Cette rentrée d’hiver 2020 voit paraître le second et très beau roman d’Agnès Riva, Ville nouvelle à L’Arbalète Gallimard. Après le très remarqué Géographie d’un adultère, la romancière déploie ici un récit cristallin, tracé comme une ligne droite et neuve, d’un jeune couple qui s’installe dans une ville nouvelle, en banlieue de Paris. Dans le sillage d’Annie Ernaux qui ne refuserait pas les interrogations formelles de Perec, Riva dévoile la détresse sèche et hagarde d’une jeune femme au début de sa vie. Autant de raisons pour Diacritik d’aller à la rencontre de la romancière dont l’œuvre naissante nous enthousiasme.
Ma première question voudrait porter sur les origines de votre beau et puissant second roman, Ville Nouvelle. Comment vous en est venue l’idée ? Êtes-vous partie d’un substrat autobiographique puisque vous semblez suggérer que vous avez vous-même habité une ville nouvelle ? Existe-t-il une scène matricielle à partir de laquelle vous souhaitiez écrire et déployer ce récit ? En coda au roman, vous adressez des remerciements aux urbanistes, sociologues, universitaires et ouvriers en bâtiment qui, dites-vous, ont nourri votre roman : êtes-vous partie de leurs discours ou sont-ils venus à vous à mesure que vous dressiez votre récit ?
Ce deux pièces, figé dans les années 70, est, je pense, au cœur de la construction de mon roman.
Tout en écrivant ce récit inspiré de mon expérience personnelle, j’ai entrepris des recherches visant à consolider et enrichir mon propos. J’ai toujours été fascinée par l’influence de l’urbanisme sur la vie des gens. Malgré les ratés, je voulais retenir de ces réalisations des années 70 qu’elles avaient au moins osé imaginer un cadre de vie censé favoriser les rencontres et les échanges. Les grandes places pensées comme autant d’agoras témoignent de cette volonté. Les politiques et les architectes à l’origine de ces villes du futur étaient-ils mus par une certaine utopie ? Ou répondaient-ils simplement à des considérations d’ordre pratique ? Voilà le genre d’interrogations qui ont motivé mes recherches.
Comme nous venons de le suggérer, dès son titre, Ville nouvelle s’affirme comme une saisie narrative du monde par l’espace. A l’instar de Géographie d’un adultère qui explorait déjà différents lieux, votre récit place l’architecture et l’urbanisme au cœur de la vie de vos personnages, comme si, ici, la ville nouvelle devenait la promesse neuve d’un bonheur pour le jeune couple de Chrystelle et Luc. Ma question sera double ici : qu’est-ce qui vous intéresse dans l’espace ? Et en quoi le récit s’impose-t-il pour vous comme un outil privilégié pour questionner ledit espace ?
Scruter l’espace est un moyen pour moi de mieux comprendre le monde. J’en ai récemment parlé dans la NRF de janvier 2020, à travers un souvenir de ma petite enfance. En ce temps-là, l’espace extérieur m’apparaissait parfois comme un seul bloc, un territoire rempli d’inconnu et hostile. Aujourd’hui encore, observer ce qui m’entoure dans les moindres détails relève du même mécanisme d’appropriation.
En racontant une histoire il s’agit pour moi d’enquêter, tout en donnant vie aux images prégnantes que des lieux ou des situations ont laissé en moi. Dans mes livres je questionne le désir féminin en même temps que l’espace. Le désir amoureux de Chrystelle s’inscrit précisément dans le cadre de ces villes nouvelles, qui incarnent un espoir de renouvellement du vieux monde. Le temps du récit, il en est indissociable et s’en nourrit.
Nous venons d’évoquer votre splendide premier roman Géographie d’un adultère qui, déjà, interrogeait la place de l’espace dans nos vies et nos amours. Diriez-vous que Ville nouvelle s’impose comme le contrepoint sinon le négatif même, formellement et narrativement, de Géographie d’un adultère ? De fait, là où votre premier roman cherchait à faire couple désespérément, votre second roman évoque le couple dans l’apparente tranquillité des jours qui passent. En quoi était-il important pour vous de présenter comme un contre-éclairage de votre premier texte par une passion qui, ici, se fait simple, là où dans le précédent l’héroïne souffrait d’une passion tout sauf simple ?
