En se lançant dans la traduction de la Commedia de Dante, Danièle Robert savait mieux que personne qu’elle allait simultanément devoir relever un défi et accomplir une prouesse. Un défi, assurément, puisqu’il n’était pas question pour elle d’envisager cette œuvre magistrale sans tenir compte de sa forme, la terzina, qui, par son jeu de rimes, conditionne tout l’enjeu et le sens du poème. Une prouesse, aussi bien, parce que l’expérience de traduire à cette condition les trois cantiche que sont successivement l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis supposerait une ferveur et une endurance sans faiblesse au service de la passion de la langue, de la vitalité de l’expression et du souci de l’érudition.
Au terme d’un voyage qui aura duré neuf années, cette nouvelle traduction de la Commedia est désormais achevée et la publication du Paradis confirme que le défi a été relevé une fois encore de façon admirable. À nous de vivre maintenant une aventure à ce point singulière, Mandelstam l’avait vu, qu’elle « ne se contente pas d’arracher le lecteur au temps, elle amplifie le temps, comme fait une œuvre musicale lorsqu’on la joue » (Ossip Mandelstam, Entretien sur Dante, Œuvres complètes II, Œuvres en prose, Éditions Le bruit du temps / La Dogana, 2018, p. 587).
Avec Paradis va se clore l’extraordinaire périple que Dante aura accompli depuis la descente terrifiante dans les cercles de l’Enfer jusqu’au cœur de la Terre, puis l’ascension pénible des terrasses successives qui constituent la montagne du Purgatoire. Il s’agit désormais de poursuivre cette odyssée au nom d’un double désir de connaissance et de béatitude. Comme il a été remarqué plus d’une fois, le premier et le dernier vers de Paradis mentionnent explicitement l’idée cruciale de « mouvement » : « La Gloire de Celui par qui tout est mû » (I, v. 1), « L’Amour qui meut le Soleil et les étoiles » (XXXIII, v. 145). Pourtant, tout se passe maintenant comme si le déplacement, nous élevant de ciel en ciel comme par degrés de béatitude, s’effectuait sans réel mouvement. Ou plutôt, comme si la nature de ce mouvement qui va permettre à Dante d’accéder à une « vision neuve » était résolument étrangère à ce que nous connaissons. Comment la qualifieriez-vous ?
Danièle Robert.— En effet, le mouvement qui initie et clôt la troisième cantica de la Commedia est très différent de celui qui animait les deux premières, d’une tout autre nature : alors que dès le départ, au sortir de la « forêt obscure », on a pu suivre la progression de Dante pas à pas, littéralement parlant, qu’il s’agisse de la descente dans les profondeurs du mal et du désespoir, ou de l’ascension par degrés vers la promesse de la vérité et de la joie, nous le trouvons ici transporté de ciel en ciel, guidé par la seule tension de son regard vers les yeux et le sourire de Béatrice qui lui indiquent l’issue du voyage. Au rythme de la marche, qui scandait chaque étape de sa transformation de bolge en bolge, de corniche en corniche, de rencontre en rencontre, succède soudain une trajectoire tout à fait inconnue, un envol qui l’assimile aux oiseaux – dont les images qui leur font référence sont, dans Paradis, très nombreuses –, où la pesanteur du corps est abolie. D’une progression lente et sans digression sous la vigilance de Virgile, destinée à le faire se dépouiller peu à peu de tout ce qui prive l’être humain de liberté en le détournant de la diritta via, il est passé à l’absence d’effort, à la légèreté, au pur désir de connaître et d’évoluer dans le Vrai, jusqu’à la contemplation finale. Il résultera de ce passage de l’espace et du temps terrestres à un espace-temps aérien inconnu des mortels la « vision neuve » que le poète veut nous faire partager. Il ne faudrait pas voir, toutefois, le Paradis comme une sorte d’arrêt sur image, de retour à une immobilité propice à la contemplation (et vous avez raison de dire « tout se passe maintenant comme si… ») : les sept ciels que nous traversons avec Dante jusqu’au Ciel Étoilé (ou des étoiles fixes) sont pris dans un tournoiement que l’on devine extrêmement rapide et c’est à l’intérieur de ce mouvement incessant que se déroulent les rencontres, les dialogues, les diverses étapes nécessaires pour accéder à la vérité. Chacune des âmes détachées de ces ciels se meut elle-même dans un tourbillon ainsi que les chœurs angéliques, le tout donnant une impression de vertige pour les Terriens que nous sommes, mais s’inscrivant en transparence dans cet ordre surnaturel. Et je suis tentée de lui appliquer cette formule par laquelle Bernard Moninot a tout récemment décrit l’une de ses installations, intitulée Ensecrètement : « Cette mise en scène fonctionne comme une composition où chaque élément se superpose dans la transparence de l’ensemble tout en conservant la valeur indicielle qui reste identifiable dans chaque partie. »
En composant ce « poème sacré » qui nous conduit au Paradis, Dante envisage ce qu’enveloppe le fait de revenir à un état que l’expérience immédiate des mortels que nous sommes ne nous laisse pas même envisager. À cet égard Paradis décrit ce qu’un tel retour va supposer, notamment sous le rapport d’un espace-temps dont nous n’avons pas idée et que les mots eux-mêmes peuvent échouer à restituer. Pour Dante qui relate ce type d’épreuve surnaturelle, tout semble à présent régi par la conspiration de la vitesse, de la transparence et du regard, la lumière elle-même étant l’élément souverain. Comment faire la part entre ce qui relève ici d’une expérience qu’on pourrait qualifier de mystique et ce qui procède proprement de l’aventure poétique ?
