Pierre Chopinaud : l’écriture de l’enfance (Enfant de perdition)

Pierre Chopinaud © Jean-Paul Hirsch/P.O.L

Si le premier livre de Pierre Chopinaud est une sorte de cosmogonie, c’est aussi un roman d’apprentissage. Enfant de perdition est également un livre habité par l’histoire contemporaine, par sa violence définitoire. Et il s’agit tout autant d’un texte qui tend vers le roman épique ou picaresque, ou vers le fantastique, ou l’onirique, ou la réflexion philosophique… Dans cette multiplication des formes, le livre prélève tel ou tel trait de chacune et les entremêle librement, sans les distinguer, en les fondant au contraire, pour de nouvelles formes hybrides ou mutantes.

Enfant de perdition est un roman pluriel – un cosmos pluriel – à l’intérieur duquel ne cessent de bouger ses propres limites, par lequel le mouvement dépasse perpétuellement la forme ou les formes au profit d’une déformation vitale. Ce n’est pas que le roman cherche une forme, c’est qu’il est en lui-même mobile, traversant ce qu’il est pour devenir autre, toujours en allé vers son propre horizon lointain (« horizon » étant d’ailleurs le dernier mot du livre, comme une façon de dire que le livre ne s’achève pas). Roman de formation, le livre de Pierre Chopinaud est d’abord un roman en formation, fait de son propre mouvement de genèse, une bibliogenèse continuée, constamment reprise et inachevée, formatrice d’un livre joyeusement monstrueux.

Enfant de perdition ne correspond à rien de déjà écrit ou clairement constitué dans le champ de la littérature. Si ce livre croise certainement les œuvres de Proust, de Genet, de Guyotat, ce n’est pas en les imitant mais en retrouvant leur capacité à s’inventer, à inventer du nouveau, à réaliser leur propre puissance vitale créatrice de monstres. Lire ce livre de Pierre Chopinaud revient à lire le mouvement qui le traverse et le compose, à regarder un magma qui se recompose infiniment, un organisme étrange sans cesse en voie de développement, nomade, éternellement vivant : regarder la genèse d’un monde, genèse qui conteste ses propres limites, monde qui n’en finit pas d’advenir.

 

Il s’agit bien d’un roman d’apprentissage. De l’enfance à l’âge presque adulte, le narrateur est le personnage d’un déploiement permanent de textes, de contes, de situations, de faits, de narrations qui s’emboitent, se continuent, s’interrompent, se prolongent, se répètent, se déplacent. L’écriture est ici une forme d’errance ou de mouvement perpétuel – et par cette errance, le monde du livre se déplie, se ramifie, étend vers l’infini son propre élan vital. Le narrateur est le centre de sa propre vie et celle-ci se confond avec l’extension incessante qui anime le texte. Le narrateur n’est pas seulement témoin de lui-même, de ses transformations à travers les âges, comme il n’est pas seulement le témoin de ce qui arrive au monde qui l’environne ou s’entrevoit de manière plus lointaine, par-delà les frontières de la ville ou du pays : les transformations de la conscience, du corps, sont des transformations du monde, comme les événements de celui-ci sont des événements intimes qui affectent et transforment l’esprit autant que le corps. Le narrateur et le monde forment un même cosmos qui bouge, en expansion et développement, s’autoaffectant comme le Dieu-substance de Spinoza.

