, des propos échangés par téléphone, sans oublier les rêves qui vinrent à l’improviste la convoquer, elle offrit à l’amitié de quoi inventer les modalités particulières de son expression. Maison de la vie et de l’activité d’un écrivain associé en son temps — cela ne dura pas — à ce qu’on nomma le groupe du « Nouveau roman ». Maison que l’écrivain aménagea, pour y vivre et y travailler, d’une manière plutôt inattendue, au nom d’un amour singulier de la couleur. Comme si, grâce à « ses surfaces éclatantes » se déployait la mémoire des voyages, des dépaysements et la vivacité des impressions que connut cet homme toujours aux aguets. Comme si par conséquent, tenant tête à la grisaille de l’Ile de France, l’immédiateté spectaculaire des larges aplats couvrant les murs jouait le rôle d’un stimulant, réel et symbolique, pour activer la perception et amplifier son aura de signification. Les belles photos de Camille Rosset qui viennent clore l’ouvrage donnent à voir avec tact et justesse la puissance de ces vibrations : ici un rose tirant vers le fuschia, là un vert pomme acide, un bleu canard, ailleurs un jaune d’or.

Arno Bertina a raison d’insister dans sa préface sur un des intérêts du livre de Christian Rosset qui, « tout en s’attachant à la personne de Claude Ollier, est aussi capable de le montrer en train d’évoluer parmi ses contemporains, et d’abord avec les écrivains et les peintres qui l’ont entouré, avec lesquels il aura dialogué (physiquement ou en pensée) ». Associé, on le sait, à cette « école » du Nouveau Roman dont une photo célèbre de Mario Dondero, prise devant le siège des Éditions de Minuit, immortalise en 1959 l’existence, sinon la consistance supposée, Claude Ollier fait toutefois figure de dissident. Un peu en retrait sur le groupe que forment Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Claude Mauriac, l’éditeur Jérôme Lindon, Robert Pinget, Samuel Beckett et Nathalie Sarraute, deux pieds sur la chaussée, mains dans les poches, l’auteur de La mise en scène se montre ici comme ayant été toujours déjà ailleurs, indifférent comme par provision au dogmatisme des manifestes, à l’exaltation du pouvoir d’un Robbe-Grillet qui fut son ami et son premier soutien avant que les choses se gâtent et donnent lieu à des reproches inspirés sans doute par ceci qu’Ollier n’était décidément pas fait pour se glisser dans le rôle du disciple. Il suffit de regarder l’image en question, observe à juste titre Rosset : « Sur ce cliché devenu vite “cliché”, il (Claude Ollier) paraît avoir fait un pas de côté, comme s’il était là sans être là ».

Cette figure de dissident, secret de surcroît, Christian Rosset la reconnaît si bien qu’elle est devenue le titre adéquat du portrait qu’il souhaitait faire. Si le secret convient sans mal à l’écrivain pour qui la vie discrète, voire retirée, fût-elle attentive à l’enfant comme aux amis, était nécessaire à la conduite à plein temps de son œuvre, l’idée de dissidence peut laisser perplexe. Ne parle-t-on pas ici de l’auteur qui reçut en 1958 le Prix Médicis et qui, comme on l’a vu, fut à l’initiative avec Robbe-Grillet d’un des courants littéraires les plus novateurs et des plus féconds ? Certes, mais ce serait perdre de vue que Claude Ollier s’est toujours montré réticent quant à la perspective d’appartenir à un quelconque mouvement et que, sous un autre rapport, les manifestations de dissidence dans le champ social et politique, que ce soit au Maroc, dans les pays de l’Est d’avant la chute du mur, ou ailleurs, ont toujours eu sa sympathie**. Avancer la notion de dissidence à propos d’Ollier suppose donc de la considérer dans toute son amplitude ; éthique, politique, esthétique. Soutenue par un goût avéré pour la solitude et, qui sait, une forme de mélancolie, cette dissidence traduit avant tout, non sans rudesse ni intransigeance, le souci reconduit de s’affranchir afin d’ouvrir le champ à la passion d’explorer, comme autant d’énigmes réclamant des formes narratives inédites, des contrées lointaines, des paysages insolites, des façons étrangères de vivre, de sentir et de penser. Une passion, une fois encore, non dépourvue de ces enjeux critiques que nous ferions bien de ne pas oublier, ainsi qu’Ollier le confiait à Alexis Pelletier : « Tous mes récits lèvent sur un « ailleurs » de l’Europe, qui n’est elle-même jamais nommée, et d’où elle est vue comme de l’autre côté du miroir qu’elle s’est tendu à elle-même depuis des siècles et continue d’ailleurs de se tendre avec un certain aveuglement »***. L’aventure intellectuelle et littéraire d’Ollier, par ailleurs mélomane, cinéphile et lecteur de romans d’aventures, aura été en somme marquée tout au long de sa vie par un désir de décentrement et par la curiosité, l’expérimentation et l’invention, autant de passions d’où procèdent ces lignes de fuites qu’empruntent avec une ferveur identique les lecteurs de La mise en scène, Our ou vingt ans après, Fuzzy Sets, Marrakch Medine (Prix France Culture 1979), Une histoire illisible, Obscuration, Feuilleton, pour s’en tenir à quelques titres, ou encore, composant le cycle La Randonnée, les intrigues de ces quatre livres extraordinaires que sont Wanderlust et les Oxycèdres, Préhistoire, Qatastrophe ou Wert et la vie sans fin.