Cette expérience mystique, je la nommerais volontiers « expérience intérieure » selon la définition qu’en donne Georges Bataille, avec tous les bémols que l’on doit y mettre : « J’appelle expérience intérieure ce que d’habitude on nomme expérience mystique : les états d’extase, de ravissement, au moins d’émotion méditée. Mais je songe moins à l’expérience confessionnelle, à laquelle on a dû se tenir jusqu’ici, qu’à une expérience nue, libre d’attaches, même d’origine, à quelque confession que ce soit. » (Georges Bataille, L’Expérience intérieure [1943], Œuvres complètes, Gallimard, 1973, t. V, p. 15).
Certes, la pensée de Bataille se démarque absolument de celle de Dante dans la mesure où elle est résolument « athéologique », et très éloignée de l’époque, du contexte religieux et de la foi du poète ; néanmoins, ce à quoi celui-ci nous invite est bien ce que Bataille définit comme « un voyage au bout du possible de l’homme » (ibid., p. 19). En cela, sa démarche relève exactement de l’aventure poétique car le retour auquel vous faites allusion et qui fait partie intégrante du voyage qu’il relate – puisque ce retour en est l’aboutissement – n’est effectivement possible que par la médiation de la parole poétique et c’est là tout le projet de la Commedia. C’est par la poésie, et avec le sentiment paradoxal de manquer à la fois des mots nécessaires et d’une mémoire sans faille pour transcrire ce qu’il a vécu, que Dante se lance dans l’aventure qui va lui permettre d’accomplir sa mission. L’expérience intérieure et l’aventure poétique sont pour lui indissociables et c’est bien pourquoi sa foi dans la Trinité :
Ce un et deux et trois qui toujours vit
et toujours règne en trois et deux et un,
non circonscrit et qui tout circonscrit (Par. XIV, v. 28-30)
tout comme dans les trois vertus théologales – foi qu’il proclame devant Pierre, Jacques et Jean aux chants XXIV, XXV et XXVI – s’exprime durant toute la Commedia à travers la tierce rime qui en est la marque formelle, inséparable du sens de l’œuvre ; par conséquent essentielle à sa lecture.
Dès le premier chant de Paradis, Dante forge un néologisme pour définir l’enjeu central de l’expérience dont le Chant expose les moments successifs : trasumanar. Contre certaines autres propositions de traduction, vous avez opté à votre tour pour le néologisme transhumaner. Se posent alors trois questions : a) la pratique du néologisme chez Dante est ici assez fréquente, comment l’expliquez-vous ? b) quel sens peut-on attribuer à ce trasumanar, un verbe suggestif mais aussi inattendu qu’énigmatique ? c) qu’est-ce qui vous a dicté le choix d’un néologisme en français pour en rendre compte ?
