Que dit le psaume CXXXVII ? Qu’il existe un lien viscéral entre la terre et le chant ; qu’un lieu qu’on ne peut aimer est un lieu qu’on ne peut chanter, et qu’un lieu qu’on ne peut chanter reste une terre étrangère. Le mal du pays est aphone : « Hélas ! leur dîmes-nous, qui pourrait inciter — Nos cœurs tristes et lourds à chanter la louange — De Dieu, sur cette terre et ce rivage étrange ? » (Clément Marot a chanté Sur les fleuves de Babylone, bien avant les Boney M. et les pattes d’éléphant). Dans Le Rêve du chien sauvage, sous-titre : Amour et Extinction, Deborah Bird Rose évoque la pratique aborigène du singing up the country : on chante rituellement tous les vivants et tous les lieux du pays que l’on habite et ces louanges régénèrent tous ces lieux et tous ces vivants. Le monde passe par des cycles de plérose et de kénose — plénitude et déplétion. Les chants de l’homme contribuent au renouveau du « lieu-monde » : en y versant leur amour, ils le remplissent de leur chants, en conjurent l’extinction.
Si les animaux s’éteignent, c’est que nous les oublions. Nous en avons détaché toutes les fibres de notre amour. C’est la thèse de Deborah Rose. L’oubli est la raison profonde de la sixième extinction, apocalypse silencieuse sans oraisons ni tombeaux. Dans sa course contre le monde, la culture occidentale a renié la vie terrestre et en a exfiltré l’homme. L’« hyper-séparation » (V. Plumwood) commence avec la révision yahviste de l’Ancien Testament, s’amplifie dans la culture gnostique des premiers siècles de notre ère et se fige dans le dualisme cartésien (p. 28). En exceptant l’humain du reste du vivant, cette hyper-séparation opère un refoulement qui insensibilise l’homme à la disparition massive de tous les animaux sauvages et accrédite, en Australie, le massacre des Dingos. Le Rêve du chien sauvage dévide une suite de questions étranges : d’après un texte de Lévinas, si l’on peut parler du visage d’un chien comme on parle du visage d’un homme ; d’après un chapitre de l’Exode, si c’est le silence des chiens qui a permis au peuple juif d’échapper à Pharaon ; d’après un texte de Benjamin, si l’Angelus Novus de Klee, les yeux rivés sur les ruines d’une histoire vécue comme catastrophe, ne pourrait pas être un chien ou un ange cynomorphe. On passe du Livre de Job au mythe chasseur Orion et du mythe du chasseur Orion à une anecdote du bush racontée par Tim Yilngayarri, vieux « guide » du clan Dingo. On s’assoit en tailleur autour d’un feu de camp où l’imagination de Rose fait dialoguer sous les étoiles le « vieux Tim », Léon Chestov, Lévy-Bruhl, Prigogine, Freya Mathews, Donna Haraway, sa chienne Cayenne et Val Plumwood. Au fil de toutes ces questions et de toutes ces rêveries, une anthropologue qui s’attache, non pas à prendre l’autre pour objet, mais à penser dans sa langue, cherche à penser avec le chien ou à penser dans le chien toutes les fidélités qui nous attachent à une terre dont notre désamour menace l’existence.
De l’extermination des Dingos par les éleveurs australiens, de ce massacre qui perpétue une annexion territoriale inaugurée par le massacre des peuples aborigènes, Rose fait la pierre de scandale de son « existentialisme écologique ». Les deux notions cardinales de cette nouvelle philosophie, qui refuse toute différence entre éthique et ontologie, sont « l’incertitude et la connectivité » (p. 73). Ce couplage s’oppose doublement à l’indubitable solitude du cogito de Descartes, qui se passe ex hypothesi de l’existence du monde, et à la déréliction du Sisyphe de Camus, seul dans un monde vide de sens, parce que vidé des connivences qui tissaient l’homme dans la trame de tous les autres vivants. Je pense au dogue de Céphale pleurant le cadavre de Procris dans la fresque de Cosimo. Sunt lacrymae ferarum… Ni Sisyphe ni le cogito ne devaient avoir de chien. Diogène oublierait son cynisme si, au lieu de chercher un homme, il retournait sa lanterne sur le corniaud qui le suit comme une ombre suit son homme et reconnaissait dans ses yeux son compagnon de toujours.
Pour construire son existentialisme écologique, Rose hybride un concept emprunté à Bateson et une pratique empruntée aux rites aborigènes. Le concept est celui de « connectivité » (« the pattern that connects », dans Mind and Nature, 1975). Une existence connectée est une existence définie par une dialectique de clôture tautologique et d’ouverture écologique : on est d’autant plus soi-même (tautologie) qu’on entretient des relations plus riches et plus intégratives avec son environnement (écologie). On devient vraiment qui l’on est, non en faisant sécession, mais en faisant allégeance. Rose existentialise cette vision duale de l’identité batesonienne par le biais du flip — ou retournement — des rituels aborigènes. L’exemple qu’elle prend pour expliquer le dispositif du flip est celui du dessin où s’entrelacent deux motifs que l’oeil ne voit qu’à tour de rôle. Elle y voit la clef de l’ontologie et des cultes aborigènes : les cérémonies funèbres amalgament au thème principal le contrepoint d’un récit de naissance ; la vie et la mort y sont conjointes dans une grande synonymie du vivant. Contre la disjonction « ou… ou… » (l’un ou l’autre, mais pas les deux), la logique du flip privilégie la conjonction « et… et… » (p. 193). Une seule et même chose est heureuse et malheureuse, est un départ et un retour, une perte et un apport, une chose dans le visible et une autre dans l’invisible, etc.
