La société, c’est moi

George dans Seinfeld (capture d’écran)

Je suis souvent un hashtag. J’alimente de nombreux mèmes. Je suis une ponctuation finale de commentaires sur n’importe quel réseau. Je suis une sorte d’expression-dicton. Vous me rencontrez sur Instagram, Twitter et sur Reddit, au détour d’un TikTok ou en Youtubie. Que l’on me place dans une phrase en français ou en norvégien, on ne me traduit guère, pas plus qu’un « ok boomer« . Je suis « We live in a society« 

D’aucuns ne me connaissent pas, d’autres se lassent déjà ou amorcent mon remplacement, j’interviens à tout va et mon histoire est déjà si longue et si complexe que je ne vous en livrerai que les grandes lignes. On ne s’accorde même pas sur mes origines. Certains évoquent un extrait de la série Seinfeld dans lequel le personnage George Costanza se fait doubler alors qu’il attendait qu’une cabine téléphonique se libère. Plutôt que de s’énerver contre la personne sans-gêne, il s’en prend en aparté à moi, déclarant outré que « nous vivons dans une société dans laquelle nous sommes supposés agir de manière civilisée« . Mais ce moi n’est pas encore vraiment moi (je vous explique plus loin).

Vous trouverez surtout mon origine dans une série de mèmes mettant en scène le Joker. Pourquoi lui ? C’est compliqué, disons qu’à force d’être plébiscité comme l’ostracisé en puissance, il incarne une rébellion par procuration. Chacun peut faire son Joker, se percevoir comme en marge et exprimer des banalités sur ce qui nous tient collectivement – et parfois, ça marche pour attirer les regards. Ne restait plus qu’à dépeindre tout individu énervé en cheveux verts et visage blanc et me convoquer fissa. Un bon moyen d’ironiser sur les courtes vues présumées des autres. Et l’ironie, ça vous connaît.

Dès lors, ma fortune virale était faite. Au point que Jason Alexander, l’acteur de Seinfeld (nous y voilà) s’est à son tour grimé en Joker pour le clin d’œil et dans un grand reenactment a prononcé mon nom. Avec moi, on boucle les boucles.

Depuis, de mème en tweet, j’ai pris mon envol. Quand certains m’emploient encore au sens littéral (… nous vivons dans une société où…), d’autres m’usent pour produire du sarcasme ou encore empilent savamment les degrés d’ironie. Je suis à la fois l’expression d’une fatalité et la mise à distance de son constat. Tel quidam vient à vous comparer une époque sans trottinettes électrique et votre trottoir saturé d’aujourd’hui ? Allez, hop, on place son we live in a society. Votre petite sœur s’entiche d’une affreuse licorne dans un rayon bondé de blanc et d’arcs-en-ciel ? On fait encore appel à bibi « we live in a society« .

Alors, qui suis-je vraiment ? Peut-être et simplement un auto-régulateur … social, et c’est tout le paradoxe de mon ascension sur tout réseau … social. Quiconque en vient à faire son Joker, on lui montre illico par mes propres soins qu’il n’est pas si seul. Itou pour celui qui surchargerait sa dissertation d’une trop forte dose de morale ou se lancerait dans une constatation sentencieuse en public. On s’adresse mutuellement des we live in a society – clins d’œil pour réprouver les critiques faciles et pavloviennes sur les excès des écrans, sur les gamers, sur les féministes et j’en passe. Je vous aide à choisir votre camp. Par mes soins, on peut même se dédouaner en affirmant que le film est un peu trop we live in a society mais bon, il n’est pas si mal. On se parodie en ma compagnie.

C’est que l’on joue avec moi, c’est toute ma force. Les uns pour se montrer qu’ils ne sont pas dupes, les autres pour se distinguer de ceux qui sont moins dupes qu’ils ne le pensent. Qui me convoque s’expose en deux pirouettes à des enchaînements infinis, rétorquant en toute fatalité « on vit vraiment dans une société » ou « ça dit beaucoup de la société« , pour rebondir sur mon nom. Telle est la règle. Notre jeu serait-il sans fin ? Il l’est pour autant que les commentaires de commentaires le permettent et que les mèmes s’emboîtent indéfiniment.

Je suis le partenaire de jeu avec qui vous êtes tous en jeu. Ce n’est pas pour rien que c’est d’abord chez les gamers que j’ai fait autorité.

La société, c’est moi.

On s’est à cet égard bien amusés en me confrontant aux professionnels de celle-ci. Un certain Jean-Jacques a eu le droit à son mème en ma compagnie mais avouons que la cible était facile. Se moquer de l’auteur du Contrat social en faisant son Joker-Voltaire, on n’avait pas plus « we live in a society« . Quant aux cours de sociologie, ils ont désormais le charme des attentes sans fin, à guetter mon nom dans le cours du spécialiste, ou à se retenir de le prononcer.

Et puis, c’est arrivé : à vous, à toutes et tous. La société n’était pas tout à fait celle que vous croyiez. Vous viviez avec des pangolins, des habitations, des cafés et des rassemblements  religieux. La pandémie vous a cloîtrés en vos demeures, séparés des vivants et séparés des morts. Vous avez tweeté chacun de votre côté mais comme un seul homme ou une seule femme : « we no longer live in a society !« . Cela vous a divertis derrière vos laptops et vos smartphones connectés aux mêmes plateformes et réseaux… sociaux. Cela vous a fait du bien. Vous saviez pertinemment que j’étais encore là, vous vouliez jouer encore une fois, comme avant. Seulement, vous sentiez que l’ironie trop confinée s’annulait d’elle-même : elle rencontrait plus fort qu’elle. Vous étiez autant perdus que vous ne pouviez plus vous passer de moi. C’était bon signe.

George dans Seinfeld (capture d’écran)