Billet proustien (33) : Casser, casser, casser

Proust vers 1890 (Wikipedia Commons)

Albertine est en colère sur Marcel qui revient d’une soirée chez les Verdurin dont il n’avait dit mot. Voulant réparer, Marcel propose à son amie l’argent qui lui permettrait de convier à un dîner le couple honni. La réponse la jeune fille fuse, toute de colère et de dégoût : « “Grand merci ! dépenser un sou pour ces vieux-là, j’aime bien mieux que vous me laissiez une fois libre pour que j’aille me faire casser…”. Aussitôt dit, sa figure s’empourpra, elle eut l’air navré, elle mit sa main devant sa bouche comme si elle avait pu faire rentrer les mots qu’elle venait de dire et que je n’avais pas du tout compris. »

Partant de quoi, Marcel va harceler de questions son amie pour la contraindre à achever la phrase commencée et dont le mot final lui a échappé. Un vrai ping-pong verbal s’engage de la sorte avec une Albertine éludant coup après coup en toute mauvaise foi : «  “ces mots dont je ne sais même pas le sens et que j’avais entendus un jour dans la rue dits par des gens très orduriers, me sont venus à la bouche, sans rime ni raison. Ça ne se rapporte ni à moi ni à personne, je rêvais tout haut.” Je sentis que je ne tirerais rien de plus d’Albertine. »

À cet endroit se glisse un curieux aveu de Marcel, qui ne l’honore pas vraiment : « Car maintenant quand nous étions ensemble avec Albertine, il n’y avait pas de propos si pervers, de mots si grossiers que nous ne les prononcions tout en nous caressant. En tous cas, il était inutile d’insister en ce moment. »

Mais ce rappel a le mérite de libérer Marcel et tout un refoulé : « Mais pendant qu’elle me parlait, se poursuivait en moi, dans le sommeil fort vivant et créateur de l’inconscient […], la recherche de ce qu’elle avait voulu dire par la phrase interrompue dont j’aurais voulu savoir quelle eût été la fin. Et tout d’un coup deux mots atroces, auxquels je n’avais nullement songé, tombèrent sur moi : “le pot ” ».

Et Marcel de reconstituer comme suit le cheminement de sa pensée : « Et tout à coup, le regard qu’elle avait eu au moment de ma proposition qu’elle donnât un dîner me fit rétrograder aussi dans les mots de sa phrase. Et aussitôt je vis qu’elle n’avait pas dit “casser”, mais “me faire casser”. Horreur ! c’était cela qu’elle aurait préféré. Double horreur ! car même la dernière des grues, et qui consent à cela, ou le désire, n’emploie pas avec l’homme qui s’y prête cette affreuse expression. »

L’expression « se faire casser le pot » fait argotiquement allusion à un acte viril de pénétration anale tel qu’Albertine pourrait l’évoquer en se confiant à une amie. Et celle-ci, selon le texte, appartiendrait aussi bien au groupe des jeunes filles en fleurs, voire même de l’une de « mes » jeunes filles en fleurs, pense Marcel qui s’effondre : « Mais déjà, après le sursaut de la rage, les larmes me venaient aux yeux. »

Marcel Proust, La Prisonnière, Folio, p. 324-327.

Photo de Marcel Proust par Otto Wegener (1895)