La littérature tient une place essentielle, souvent inaperçue, quelle que soit la problématique qu’abordent les sciences humaines et sociales. En effet, elle est le lieu par excellence des représentations que les êtres humains élaborent de leur existence en société. En ce sens, leurs œuvres sont des traces, non immédiatement décodables, des tensions, désirs et vécus de leurs réalités. Les banlieues font partie de ces réalités au même titre que les espaces plus nantis.
Néanmoins les maîtres du jeu de la diffusion littéraire négligent trop souvent des œuvres et des imaginaires qui les éloignent par trop de leurs représentations et de leurs valeurs et, au mieux ou au pire…., se contentent de leur donner un coup de flash médiatique, comme ce fut le cas pour nombre d’entre eux : qu’on pense au premier tirage du Gone du Chaâba d’Azouz Begag, à celui de Boumkoeur de Rachid Djaïdani, à Kiffe Kiffe demain de Faïza Guène. Depuis des années, ces agitations épisodiques participent au « débat national » sur les banlieues et à la « violence » à laquelle le mot renvoie ; puis le silence se fait jusqu’au prochain roman ou récit. Cette douche froide va-t-elle frapper le très beau film de Ladj Ly, Les Misérables ? Le cinéma va-t-il mieux résister à l’oubli que le texte littéraire ?
David Fontaine, dans Le Canard enchaîné, rappelle que « ce film a créé le choc – aussi bien artistique que politique – au Festival de Cannes, où il a finalement remporté le prix du jury ex aequo. Sortant dans 36 pays, il représentera la France aux Oscars. Son scénario, qui bifurque brusquement, est brillant ; la distribution crève l’écran ; et la mise en scène est puissante ». On ne peut être plus élogieux.
Le film, en effet, parvient à équilibrer le mouvement dedans/dehors, en orientant le regard du spectateur sur différents groupes : le trio non homogène de la patrouille de la BAC puisqu’une discordance s’y installe, obligeant à voir les « bavures » policières… et les réactions des acteurs ; les gitans, les musulmans radicaux et le faux maire avec son propre groupe d’intervention. Face (ou parfois avec) le groupe des enfants et adolescents, toute une société défile sous nos yeux avec sa violence, ses arrière-pensées et ses méthodes. On comprend vite que le garçon à lunettes qui filme avec son drone est comme un souvenir revisité du cinéaste lui-même et un contre-point subtil au tableau. Louis Guichard écrit, dans Télérama, à propos du titre-clin d’œil évident à Victor Hugo que « ce titre s’impose encore par sa pertinence pour évoquer un monde situé du mauvais côté de toutes les inégalités sociales. (…) Un monde que policiers et émeutiers partagent finalement. Ladj Ly montre leur face-à-face devenu incendiaire, terrifiant, mais choisit (…) de le suspendre ». Ce n’est pas une des moindres réussites du film de nous laisser sur une interrogation.
On peut espérer que le film reconduise vers d’autres films – la longue histoire du cinéma français avec les banlieues… – et aussi vers des récits et fictions. On nous a assez rabâché que le Président Macron avait été bouleversé lors de sa projection. Bien. Il est intéressant de lire la lettre ouverte que François Dosse lui a adressée dans Le Monde du 3 décembre pour l’interpeller sur ses propos sur les immigrés. Évoquant leur maître commun dont il se réclame, Paul Ricoeur, il rappelle : « A la suite de sa participation aux travaux de la Commission Hessel sur les étrangers en 1996, Ricœur a rédigé un texte, à la demande de Stéphane Hessel : « La condition d’étranger », dans lequel il faisait un certain nombre de constats, qu’il est plus qu’opportun de rappeler : « La vérité est que les pays industrialisés, dans leur ensemble, tendent à se constituer en forteresses contre les flux migratoires incontrôlés que les désastres du siècle ont déchaînés. Seraient à prendre en considération à cet égard les mesures prises à l’échelle européenne qui, trop souvent, contredisent la tradition d’asile et de protection des droits et des libertés de la personne, à commencer par les mesures de lutte contre les “abus” du droit d’asile (concept de demande d’asile “manifestement infondée”). Tout conspire à éloigner le plus grand nombre de demandeurs d’asile, à les tenir à bonne distance des frontières occidentales » (Paul Ricœur, « La condition d’étranger », revue Esprit, mars-avril 2006, p. 275). Il ajoute qu’il rappelait aussi l’article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 : « devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays ».