Il n’y a pratiquement pas de néologismes dans Enfer, il y en a peu dans Purgatoire, mais ils explosent dans Paradis. La raison en est simple et découle de ce que j’ai dit précédemment : ils participent de cette nécessité de pallier un manque afin de rendre compte de l’expérience de la façon la plus juste possible, donc la plus inattendue. Après les nombreux emprunts aux autres langues, aux dialectes et parlers locaux destinés à enrichir la langue pour tous ses compatriotes, il s’agit pour Dante de créer un langage neuf pour une aventure inouïe dans un monde inconnu des mortels, et cela commence par le verbe trasumanar. En associant le mot latin humanus au préfixe tras- pour en faire un verbe italien, Dante crée un concept dont la concision déroute et a donné lieu à toutes sortes d’interprétations (ce qui n’était pas pour lui déplaire, assurément). Pour le traduire, il va de soi que je souhaitais aller dans le même sens que lui, donc créer à mon tour un néologisme, comme je l’ai fait très souvent dans cette cantica. J’avais le choix entre un néologisme proche du français, transhumainer, par référence à « humain » et un autre plus près du latin et de l’italien, transhumaner ; c’est ce dernier que j’ai choisi, dans le sillage de Philippe Sollers qui explique le sens de ce concept de façon très convaincante ; il ne s’agit pas, dit-il, d’outrepasser l’humain, mais de le traverser pour atteindre la part de divin qu’il comporte, sans pour cela abandonner l’humain (je le paraphrase ici, mais le cite précisément dans ma préface). J’ajoute que tout au long de la cantica, j’ai traduit les néologismes chaque fois que la proximité des deux langues et leur commune origine le permettaient : il en est ainsi de m’imparadisa (m’emparadise), s’inventra (s’enventre), s’infutura (s’enfuture), s’infiora (s’enfleure), s’insapora (s’ensaveure), etc. En revanche, il y a des cas où le néologisme créé résiste à une traduction « littérale » qui aboutirait à un barbarisme ; c’est le cas du vers superbe : s’io m’intuassi come tu t’inmii. Comment rendre cet entrelacs de je, de tu, de toi et de moi avec une telle économie de mots et une aussi parfaite réciprocité ? Je n’ai pu le faire, dérogeant alors à mes choix métriques, qu’au moyen d’un alexandrin classique dont la coupe à l’hémistiche fait sentir (je l’espère) la symétrie parfaite du vers italien : « Si j’étais dans l’en-toi comme toi dans l’en-moi. »
La Divine Comédie se présentant comme une suite de cantiche, il y aurait sans doute beaucoup à dire sur la dimension acoustique de ses différents moments. S’agissant de l’Enfer, on se souvient que la terreur et la détresse s’accompagnaient de cris et de lamentations, et que la peine et les efforts ne pouvaient qu’entraîner la plainte. Au Purgatoire, ce sont désormais les hymnes et les psaumes que l’on entend puis, avec le Paradis, les choses s’accentuent d’autant plus que la tonalité générale du chant accompagne le mouvement des âmes, si bien que musique et louanges semblent enfin pouvoir se déployer pleinement. Quel rôle et quelle portée leur reconnaissez-vous ?
La première partie, Enfer, se distingue en effet nettement des deux autres, car s’il est vrai que l’on n’entend en enfer que plaintes, gémissements et invectives, dès l’arrivée dans l’antipurgatoire puis tout au long de Purgatoire on est surpris par le nombre d’hymnes et de psaumes ou de vers chantés par lesquels s’annoncent les âmes rencontrées ou celles qui veulent se faire reconnaître des deux visiteurs, tel Casella avec Amor che ne la mente mi ragiona, premier vers d’une chanson composée par Dante lui-même. Toute cette partie baigne dans un climat éminemment musical, celui du chant choral polyphonique ; c’est une sorte de prélude à la ronde des chœurs angéliques et aux lumières dansantes et chantantes qui peuplent les divers ciels de Paradis. La musique, dans cette troisième partie, n’est plus liée aux créations terrestres des simples mortels, elle est inséparable du mouvement des âmes bienheureuses, de leur tournoiement et de la lumière qu’elles dégagent hors de toute pesanteur ; elle exprime dans son immatérialité même son caractère « ineffable » au sens que lui donne Vladimir Jankélévitch et, par là, elle souligne la nature inouïe du témoignage que Dante doit porter à l’ensemble des humains que nous sommes. Mais il est très important de noter que cette partie centrale, Purgatoire, joue un rôle majeur entre les sons aigres, sourds, angoissants d’Enfer et les chants éthérés, sereins, d’une absolue pureté de Paradis. Tout est étroitement lié, tout progresse d’un même souffle dans la Commedia.
