Romans du Brexit : Ali Smith (Automne)

© Grasset

« Au vu de l’érosion des sols, la Grande-Bretagne ne dispose plus que de cent récoltes » : la citation du Guardian (20 juillet 2016) figure en épigraphe d’Automne d’Ali Smith et elle suit deux vers de Shakespeare, « Que le printemps vous revienne / Les moissons terminées à peine ! ». D’entrée, Ali Smith indique, en semblant juxtaposer du disparate, combien la fiction permet d’articuler actualité d’aujourd’hui et d’hier, saisie médiatique comme littéraire d’un état présent du monde, sur le déclin. Un cycle est en cours, multiple : romanesque comme saisonnier et, au-delà, politique et symbolique.  Automne ouvre en effet une tétralogie ou, pour reprendre les mots de la romancière écossaise, « un quartet des saisons, post Brexit ». De fait il n’y a plus vraiment de saisons, comme le regrette Wendy dans Automne : « C’était l’époque où il y avait encore de vrais étés. Où il y avait encore des saisons, pas la monosaison d’aujourd’hui » ; à la littérature de reformuler, voire d’inventer, ce qui disparaît du paysage.

Même dans ce monde pulvérisé, beaux sont les détails


Autumn
a paru en octobre 2016 en Grande-Bretagne, suivi de Winter en novembre 2017, Spring en mars 2019 et Summer en 2020. La traduction française, signée Laëtitia Devaux, suit ses propres saisons chez Grasset et s’est ouverte en septembre dernier avec AutomneHiver est annoncé pour la rentrée d’hiver 2021.

La romancière écossaise, à travers le cadre des saisons, saisit l’état d’un pays toujours plus désuni. Dans Automne, le referendum du Brexit vient de livrer ses résultats (« le vote a eu lieu à peine une semaine plus tôt ») et tout se déploie depuis deux personnages, manière d’opposer un « à l’époque » et un « aujourd’hui » : Daniel Gluck, ancien compositeur désormais centenaire, qui attend la mort dans sa maison de retraite et « dort comme un personnage dans un conte » et Elisabeth Demand, 32 ans, qui lui rend visite et lui lit des romans.

© Pauline Boty, Colour Her Gone (« Et les roses ressemblent plus à des roses de papier peint qu’à des vraies roses », Ali Smith)

L’amitié improbable de Daniel et Elisabeth est née alors qu’Elisabeth avait 8 ans et qu’il était son étrange voisin. Il lui a transmis son amour des mots (des « organismes ») et de la langue qu’il comparait à « des coquelicots : « Il suffit de retourner la terre, et des mots en sommeil surgissent, tout rouges, tout neufs. Ils éclosent. Puis leurs péricarpes s’agitent, et les graines tombent. Et de nouveaux mots poussent ». Il lui a appris à regarder et entendre, lui a ouvert les yeux sur l’art, la poésie, lui a raconté les tableaux de Pauline Boty, comme cette représentation de Marilyn « au milieu de roses, avec des formes roses, vertes et grises autour. Sauf que ce n’est pas un tableau de la vraie Marilyn, mais un tableau d’une image d’elle. Il ne faut surtout pas oublier ça. »

© Pauline Boty (« une femme dont le corps est fait de photos au lieu d’un vrai corps », Ali Smith)

À l’image des tableaux-collages de Pauline Boty qui juxtaposent des photos « de choses qu’il y a dans le monde » pour le dire — « un tournesol. Un homme avec une arme comme dans un film de gangster. Une usine. Un Russe qui a l’air d’être un politicien. Un hibou, un avion qui explose » —, le roman d’Ali Smith est saturé d’instantanés du pays : l’administration tatillonne et toute puissante (à travers l’épopée du renouvellement d’un passeport), une députée tuée et tant d’autres infos qui saturent nos présents puisque l’une chasse l’autre et que de nos jours les nouvelles sont « comme un troupeau de moutons lancé à pleine allure qui se jette du haut d’une falaise » ; les banderoles « DEHORS LES ÉTRANGERS » sur les maisons ou les cris quand des Espagnols attendent un taxi à la gare (« C’est pas l’Europe, ici, criaient-ils. Rentrez en Europe »). Wendy, la mère d’Elisabeth, liste ainsi tout ce qui la fatigue dans le monde comme il va, la colère, l’esprit étriqué, la peur de l’autre, les mensonges des politiques et populistes, tout ce qu’elle qualifie, d’un néologisme expressif, de « pusillanimosité ». Tout est devenu oppositions manichéennes dans le pays, ce que révèle le lendemain du vote, « Partout dans le pays, le pays se divisait, une clôture ici, un mur là, une ligne tirée ici, une ligne qui traversait là ».