François Dosse reprend alors des propos du Président : « regarder la situation de l’immigration en face : « La question est de savoir si nous voulons être un parti bourgeois ou pas. Les bourgeois n’ont pas de problèmes avec ça [l’immigration] : ils ne la croisent pas. Les classes populaires vivent avec. ». Et il commente : « Cette déclaration ajoute encore à la confusion générale puisque ceux qui sont désignés ne sont pas tant les immigrés en marge du tissu social que des femmes et des hommes de nationalité française, nés sur le sol français, Français de la deuxième ou troisième génération, issus de l’immigration maghrébine et africaine, comme dans le film Les Misérables, de Ladj Ly. Ton « vivre avec » désigne en fait ces Français à part entière des quartiers urbains déshérités. Il stigmatise cette population qui vit déjà difficilement notre société à deux vitesses, exposée à la vindicte populaire comme responsable des maux de notre société fracturée ». Nous voilà donc bien au cœur d’un débat qui divise la société française.
Dans une de ses chroniques, le linguiste Alain Rey notait que « bien qu’elles aient rejoint les « cités » dans notre imaginaire, les banlieues se sont muées en quelques décennies, en lieu de bannissement. C’était leur destin, sans doute, puisque le mot banlieue n’est autre que le » ban d’une lieue« . Le ban marquait le pouvoir et l’empire d’un suzerain sur un ensemble de vassaux ». Alors, revenons à ces écrivains qui ont tenté d’investir l’imaginaire en France, par la mise en fiction des « cités ». Un auteur, quel qu’il soit, puise dans son vécu pour transmettre par l’écriture, sous une forme artistique plus ou moins performante, sa position complexe dans le monde où il vit et où cette transmission poétique fait sens. Il établit une relation entre le monde et ses lecteurs et peut aider ainsi, en tout cas de façon plus ludique que par d’autres interventions, à familiariser avec l’insolite, l’inquiétant, l’étrange. Justement… la banlieue ! Comme l’écrivait Tassadit Imache en 2001, après la réaction de lecteurs au mot « banlieue », lors d’un débat : « Dépouillée de ses noms et de ses histoires, de la variété de ses visages et paysages, flanquée d’un don d’ubiquité des brumes de Lille aux vapeurs de Marseille, la voilà réduite et exhibée, toute de béton brut, agencement lassant de blocs et de tours, en ce décor de l’impersonnel, lieu emblématique du vide, du froid, du sale, du pire. Et voici, tels qu’on veut les montrer, ses autochtones abêtis et hostiles ! Terra non grata. Péricoloso é il Populo.
Un glissement sémantique plus loin, elle est notre « là-bas » d’aujourd’hui, l’ailleurs inséré subrepticement dans notre ici historique et consensuel, une sorte de presqu’île intérieure, tout en à-coups et précipices de mémoire, l’emplacement intemporel du cauchemar contemporain. A en croire certains prophètes : le côté obscur de l’idéal républicain ».
Dans les classes de français lorsqu’il est encore question de littérature… des enseignants bien intentionnés se disent qu’il serait bien d’introduire des « textes des banlieues », mais pour qui ? Pour tous ou pour… les jeunes des banlieues ? On s’étonne alors parfois que ces derniers n’accrochent pas à ce geste si méritant de s’intéresser à eux… Il semble que la question ne devrait pas être posée en ces termes car on ne peut concevoir des programmes à deux vitesses. Tous les élèves ont besoin de partager cet imaginaire des banlieues comme d’autres imaginaires parce qu’il doit faire partie d’un imaginaire commun avec lequel l’École familiarise l’élève de Passy ou de Sartrouville. Pour pouvoir le faire (car l’introduction de nouveaux corpus rencontre la résistance de l’institution et de ses acteurs attachés à la « vraie » littérature française…), il faut clarifier les différentes composantes des corpus qui désigneraient cette appellation « littérature de banlieue ».
