Charlus se flatte de ne pas connaître la vie de son ami Morel, à ceci près qu’il sait qu’ils « en sont » bien l’un et l’autre — dans le sens commun tout au moins. Jusqu’au jour où il ouvre par mégarde une lettre qu’adresse à Morel l’actrice Léa et le baron pantois : « Or sa lettre à Morel (que M. de Charlus ne soupçonnait même pas la connaître) était écrite sur le ton le plus passionné. Sa grossièreté empêche qu’elle soit reproduite ici, mais on peut mentionner que Léa ne lui parlait qu’au féminin en lui disant : “ Grande sale, va ! ”, “Ma belle chérie, toi tu en es au moins, etc. ”. Et dans cette lettre il était question de plusieurs autres femmes qui ne semblaient pas être moins amies de Morel que de Léa. »
Ainsi, étant donné sa grossièreté, la lettre de Léa ne serait pas reproductible en roman, encore que le “grande sale, va” adressé à Morel soit à lui seul scandaleux. Et voilà comment la censure se glisse effrontément dans le texte proustien. Mais surtout le baron découvre que l’expression « en être » connaît une aire d’application bien plus étendue qu’il ne le soupçonnait. De toute manière, elle fait du pianiste un lesbien en somme* : « Or voici que, pour Morel, cette expression “en être ” prenait une extension que M. de Charlus n’avait pas connue, tant et si bien que Morel prouvait, d’après cette lettre, qu’il « en était » en ayant le même goût que des femmes pour des femmes mêmes. »
Dès lors, la jalousie de Charlus quant à Morel va devoir s’étendre à “une immense partie de la planète”, femmes et hommes confondus : « le baron, devant la signification nouvelle d’un mot qui lui était si familier, se sentait torturé par une inquiétude de l’intelligence autant que du cœur, devant ce double mystère où il y avait à la fois de l’agrandissement de sa jalousie et de l’insuffisance soudaine d’une définition. »
Puis viendra cette note moqueuse qui en dit long sur un Charlus quelque peu benêt et qui l’oppose par exemple à un Bergotte plus professionnel : « M. de Charlus n’avait jamais été dans la vie qu’un amateur. »
Marcel Proust, La Prisonnière, Folio, p. 203-205.
* Voir sur le sujet Elisabeth Ladenson, Proust lesbien, traduit de l’anglais (américain) par G. Le Gaufey, EPEL, 2004.