Lorsque l’info sensationnaliste en continu remplace l’histoire, on s’enferme sur soi, on ne veut plus reconnaître l’autre et on oublie tout. « Ce qui faisait l’histoire à l’époque n’est plus qu’une note de bas de page ». Daniel et Elisabeth ont longtemps parlé de rien, c’est à dire de tout, de poèmes, de chansons, de saisons, Vivaldi mais aussi Keats « poète de l’automne dans une Italie d’hiver ». Le récit joue de constants passages d’une époque à une autre, du passé au présent, manière de saisir des cycles, ce qui décline et ce qui advient — le pire comme l’espoir d’une nouvelle éclosion. La première phrase du roman est le programme explicite d’un déclin : « C’était le pire des temps, c’était le pire des temps. À nouveau. C’est ça, l’histoire. Les choses se décomposent, il en a toujours été ainsi, il en sera toujours ainsi, c’est dans leur nature. »

La personne qui invente l’histoire invente le monde


« Ça ne sert à rien d’imaginer un univers, dit Elisabeth, alors que l’univers existe. Il y a le monde, et la vérité au sujet du monde.

Ce que tu veux dire, c’est qu’il y a la vérité, et la version inventée qu’on nous donne sur le monde, dit Daniel.
Non. Le monde existe. Les histoires, ce sont des inventions, dit Elisabeth.
Elles n’en sont pas moins vraies, dit Daniel.
C’est une conversation ultra-barrée, dit Elisabeth.
La personne qui invente l’histoire invente le monde, dit Daniel. »

Lorsqu’Autumn a été publié au Royaume-Uni, quatre mois après le referendum sur la sortie de l’UE, le Financial Times l’a immédiatement qualifié de « premier vrai roman sur le Brexit ». En apparence, ce soulignement d’un rapport à l’actualité immédiate pourrait sembler réduire la portée d’un texte littéraire. Pourtant cette inscription dans le présent et cette réactivité aux événements font partie intégrante du projet de la romancière. Elle a expliqué dans le Guardian vouloir faire de ce cycle des saisons, entamé en 2015, une expérience sensible du temps (« a sort of time-sensitive experiment »), en héritière de Dickens qui publiait ses livres dès qu’ils étaient achevés, faisant de ses récits un commentaire du moment qui leur sert de cadre. En anglais, roman se dit novel, terme qui souligne son articulation au temps, à l’actualité (« It set me thinking, too, about why the novel is called the novel, and about the form’s relationship both to time and to its own time »).
Et si le mot Brexit est nouveau, apparu en 2016, il ne fait pourtant que révéler des failles et divisions présentes depuis bien longtemps dans un pays qu’Ali Smith nomme un « royaume d’îles », le morcellement géographique devenu politique.

Par sa mise en perspective de l’actualité immédiate, Automne affirme donc la place de la littérature dans l’époque, sa manière de la commenter, en partant, comme les tableaux de Pauline Boty, du réel pour en donner une image qui n’est plus ce réel mais sa représentation. Elisabeth, au chevet de Daniel, lui lit trois livres dont les titres sont des programmes et des métanymes : Le Meilleur des mondes, Les Métamorphoses et Un conte de deux villes… Huxley, Ovide, Dickens soit une manière de concilier l’atemporalité de tout texte littéraire et sa situation dans un moment précis. Quand Elisabeth lui tend Le Meilleur des mondes, Daniel lui dit que c’est un « vieux livre ». Elle lui rétorque le trouver « plutôt nouveau ».

Passé et présent s’articulent parfaitement quand il s’agit de fiction, d’une littérature qui invente et façonne ses saisons, de même qu’elle structure le réel et sa représentation. Elisabeth note au crayon dans l’un de ses carnets, à propos de Pauline Boty, que « ce genre d’art interroge et permet le réexamen de l’apparence des choses, car il en fait autre chose que ce qu’elles sont. Voir l’image d’une image, ça signifie la voir avec une nouvelle objectivité, puisque libérée de l’originale ». Avant de ponctuer sa remarque d’un cinglant : « Bla-bla-bla de mémoire de maîtrise. » Elisabeth a pourtant raison.
Et elle aurait pu se souvenir d’un vendredi de vacances d’automne, elle avait 11 ans : Daniel lui avait demandé ce qu’elle était en train de lire. L’adolescente lui avait montré ses mains vides. « Il faut toujours être en train de lire », avait commenté Daniel, « même quand on ne lit pas réellement. Sinon, comment lirions-nous le monde ? »

Ali Smith, Automne (Autumn), traduit de l’anglais par Laëtitia Devaux, éditions Grasset, septembre 2019, 240 p., 19 € — Lire un extrait