De la même façon qu’il est intéressant de constater combien le passage du singulier au pluriel suffit à dire la distance entre centre et périphérie, ville et banlieue, La cité/les cités, la profusion d’appellations montre la difficulté à vraiment nommer cette « chose » : « littératures des cités », « littératures des quartiers », « littérature métisse »… On peut ainsi noter, dans un essai d’Azouz Begag, en 2002, les appellations qu’on entend volontiers dans les médias : « quartiers sensibles », « zones d’habitat stigmatisées », « périphéries urbaines », « quartiers d’exclusion». Dans l’évolution des dénominations, l’apparente dé-ethnicisation qui « intégrerait » cette culture dans l’espace de l’hexagone, est tout à la fois négative et positive: elle désigne en réalité une relocalisation cherchant à gommer l’ethnique pour focaliser sur le « géo-économique » ; en même temps, elle prend acte ou fait prendre acte d’un fait : ces banlieusards-là sont… des Français et on ne peut plus passer leur existence sous silence. Cette manière de voir est relativement récente et date d’une quarantaine d’années. Auparavant, si l’on parlait de « littérature de banlieue », on pouvait faire référence à deux grands ensembles de textes : le premier renvoyant aux XIXe et XXe siècles, dans une perspective interne franco-française, à un ensemble d’œuvres littéraires ayant fait peu ou prou leur place à ces lieux. On peut énumérer quelques noms comme ceux de Victor Hugo et Eugène Sue, de Didier Daeninckx et Thierry Jonquet, Vladimir Pozner ou Raymond Jean, de Marguerite Duras et Annie Ernaux.
Le second ensemble renvoie à un corpus de textes plus récents, corpus francophone cette fois, composé d’auteurs maghrébins, africains, antillais – les Maghrébins et les Algériens en premier lieu surtout car ils furent les premiers à « envahir » ces (ban)lieues –, parmi les « classiques » qui ont vécu ces vies-là ou les ont côtoyées et en ont fait l’objet de certaines de leurs fictions : on peut penser à La Terre et Le Sang de Mouloud Feraoun, au roman de Driss Chraïbi, Les Boucs, au Polygone étoilé de Kateb Yacine, à Topographie idéale pour une agression caractérisée de Rachid Boudjedra ; on peut citer aussi, plus récemment, Leïla Sebbar ou Aziz Chouaki, Fawzia Zouari ou Tahar Ben Jelloun.
Mais un troisième ensemble s’est imposé composé des textes – témoignages et fictions – de celles et ceux qui sont nés et qui ont grandi en banlieue et qui décident d’écrire ; écrivains nés et formés en banlieues, une auto-représentation d’une part et le droit d’inscrire cet imaginaire dans la littérature d’aujourd’hui d’autre part. On se retrouve ainsi sur un terrain connu des corpus minoritaires.
Pour être en écho avec les films et particulièrement celui de Ladj Ly, on doit revenir à ces écrivains nés et formés en banlieue qui, comme tout écrivain, explorent et travaillent leur territoire d’enfance qui reste collé à la semelle de leurs chaussures et aux touches de leur clavier. Est-il possible de considérer comme « littérature » tout court, des œuvres « issues » de cet espace, et non comme partie d’une littérature qualifiée, identifiée, pérennisant la mise à l’écart et la catégorisation socio-culturelle ? Avec ce corpus de textes identifié, l’expression, « littérature de banlieue » suggère immédiatement ghettoïsation : car lorsqu’on a besoin de qualifier une littérature, c’est assez souvent mauvais signe. Dans ce cas précis, cela semble signifier :
* que les œuvres en question sont identifiées par l’espace géographique auquel appartiennent les auteurs ; plus encore que géographique, cet espace est socio-économique et porteur de représentations négatives dans la société française.
* que les écrits littéraires taxés ainsi sont pris en masse et non en singularité. Ainsi un auteur particulier se voit remis dans une catégorie générale à laquelle ni lui ni son écriture ne peuvent échapper.
* que ces ouvrages ne passent pas inaperçus mais qu’on les recense hors littérature, la « vraie » et plutôt dans le domaine de la sociologie.