Une page manuscrite de Claude Ollier (DR)

Une fois alignés les uns contre les autres, s’amuse Christian Rosset en s’approchant de la conclusion de son récit, le dos des ouvrages de Claude Ollier occupe le rayonnage sur environ 61 cm. Mesure provisoire puisque d’autres publications sont d’ores et déjà en attente. Mesure surtout factuelle et trompeuse car l’œuvre d’Ollier a en réalité peu de choses à voir avec une quelconque trajectoire linéaire. Distribués plutôt en archipel, autrement dit jouant avec la simultanéité comme avec la succession, tous ces livres renouvellent, chaque fois à nouveaux frais, une invitation à bousculer, à déplacer les représentations en se déplaçant soi-même en lisant. Un peu comme lorsqu’on est en voyage, ou simplement en transit entre plusieurs destinations possibles et incertaines, c’est-à-dire égaré et comblé. L’acte de lecture lui-même ne peut alors qu’adopter une tout autre allure, étrangement analogue à celle du jeu, aussi sérieux, aussi appliqué et décisif qu’il a pu l’être autrefois pour chacun d’entre nous. Voilà pourquoi, ajoute Christian Rosset, « faire quelques quelques randonnées dans l’archipel Ollier est jeu d’enfant pour le lecteur de bonne volonté. Nul besoin d’avoir fait des études de lettres, il suffit de posséder intimement le désir d’entrer dans ce Terrain Vague déjà nommé qui est le lieu non-cartographié par excellence ». Nul besoin donc pour entrer dans l’œuvre d’Ollier, ou pour la fréquenter, de disposer d’un itinéraire préalablement établi ou balisé. Il suffit d’avoir connaissance de l’existence de cet archipel, d’un désir de jouer et d’accueillir les surprises qu’il nous réserve. Ceci posé, le beau livre de Christian Rosset est à coup sûr une des plus justes incitations à nous y aventurer.

Christian Rosset, Le Dissident secret – un portrait de Claude Ollier, préface d’Arno Bertina, photos de Camille Rosset, Éditions Hippocampe, juin 2020, 88 p. et 16 illustrations, 16 € — Lire un extrait Lire ici l’article de Johan Faerber sur le livre.

*    On ne peut qu’inciter vivement à écouter deux superbes émissions de Christian Rosset consacrées à Claude Ollier : À la recherche de Claude Ollier et Claude Ollier, portrait à l’écoute, sur France Culture.
** Qu’on relise par exemple, à propos de la chute du mur de Berlin, Cahier des fleurs et des fracas, P.O.L., 2009.
*** Claude Ollier, Cité de mémoire, Entretiens avec Alexis Pelletier, P.O.L, 1996, p. 36.