Vous avez raison, les deux romans se font écho, ne serait-ce que par l’attente exorbitante des deux personnages féminins. Il me semblait intéressant dans Ville nouvelle de mettre en lumière le « pacte conjugal » que j’avais laissé dans l’ombre dans Géographie d’un adultère. Dans Ville nouvelle, Chrystelle est animée par un désir de construction et de bien être, qui lui fait espérer la continuité des jours heureux avec Luc.
Dans Géographie d’un adultère, le désir a changé de forme. Ema rêve d’un amour fusionnel avec son amant, et se trouve aux prises avec le cadre de vie conjugal auquel elle avait du autrefois, tout comme Chrystelle, librement consentir. Elle s’y cogne, imagine en sortir, pour finalement se contenter d’en éprouver les limites.
On peut donc suivre entre ces deux textes le glissement du désir.
A ce premier écho narratif à votre précédent roman, Ville nouvelle oppose une vision différente là encore de l’espace : il semble ici se concevoir comme une totalité sinon le vœu d’une plénitude contre la fragmentation et le blasonnement de Géographie d’un adultère. Est-ce que vous avez cherché à explorer une nouvelle conception de l’espace, en contrepoint à celle de votre premier roman ?
Dans Géographie d’un adultère, l’impossibilité amoureuse impliquait un rétrécissement des espaces et la multiplication des huis clos. Dans Ville nouvelle au contraire, tout est encore ouvert. Cette ville m’a longtemps tenu lieu de Far West. J’avais envie de représenter ce vaste territoire avec ces quartiers à forte personnalité qui peuvent facilement inhiber quelqu’un d’inexpérimenté. La scène où Christelle parcourt les rues en collant des affiches avec les communistes, illustre bien ce mécanisme d’appropriation que j’ai précédemment évoqué, ainsi que le désir de la jeune femme de faire corps avec toute la ville.
Pour autant, le vœu de plénitude est aussi ce qui anime Ema dans Géographie d’un adultère. Elle rêve comme Chrystelle d’un lieu neuf, un espace dans lequel elle serait en situation de toute puissance face à son amant.
En arrière plan de mes deux romans, il me semble que se dessine symboliquement une sorte de paradis perdu dont mes personnages féminins auraient été exclus, d’où leur quête.
Qui dit espace dit immanquablement dans nos proches contemporains Georges Perec. On a le sentiment pour vous d’une recherche sur l’espace qui serait comme en écho mais aussi bien en contrepoint de celle menée par l’auteur de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. Cependant, là où l’œuvre de Perec se fait souvent joueuse, la vôtre paraît traiter l’espace comme une espèce d’irrémédiable tragique : une scène tragique qui s’ignore. Est-ce que Perec joue un rôle dans votre travail ?
L’idée d’un paradis perdu que je viens d’évoquer, ainsi que la forte attente de mes personnages féminins, concourent certainement à donner une note un peu tragique à mes romans. J’aime beaucoup l’œuvre de Georges Pérec et j’ai été particulièrement émue par W ou le souvenir d’enfance. Je pense cependant l’avoir découvert trop tardivement pour qu’il ait pu jouer un véritable rôle dans mon travail.
Un autre auteur auquel on ne peut manquer de penser à la fois dans la saisie de l’espace et la saisie de la passion est à l’évidence Annie Ernaux. De Passion simple au Journal du Dehors, il semble que l’auteure innerve à la fois le souhait passionnel de vos personnages féminins. Les lieux en bordure de centre-ville, comme en banlieue de soi, hantent également vos deux romans. Est-ce qu’Annie Ernaux joue là encore un rôle dans votre travail ? Est-ce que « l’écriture plate » à laquelle œuvre Ernaux constitue pour vous un horizon de l’œuvre ?