Une précision initiale le souligne : « Enfant de perdition (…) est un voyage au fond de l’esprit et son retour. On y trouve des êtres, des lieux, des faits, des traversées épars dans l’espace ouvert derrière les yeux fermés ». L’espace du livre est un espace interne, mental, mais il est tout autant l’espace externe du monde, de l’histoire, dans la mesure où cet espace habite l’esprit, la pensée, l’espace interne étant lui-même un espace au dehors puisqu’il hante le monde extérieur. Enfant de perdition serait comme un chiasme, le croisement et la confusion du dedans et du dehors, cette distinction n’étant plus pertinente car l’un ne se dissocie pas et ne se différencie pas de l’autre. Le texte déroule ce monde mental et physique, onirique et historique, délirant et objectif, selon un même mouvement qui est celui de l’écriture par laquelle ces dimensions communiquent, se rejoignent, se fondent, se heurtent, s’altèrent, se prolongent. Le livre de Pierre Chopinaud, résolument voyageur, nomade, traverse les frontières et les redistribue – frontières des genres, des styles, comme celles de la pensée et du rapport au monde. N’est-ce pas la fonction de tout roman d’apprentissage que de présenter une évolution, un changement, c’est-à-dire une traversée des frontières de la pensée et de l’esprit comme des limites du rapport au monde ? Pierre Chopinaud radicalise cette idée du roman d’apprentissage pour construire non seulement le récit de l’apprentissage de son narrateur mais aussi le mouvement d’un texte en lui-même errant, transfrontalier, faisant de la mobilité et du passage sa propre logique.

Enfant de perdition, également, peut – puisqu’en lui les possibles coexistent et se réalisent en même temps – apparaître comme un roman d’heroic fantasy. Au début du livre, une carte dessinée est proposée, carte de lieux géographiques « réels », carte des lieux dont parlera le livre, mais aussi carte d’un royaume fantastique, avec ses points, ses frontières, ses zones étranges où existent des êtres étranges. Cette carte est simultanément une géographie mentale, le livre articulant l’espace externe et l’espace interne : la carte est ainsi celle de tracés psychiques, un ensemble de points et frontières qui supposent des émotions, des terreurs, des désirs, des entités qui existent dans la pensée comme elles existent dans le monde. La carte est suivie d’une série d’indications concernant les « personnages », ceux qui seront croisés dans le livre, et qui peuvent aussi apparaître comme les personnages d’un jeu ou d’un roman d’heroic fantasy, les personnages d’un conte fantastique – et de fait, c’est ainsi qu’ils existent dans le roman : des êtres réels en même temps qu’imaginaires, contractant des dimensions qui relèvent aussi du fantastique, du merveilleux, de l’étrange, voire du délire. Le roman d’apprentissage est donc aussi – le « aussi », le « et », définissant ce livre qui articule sans cesse des dimensions et possibles différents, hétérogènes – une quête qui relève du mythe, un texte bien plus large que le récit d’un Moi en formation, les étapes de celle-ci, les « aventures » du Moi, brassant autant le psychique que le cosmique, le factuel et la vision mystique, le social le plus commun et le mythe à l’échelle de l’univers, le psychologique et l’histoire universelle qui est en même temps un récit mythologique où se déchaînent des forces qui nous dépassent.

Le narrateur – qui est nommé : Pierre, comme l’écrivain – est donc aussi le héros d’aventures qui engagent le monde, l’univers. Son apprentissage n’est pas uniquement une série d’événements qui concernent son Moi individuel : ceux-ci comprennent un destin du monde, un rapport à l’univers et à l’histoire qui est toujours rapport à des forces immenses, impersonnelles, objectives autant que directement extraites de mondes fantastiques, merveilleux, sacrés.

On l’aura compris, la construction baroque de ce livre, le fait qu’il s’agisse d’un livre réellement vertigineux, font que celui-ci dépasse largement les normes du roman d’apprentissage comme celles de la littérature du Moi. Dans Enfant de perdition, le Moi est immensément plus large que lui-même, existant au croisement de forces et dimensions qui l’écartèlent, le déchirent, le forcent à des aventures et métamorphoses au-delà de l’humain, le privant de toute position centrale, le transformant en un foyer mobile à l’intérieur de mouvements qui sont des mouvements du monde, de l’univers, mouvements d’un psychisme en proie à toutes les puissances d’un inconscient obscur, suprahumain, non pas freudien mais peuplé de dieux, de pays mythiques et merveilleux, de forces sacrées et destructrices, habité par la nuit, par les forces incroyables et impensables du cosmos, par l’ignorance abyssale de l’Homme face à l’univers, par des affects déchirants, par toute l’histoire du monde qui devient une histoire personnelle, c’est-à-dire, ici, impersonnelle et sans limites.