Ces écrivains ont, pour la majorité d’entre eux, rompu avec l’idée de retour au pays d’origine qui hantait leurs aînés. C’est, à mon sens, cette rupture qui pourrait constituer la ligne de partage entre littérature de l’immigration/émigration et littérature actuelle : elle correspond bien à ce qui s’affirme couramment dans les débats de leur appartenance à la nation française même s’ils continuent à avoir une relation (à définir chaque fois) avec le pays d’origine.
Invariablement interrogés sur leur rapport à la banlieue, ces écrivains réagissent tous de la même manière. Un des premiers d’entre eux et parmi les plus talentueux, Mehdi Charef, fut largement interviewé au moment de la sortie de son premier roman, Le thé au Harem d’Archi Ahmed, en 1983, au Mercure de France et s’insurgeait déjà contre cette réduction : « Je n’ai écrit qu’un roman. Et tout le monde y va de son couplet sur la deuxième génération. Deux mots sur le bouquin et allez : la seconde génération. C’est quoi ? J’en sais rien… » Réaction vive car il se sent enlisé, piégé dans une thématique qu’il n’a pas traitée comme telle mais qui s’est inscrite dans sa fiction parce qu’elle était sa vie : « Moi, j’avais une histoire à raconter, notamment celle du Thé au Harem, et ces histoires quand tu peux pas les dire, ça t’étouffe. Il fallait que je respire ; et en écrivant, je respire ; c’est une overdose. » Mais en même temps introduisant en littérature un univers périphérique, l’ambiguïté s’installe dans la réception de l’œuvre.
Ces écrivains se sont donc retrouvés avec le double objectif d’être reconnus comme écrivains travaillant sur leur vécu, ne voulant pas en faire un témoignage mais refusant de renier leur appartenance : sortir du ghetto sans l’effacer ; rompre le cercle, briser la clôture et la dire pour lui donner en quelque sorte une visibilité. La Marche des Beurs en 1983 leur a donné aussi cette visibilité et expliquent, en grande partie, leur médiatisation.
On pourrait retrouver des réflexions semblables à celle de Mehdi Charef dans les réponses de la plupart des écrivains des années 80-90. Ainsi du savoureux roman d’Akli Tadjer, Les A.N.I. du Tassili au Seuil en 1984 ; de l’inoubliable (et pourtant oublié) récit poétique d’Ahmed Kalouaz, Point kilométrique 190 (L’Harmattan) ; le savoureux et tragique Georgette ! de Farida Belghoul (B. Barrault) pour ne citer que ceux qui devraient figurer dans les mémoires et les anthologies. Dans son premier récit, Ahmed Kalouaz écrit : « Fragments de frayeur, les choses tristes tirent les rideaux par pudeur. Car toutes les silhouettes portent la mort. Nul besoin de commettre un délit, nous sommes marqués par la vérité de la peau. Par l’héritage de deux siècles d’histoire, et les mots du vocabulaire. Cantonnement, Razzia, Insurrection, Terrorisme. Les mots, les mots… Mais pour l’instant je n’ai pas de mémoire pour ce vocabulaire. Ma parole est en vol, à minuit trente. Entre le ballast caillouteux et le wagon de la violence. Un poignard planté sous l’omoplate ».
Certains ont continué à écrire comme Azouz Begag ou Mehdi Charef : le second roman de celui-ci, Le Harki de Meriem, est suivi de réalisations cinématographiques plus que notables. J’ai évoqué, dans Diacritik, les fictions de Tassadit Imache. Il faut rappeler aussi, en 1997, Par la queue des diables que Dominique Le Boucher édite à L’Harmattan, conte tragique d’aujourd’hui, avec en son centre, une petite Neïla grandie entre béton et bidonville ; il lui est même suggéré, pour que le livre « marche » de prendre un pseudonyme maghrébin ! Ces auteurs et ces écrivains, par leurs écrits, participent bien depuis pas mal d’années, au débat sur une autre définition identitaire de la France.