Dans des pages pénétrantes, Rose fait un parallèle entre cette indifférence totale au principe de non-contradiction et la loi de « participation » formulée par Lévy-Bruhl comme logique profonde de la raison « primitive » (p. 158) : un crocodile peut-être en même temps un crocodile et l’avatar de l’âme d’un sorcier ; un banc de poissons peut-être à la fois un banc de poissons et un cortège d’esprits venus chercher l’âme du mort pour l’emmener avec eux. La « participation » fonctionne selon la logique du flip : une seule et même chose donne lieu à deux définitions et doit être approchée successivement sous l’une ou sous l’autre de ses deux « natures ».
Cette logique duale est essentielle au « système de parenté interspécifique » qui fonde l’existentialisme écologique de Rose. Tous les êtres d’un même lieu, qu’ils soient rocher, homme ou plante, descendent du même ancêtre. Cette « parenté interspécifique » crée une identité profonde entre les êtres divers qui poussent et prospèrent sur le même sol. La « loi Dingo » veut que les morts reviennent sous la forme d’autres animaux : un homme harponne un poisson qui renaîtra « petit homme » dans le ventre de la femme qui a mangé le poisson ; un lézard est reconnu comme la forme nouvelle d’un homme mort récemment. L’ontologie « totémique » (P. Descola) pétrit d’une seule chaire une grande variété de formes. La caractéristique de cette « parenté universelle » de tous les êtres connectés sur un même territoire (p. 130) est que, tout au contraire de fonctionner comme fortification identitaire, le concept de parenté y produit de la différence et assure le brassage interspécifique des natures. Dans la culture qui est la nôtre, le proverbe selon lequel « les chiens ne font pas des chats » et le truisme selon lequel « un chat est un chat » formulent la même évidence : toute parenté est spécifique ; la spéciation garantit que l’identité de l’espèce se perpétue en vase clos. Mais, dans la pensée des aborigènes, puisque les Dingos font des hommes, alors un homme n’est pas un homme — ou pas seulement un homme — et sa survie en tant qu’espèce dépend de la conservation des espèces qui l’engendrent et qu’il engendre à son tour dans le grand flip des morts-naissances. L’espèce humaine a besoin de l’espèce des Dingos dont elle vient et où elle retourne. Dans ce concept de « parenté interspécifique », on retrouve la structure duale de la connectivité de Bateson. Il y a synonymie entre principe tautologique et principe écologique : un homme est un homme (tautologie), non pas en tant que distinct, mais en tant que connecté à tous les autres vivants (écologie).
De façon au premier abord paradoxale, la logique de la parenté joue dans le Rêve du chien sauvage le rôle différenciant que la logique d’alliance joue – contre la parenté et l’ordre de la filiation – dans les Métaphysiques cannibales de Viveiros de Castro. Pour l’animisme amérindien, tout vivant étant un sujet, c’est la perspective de l’autre qui permet de déconstruire le concept d’identité : si un chat se sent différent sous le regard de la souris et sous le regard d’un fauve, alors un chat n’est pas un chat, mais une série de devenirs ou de plateaux d’existence : la logique de l’alliance — de l’alliance avec l’ennemi, où la rencontre de l’autre libère de l’autre en moi comme on parle d’énergie libérée par une collision — ; la logique de l’alliance déconcerte et invalide la logique de la filiation, où le même engendre le même. Mais pour le totémisme et pour la « loi Dingo », c’est bien la parenté, en tant qu’universelle, qui engendre de la différence. Dingo makes us human : cet autre titre de Rose (2009) doit être lu dans tous les sens. Les Dingos ont fait les hommes. Au sens où l’on fait des enfants et au sens où reconnaître la parenté du vivant humanise l’homme en nous.
« Nous sommes tous en même temps distincts et connectés » (p. 95), écrit Rose. C’est ce flip ou cette bascule qui explique la dialectique entre « amour et extinction ». Si les animaux disparaissent, c’est que nous ne savons plus les aimer comme nos parents. Ils s’éteignent comme tous ces vieux qu’on oublie dans les EHPAD. Un être qu’on n’aime plus est un être en voie d’extinction. Et à l’inverse, un être aimé n’est jamais tout à fait mort. On retrouve un parent perdu dans la façon dont un chien mâchouille les coins de sa bouche. On retrouve une bête aimée dans l’amour d’une autre bête ou dans une autre espèce d’amour. Aimer, c’est ne pas faire le deuil. Aimer, c’est réincarner. C’est refuser en même temps l’oubli et la dépression.

C’est le flip le plus périlleux, le plus difficile à comprendre du Rêve du chien sauvage : l’amour est en même temps la seule force susceptible d’éviter l’extinction des espèces sauvages et la seule force susceptible de nous rendre supportable cette inévitable extinction. Dans ce tout dernier ouvrage publié avant sa mort, Deborah Bird Rose regarde dans les yeux l’horreur du siècle qui nous attend : l’homme va tuer tous les animaux ; la terre sera sa thébaïde, la chambre d’écho de son monologue. Il va tuer toutes les bêtes, toutes les beautés du monde, et sa propre humanité ne survivra pas à cette hécatombe s’il laisse s’éteindre en lui le silence de tous ces morts.
Deborah Bird Rose, Rêve du chien sauvage. Amour et extinction, trad. par Fleur Courtois-L’Heureux, Les Empêcheurs de tourner en rond, Février 2020, 224 p., 18 €