Une des choses parmi les plus remarquables de ce livre tout entier remarquable est que cette construction très baroque est parfaitement agencée, articulée à l’intérieur d’une écriture souveraine. Ce n’est pas que Pierre Chopinaud ose se lancer dans une entreprise colossale, c’est qu’il peut le faire et qu’il le fait effectivement, selon une intelligence supérieure de l’écriture et de sa puissance – puissance créatrice de mondes, aspirant le monde tout entier et le restituant sous des formes en ébullition, en feu, puissance d’une logique de la différence, de l’hétérogène, du pluriel et du multiple, une logique du mouvement dans laquelle l’Etre est mobile, pluriel, multiple, hétérogène, et à l’intérieur de laquelle le Moi se dissout, explose comme une étoile, centre acentré d’un mouvement infini qui emporte tout.

De fait, dans ce livre, toute chose est autre chose, tout ce qui existe se double d’une autre dimension ou d’autres dimensions qui l’attirent hors de soi et en font le foyer lumineux d’une pluralité hétérogène qui ne peut s’emprisonner dans une forme ou une identité : appartenir à une famille est aussi être étranger à celle-ci ; l’individu est aussi une histoire qui le dépasse, histoire d’un peuple, histoire du monde ; la volonté est un pouvoir individuel en même temps qu’une force impersonnelle venue du fond des âges ; l’esprit est le monde et inversement ; le plus proche, le plus commun, est le plus lointain, le plus étrange ; la nuit qui tombe sur le village est aussi celle d’un cosmos obscur et inconnu, impensable, invivable, où respirent les entités les plus destructrices (« J’étais encore à leur différence persécuté par la nuit, et d’elle des démons qui sont des choses ce qui déborde le tour par quoi elles se font de tous reconnaître ») ; le narrateur est un petit garçon et le « héros » d’une existence qui affronte le mal absolu ou le visage surhumain de Dieu… Enfant de perdition est fait de cette multiplicité, articulant sans cesse des dimensions incommensurables, glissant à chaque instant de l’une à l’autre, les affirmant en même temps dans une même phrase, un même paragraphe, usant, par exemple, de métaphores et d’images moins comme de moyens pour exprimer une idée ou une impression que comme l’occasion de mouvements par lesquels les dimensions hétérogènes s’articulent et coexistent en un Etre radicalement multiple. Si le livre est traversé de digressions, de récits et contes enchâssés un peu à la manière des récits de Shéhérazade, c’est qu’il englobe cette pluralité et multiplicité qui ne peuvent demeurer dans les limites d’un récit identique à lui-même : le texte se prolonge en d’autres textes, comme l’individu se prolonge en d’autres « identités » fantomatiques, d’autres dimensions de son être qui rendent cet être instable, sans cesse constitué d’autres dimensions, d’autres « identités », de relations qui le défont, le rendent profondément nomade, comme deviennent nomades les genres, les styles, les voies de la narration, les normes littéraires…

Si Enfant de perdition est un roman de formation, celle-ci passe par l’expérience de cet Etre pluriel, multiple, instable, expérience qui est fondamentalement celle de l’enfant errant et sans mots, sans langage préformé pour dire – c’est-à-dire pour limiter et emprisonner – cet Etre qui le déchire. Ainsi, le narrateur du livre cherche-t-il et multiplie-t-il les langues, les moyens linguistiques, les formes du récit pour circonscrire ce qu’il expérimente, faisant malgré tout l’expérience de l’impossibilité de le circonscrire. La formation ne peut s’achever, elle est une déformation incessante, une expérience déchirante et tragique du monde et de soi. Et, dans le livre, la langue plurielle qui dit cette expérience ne peut chercher à la faire entrer dans un cadre qu’en la faisant exister comme ce qui déborde tout cadre.