J’ai une grande admiration pour le travail d’Annie Ernaux. Passion simple que j’avais lu peu de temps après sa sortie, m’avait frappé par sa force et sa singularité. Mais il est toujours difficile de mesurer l’influence qu’un texte peut avoir sur son travail. Des années plus tard, au moment de l’écriture de Géographie d’un adultère, je lisais Sainte Thérèse de Julia Kristeva qui parle si bien de la passion amoureuse, ou encore Intérieur de Thomas Clerc qui traite aussi des espaces.
Quand j’écris je tâtonne jusqu’à ce que je trouve la forme qui me semble la plus à même de servir mon propos. Mais si je prends un peu de recul, il est évident qu’Annie Ernaux est une auteure indispensable pour écrire le monde d’aujourd’hui dans toutes ses dimensions : politique, spatiale, sociale, intime…
Chez vous le formalisme ou tout du moins la forme du récit joue un rôle inédit qui vient questionner la passion des personnages. Dans Géographie d’un adultère, la forme blasonnée de la narration était la souffrance de la jeune femme qui rêvait de lignes droites et de récit linéaire alors que dans Ville nouvelle l’absence revendiquée de forme installe la souffrance d’une vie sans rebondissement. Quel rôle joue la forme pour vous ? Pourrait-on selon vous parler de Ville nouvelle comme d’un roman atonal dans lequel on a l’impression qu’il y a un désir de non-récit comme formule de bonheur ?
En matière de forme, je suis admirative de la littérature japonaise qui parvient, sans ostentation, par petits traits délicats, à brosser les relations entre les personnages et leurs sentiments. Je pense en particulier au très beau livre Les années douces d’Hiromi Kawakami.
Je m’efforce dans mon propre travail de concilier la distance qui m’est nécessaire pour enquêter et l’empathie vis-à-vis de mes personnages. Je pense avoir adopté dans mes deux romans, un mode d’écriture qui, en m’évitant d’avoir à porter un jugement, laisse une certaine liberté d’interprétation au lecteur.
Pour Ville nouvelle, après la forme très découpée de Géographie d’un adultère, je suis instinctivement allée vers une narration plus fluide sans structure apparente. L’élément traumatique du livre, la mort du père, est cette fois hors récit. Entre Chrystelle et le monde, il y a le matelas du deuil et la protection de Luc.
Le choix que j’ai fait d’écrire sur une ligne tendue, sans rupture, souligne que c’est sur ce terreau là justement, dans la reconnaissance d’un besoin de sécurité et dans le consentement même à l’ennui, que la vie peut parfois s’emballer et le cœur de Chrystelle s’affoler.
Ma dernière question voudrait porter sur la quête de Chrystelle. Elle paraît être à la recherche d’un sens à sa vie en dehors de son couple qui passe par l’action collective : diriez-vous que l’espace des villes nouvelles manque finalement son enjeu politique au premier abord ? Qu’en fait derrière la nouveauté revendiquée de la ville nouvelle se dessine la nécessité d’enjeux ancestraux : ceux de la polis, de la communauté dans la cité comme possibilité d’existence ?
J’ai pu lire, lors de mes recherches, les témoignages d’hommes politiques qui rêvaient de créer un homme nouveau en même temps qu’une nouvelle ville. Ils imaginaient également que les personnes issues de classes sociales différentes allaient pouvoir s’y côtoyer.
Plus de 50 ans après, ces objectifs ne me paraissent pas vraiment atteints, même si je ne veux pas généraliser. Chaque ville nouvelle a sa propre histoire, aussi unique que le sont ses habitants, et le quartier que j’ai choisi pour y faire vivre Chrystelle et Luc n’est pas non plus le plus propice aux expériences collectives. Il me semble tout de même que la recherche de la qualité de vie, préoccupation fondamentalement bourgeoise, a fini par prendre le pas sur l’enjeu politique que vous évoquez, et que ce sont plutôt les architectes qui ont puisé ici et là leur inspiration dans l’ancienne « polis ».
Agnès Riva, Ville nouvelle, Gallimard, L’Arbalète, janvier 2020, 250 p., 19 € 50 — Lire un extrait