La Divine Comédie est le récit d’une traversée dont les effets s’avèrent décisifs sur les plans métaphysique, existentiel et poétique. Lorsque vous avez décidé de vous lancer dans la traduction de cette œuvre, vous avez vous aussi entamé en quelque manière une traversée qu’on peut imaginer avoir été aussi passionnante qu’exigeante, aussi éprouvante qu’exaltante. Aujourd’hui que vous avez atteint le Paradis, si j’ose dire, en quoi cette expérience particulière de traduction se distingue-t-elle de toutes celles que vous avez connues ?
Je crois qu’on ne peut sortir d’une telle expérience que profondément transformé. Les quatre adjectifs que vous employez pour la qualifier sont exactement ceux par lesquels je définirais la mienne. L’œuvre de Dante est à la fois prégnante et redoutable ; elle fascine, dérange, provoque de l’inquiétude, un sentiment de “petitesse” devant l’entreprise folle d’affronter un tel monument mais aussi, parallèlement, une excitation intellectuelle extrême car elle semble nous inviter à relever le défi et, par là, promet une véritable jubilation. Lorsque je l’ai abordée en tant que traductrice, je l’avais déjà pratiquée de longue date et m’en étais nourrie comme lectrice ; je savais donc à quoi je m’engageais ou, du moins, je le subodorais. J’avais, d’autre part, une longue pratique traductrice de textes divers, tant anciens que modernes, soit en prose soit en vers – mais : essentiellement de la poésie –, et j’avais toujours, dès mes débuts, accordé une place centrale, primordiale à la forme choisie par l’auteur que je traduisais. Je n’aurais certainement pas pu m’engager dans cette aventure de neuf ans – qui a immédiatement suivi ma traduction des Rime de Cavalcanti (2012) – avant d’avoir atteint une certaine « maturité », une « dextérité » fondée sur une longue pratique, de même qu’une pianiste, une cantatrice ne se lancent pas dans l’interprétation de la Hammerklavier ou de l’air de la Reine de la nuit au début de leur carrière. C’est donc dans la continuité de plus de trente-cinq ans de traduction littéraire que j’ai appliqué les principes à mes yeux essentiels pour approcher cette œuvre avec les moyens que m’offraient ma langue, mon expérience personnelle, ma culture. Je n’ai pas mis en place ces choix – lexicaux, syntaxiques, métriques et prosodiques – pour m’opposer aux autres traducteurs ou prouver que je pouvais faire mieux : c’est une attitude prétentieuse et nombriliste qui ne m’intéresse pas. Je les ai assumés dans le respect avant tout de l’œuvre et de son auteur et, bien sûr, dans celui du lecteur. C’est pourquoi il m’a paru évident non seulement de ne pas tailler dans le texte en prétendant le moderniser (il n’en a nul besoin), mais aussi et surtout de mettre en fin de volume un appareil de notes destiné à éclairer la lecture lorsque cela s’avère nécessaire, tous les lecteurs n’étant pas érudits en matière historique, géographique, politique, astronomique, philosophique ou théologique. Or, sans un minimum d’informations dans ces domaines, il est impossible de goûter pleinement la grandeur de la Commedia.
Traduire une œuvre comme celle-ci exige de la passion, de l’opiniâtreté, de l’humilité, beaucoup de savoir, et lorsqu’on arrive au bout du voyage, alors oui, on mesure à quel point l’expérience était « particulière » et on a le sentiment d’être allé au bout de soi-même.
Dante Alighieri, Paradis, traduit de l’italien, préfacé et annoté par Danièle Robert, édition bilingue, Actes Sud, mars 2020, 533 p., 27 € — Lire un extrait en pdf
Écrivain et traductrice (latin, italien et italien médiéval, anglais), Danièle Robert a obtenu le Prix “Laure-Bataillon” classique 2003 pour la traduction des Écrits érotiques d’Ovide (Actes Sud, coll. “Thesaurus”) dont elle a également traduit, toujours pour Actes Sud, Les Métamorphoses et Lettres d’amour, lettres d’exil (Prix de traduction 2007 de l’Académie française). Sa traduction de Rime de Guido Cavalcanti (éditions Vagabonde) lui a valu le Prix Nelly-Sachs en 2012. Danièle Robert est par ailleurs la traductrice de l’œuvre poétique complète de Paul Auster (Disparitions, Actes Sud, 2004).
Lire ici son entretien avec Jean-Philippe Cazier lors de la parution de sa traduction de l’Enfer.