Ça pourrait être le titre d’un nouvel épisode des Mystères de l’Ouest mais Robert Conrad vient de mourir, alors non.
Ça veut dire (et ça le dit) : la managerialisation généralisée, plus personne ne supporte. Certains s’autorisent même l’outrecuidance d’exprimer leur récusation de façon peu socialement correcte, outrepassant le seuil d’innocuité fixé par les autorités. La descente en masse des gens dans la rue, en France et ailleurs, répond sans doute pour une bonne part à cet écœurement grandissant. La rhétorique Ressources Humaines, dont les deux formules « J’entends ce que vous dites » et « Merci à toutes et à tous » forment l’archétype ressassé ad nauseam, tout le monde en a sa claque. Tout le monde en a sa claque de l’euphémisation techno-débilitante sur fond de salaires gelés et d’éléments de non-langage. (À un tout autre niveau de gravité, Victor Klemperer nous rappelle, dans son ouvrage fondamental LTI, la langue du troisième Reich. Carnets d’un philologue, que « Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps, l’effet toxique se fait sentir.» Toutes proportions gardées, la lingua manageri, cet idiome figé, sans personne dedans, concourt à l’empoisonnement du climat social, sa seule raison d’être consistant à justifier coûte que coûte les relations de subordination, lesquelles par ailleurs, sur le plan juridique, constituent la base du contrat de travail. Si l’on peut admettre la nécessité voire la légitimité de ces dernières quand elles s’exercent dans l’équité et la mesure, l’exigence de rentabilisation étendue à des domaines où elle ne devrait rien avoir à faire, jointe à l’injonction d’épanouissement par le travail, en remettent gravement en cause le bien-fondé.) Tout le monde en a sa claque des objectifs. Il n’est pas inenvisageable que cette lassitude, cet écœurement , atteignent ceux-là mêmes qui peinent aux manettes derrière leurs verres fumés RH. Qui sait : peut-être descendraient -ils eux aussi dans la rue si la servilité, le petit arrivisme de modèle courant, le fatalisme, l’apathie, l’indifférence, la peur de perdre son poste, l’aveuglement, volontaire ou non, ne les tenaient pas en laisse. (J’ajoute tout de suite que personne n’est épargné par l’une au moins de ces variétés de carence en insurrection).
Démanagérialiser le monde s’avère aussi urgent que le dépolluer et réduire les émissions de CO2. Cela ne signifie nullement s’en remettre à une vague incantation «anarchisante». Cela signifie ne plus accepter cette manière de mener les gens à la trique de la violence sociale enturbannée sous les afféteries de la parlure RH-gestionnaire.
Toi plus manager moi.
Moi plus vouloir ça.
Si moi manager toi comme toi manager moi, toi mourir.
Une fois qu’on a dit cela, qu’on a exprimé son rejet d’ une organisation absurde, hypocrite et inique, il reste à écouter Jacques Bouveresse : « Tout se passe aujourd’hui comme si nos contemporains prenaient de temps à autre conscience du fait que l’économie, c’est-à-dire l’obligation dans laquelle nous nous trouvons de vivre en permanence sous la pression de besoins et pour la défense d’intérêts qui sont à peu près exclusivement matériels et économiques, et, dans un bon nombre de cas, artificiels et vains, c’est, en effet, l’horreur. Mais c’est une chose de formuler un diagnostic, qui est probablement correct, sur la façon dont nous sommes subjugués, obsédés et asservis par la réalité économique, c’en est une autre de décider de s’affranchir réellement de cette dépendance et de réussir, au moins dans les limites du possible et du raisonnable, à le faire. (…) La réalité économique est peut-être épouvantable et écœurante, mais cela ne l’empêche pas forcément d’être la seule que l’on prend réellement au sérieux, tout en continuant à proclamer de façon peu crédible que l’essentiel est, en réalité, ailleurs. » (« Les managers peuvent-ils avoir un idéal ? », Essais II, Agone, 2001). Bouveresse a raison de nous rappeler à l’ordre, si je puis dire. On peut lui savoir gré de rudoyer notre passivité et nos reliquats de manichéisme ou d’angélisme, entre deux éclairantes excursions chez Karl Kraus ou Robert Musil, deux écrivains particulièrement sensibles et réactifs à l’abêtissement du (et par le) langage, dont la lingua managerii est aujourd’hui l’un des plus sournois surgeons.
Tout cela peut paraître anodin comparé à la situation sanitaire du moment mais ce n’est pas parce qu’un fléau se présente qu’il faut oublier ceux qui l’ont précédé, et lui survivront.
Un matin, peu avant les mesures de confinement, j’ai éternué dans le métro. D’ordinaire, j’éternue sans danger pour autrui ; j’éternue je crois, sans exhibitionnisme ni préciosité ; j’éternue selon mon style, je n’y peux pas grand chose. Ce matin là, j’aurais dû, cependant, employer mon coude comme barrière virale, ainsi que nous y invitent légitimement (cette fois) les pouvoirs publics en ces temps de Covid19. Je n’ai pas eu le bon réflexe. En tout cas pour le le premier éternuement. Car il y en a eu deux. Au second je me suis repris, j’ai fait ce qu’il fallait. Sans grande habileté, je n’ai pas l’habitude de me servir de mon coude à ces fins, mais avec application. Plusieurs regards managériaux ou s’approchant de cet idéal se sont posés sur moi avec une sorte de réprobation mi-civique mi-trouillarde. Même sans ça, je me serais rendu compte de mon incurie. Parfois, on est à même d’accéder à la conscience de ses propres conneries. Il faut savourer ces instants d’auto-éclaircie. Ils ne durent jamais longtemps et sont le plus souvent teintés d’insincérité ou plutôt d’une sincérité sans conséquences. Avais-je mis en péril la santé de mes congénères ? La plupart avaient les doigts sur leur écran de téléphone grouillant de miasmes. L’organique est le siège du miasme. Et jusqu’à nouvel ordre l’humanité appartient au règne organique. Je ne mets aucun pessimisme de complaisance dans cette constatation et je ne veux pas donner le sentiment de prendre la pandémie à la légère, comme ces abrutis des deux sexes qui continuent à boire des bières entre potes au bord du canal Saint-Martin, ou ailleurs. Les virus passent, les abrutis restent.
J’ai sorti un livre de mon sac à dos. Le flacon de solution hydro-alcoolique acheté deux jours plus tôt en pharmacie avait fui. En fait ça n’en était même pas (pénurie) mais juste de l’alcool à 70. Toujours est-il que j’avais dû mal fermer le bouchon parce que tout s’était évaporé, non sans imprégner le sac et, par voie de conséquence, le livre. J’ai pensé qu’il devait exister une incompatibilité entre les antiseptiques et ce qu’il est convenu d’appeler la littérature (le livre en question appartenait – m’avait signifié, sans que je lui aie rien demandé, le libraire, sur un ton plein d’assurance professionnelle – à cette catégorie). Ceci m’amène plus vite que je ne l’aurais cru à l’acmé oraculaire de cette chronique : le jour où la littérature sera désinfectée de tout élément impropre à la rendre éligible aux critères managériaux, il ne restera plus que des managers et des managés et nous nous mettrons à aboyer tels des petits chiens perdus dans le désert de nous-mêmes.