C’est bien de cela dont il s’agit. Si le narrateur, enfant, reçoit en héritage un monde avec son langage, ses règles, son ordre, il cherche alors à s’approprier ce monde, à y exister en reproduisant sa logique, ses récits, ses mythes, ses discours y compris racistes, ses personnages, ses limites. Mais ce monde hérité, dans cet effort d’appropriation et d’habitation, se voit soumis à une autre logique qui est celle de l’enfance et par laquelle la langue du monde déborde de ses cadres et délire : cette langue ne peut être maîtrisée par celui – l’enfant – qui par définition n’en maîtrise aucune et se voit emporté d’une manière folle par la puissance de la langue qui est celle, justement, du délire. Les mots comme les choses perdent leurs contours et dérivent dans un mouvement de connexions par lequel le monde hérité dérive, s’écroulant sur lui-même. A l’intérieur de ce monde, d’autres mondes prolifèrent alors, se développent selon les possibilités linguistiques et psychiques de l’enfant – le monde est dit et pensé selon le conte, le merveilleux, le religieux, la mythologie, le fantastique, etc. –, mondes qui deviennent autonomes, chaotiques, contaminant ce qu’ils touchent, produisant un autre monde pluriel cette fois inventé, créé par l’enfant. Et ce monde avec ses récits et ses normes donne lieu à d’autres mondes, eux-mêmes entremêlés et proliférants. Un peu comme chez Proust, chaque chose et chaque être implique d’autres choses et d’autres êtres, chaque monde implique d’autres mondes, et c’est l’expérience du dépliement de ces implications que subit le narrateur dont le discours correspond fondamentalement à une cosmogonie plurielle incessamment reprise, déplacée, recommencée, irrationnelle en même temps que rationalisante – un discours tout entier traversé par la folie du langage, par son silence et son nomadisme.

© Pierre Chopinaud, Enfant de perdition

Pour que ce mouvement existe dans le livre, il fallait inventer une langue capable de le rendre présent. C’est ce que fait Pierre Chopinaud qui, loin de reproduire la langue commune ou celle, normée, de la littérature, en crée une qui est la langue d’un enfant. Écrire, c’est parler comme un enfant – non pas parler comme un enfant stupide, en voie de dressage, mais comme un enfant qui fait l’expérience radicale de l’impossibilité pour lui de parler cette langue qu’il ne maîtrise pas et qui se perd dans le silence et la folie de l’enfance. La langue inventée par Pierre Chopinaud est une langue hors-norme, constitutive d’une écriture qui sans cesse tend à se dérober aux normes établies de la langue, celle habituelle comme celle, attendue, de l’écriture littéraire normale d’aujourd’hui. Cette langue est faite de dérives, de connexions inédites, de passages, contractant une pluralité hétérogène, des dimensions très distantes. La phrase déroule volontiers une syntaxe héritée du latin, suivant des lignes sinueuses par lesquelles le multiple est affirmé, par lesquelles, également, le lecteur fait l’expérience d’une langue étrangère, qui se refuse à la maîtrise immédiate, à la reconnaissance évidente. La phrase dérive comme dérivent les paragraphes, les chapitres. Lire le livre de Pierre Chopinaud, c’est faire l’expérience de cette langue étrange, jamais lue, jamais parlée. C’est faire l’expérience des mondes qui, mot après mot, phrase après phrase, y naissent, s’y composent, de désagrègent, recommencent en une nouvelle jeunesse. C’est faire l’expérience d’une vie jamais perçue jusqu’alors, jamais vécue, plus puissante que ce que nous sommes.

Si la parution de ce premier roman est un événement – ce qui est rare dans le champ littéraire, malgré ce qu’affirment les slogans publicitaires –, c’est par la souveraineté de son style, par l’évidence avec laquelle le livre s’avance à l’écart des normes et attendus, par la hauteur de l’invention formelle, par son exigence réellement littéraire. Mais ce serait d’abord par l’expérience radicale à partir de laquelle il est écrit et qu’il rend sensible, expérience à laquelle il expose le lecteur et qui est celle, centrale, de l’écriture comme ébranlement du monde et de la pensée, celle d’une enfance retrouvée, d’un monde ouvert à toutes ses dimensions, à son propre élan vital et donc créateur.

Pierre Chopinaud, Enfant de perdition, éditions P.O.L, janvier 2020, 576 p., 24 € 90 — Lire un extrait