Dans un article très stimulant de 2001 d’Hommes et migrations, Mustapha Harzoune débusquait ce qu’il appelle « Les Chausse-trapes de l’intégration » et analyse les grandes tendances de cette littérature qui est unifiée en quelque sorte par « le monde de l’enfance meurtrie » et il écrit : « Le réalisme est non seulement émancipation, il est aussi réappropriation de son histoire, de son présent, de soi. De ce point de vue, avec le temps, avec l’enracinement d’une population au sein de la société française et son insertion dans la vie socio-économique et culturelle, les thèmes évoluent et bousculent les représentations figées (…) Mais que de diversité aussi dans les thèmes, les imaginaires, les écritures ». En 1990, Mounsi édite La Noce des fous (Stock) suivi de La Cendre des villes, en 1993, puis Territoire d’outre-ville, en 1995 et Le Voyage des âmes, en 1997. La Noce des fous a été rééditée aux éditions de l’aube-poche en 2002. Cet écrivain, dans une interview de 1992 dans un quotidien algérien, établissait le parallèle entre la banlieue telle qu’il l’a vécue et Harlem, parallèle qui n’est pas sans intérêt pour poursuivre réflexion : « La société Black aux États-Unis a essayé de bouger malgré le mouvement des droits civiques dans les années 60. Mais le système américain les a broyés et décimés. La France pour moi est, en ce sens, une petite Amérique ». Il ajoute un peu plus loin : « Ceux qu’on appelle les exclus développent avec la société une relation dure mais légitime. Je me suis toujours senti pour ma part en état de légitime différence. […] Pour moi elle ne paraît pas dure mais réaliste. » Enfin, appréciant sa position d’écrivain, il affirme : « Je suis vraiment un enfant du Maghreb périphérique c’est-à-dire d’une géographie urbaine qui chaque jour marque ce pays d’un fait nouveau. A Sartrouville c’est un fait, à Vaulx-en-Velin, c’est un fait, et de x en x ces faits vont se reproduire. Narcissique pour narcissique, je me reconnais plus dans ces jeunes gens que dans une certaine catégorie d’écrivains de chez nous qui occupent des strapontins ou des fauteuils dans des instances académiques dont ils se servent pour asseoir leur position sociale. Je me sens encore plus proche des gens de Nanterre, d’un banc simple que du collège de France. »
Tassadit Imache, pour sa part, s’interrogeait sur l’exclusion : « Y aurait-il aujourd’hui des histoires humaines recalées en tant que matériau susceptible de solliciter l’identification d’un lecteur ? Si détachées de l’expérience commune, inaptes aux variations répétitives de la vie l’amour la mort, ne participant plus de leur lot d’émotions, de sentiments, de pensées, et d’actions à la substance mouvante dont tout écrivain éprouve sans cesse la matrice ? »
Au terme de ces rappels, on peut voir combien de chemin reste à faire pour mieux comprendre pourquoi ces créateurs connaissent une intégration artistique à deux régimes : autant ils sont acceptés dans la musique, les différents genres de la culture médiatique, le théâtre, les spectacles d’humour, autant ils sont suspects lorsqu’ils cherchent à rivaliser avec les écrivains et qu’ils veulent sortir d’une littérature de l’illustration pour entrer dans une littérature de la création, de la production. On peut penser que la mise en sourdine des textes qui, manifestement, relèvent de la littérature, vient de la difficulté à accepter ces espaces et ces histoires comme partie intégrante de l’imaginaire de notre modernité ? Ils viennent d’une Histoire, par rapport à laquelle le travail de mémoire s’élabore difficilement, qui reste douloureuse et problématique. On remarquera à ce propos que ces écrivains lorsqu’ils sont maghrébins, c’est-à-dire la majorité d’entre eux pour l’instant, sont tous issus d’une histoire qui a à voir avec celle de la colonisation et avec celle de la guerre. Ils viennent de « regroupements familiaux » qui n’ont pas attendu les lois autour de 1973 pour accomplir le grand passage mais qui l’ont fait pendant la guerre d’Algérie. Ce ne peut être anecdotique à la fois dans la difficulté de leur écriture et dans celle de leur écoute. Finalement, l’intégration qu’on leur reproche, à tort, de ne pas investir, est celle du droit à des imaginaires partagés.
Le théâtre aura-t-il plus de chance ? Baptiste Amann donne le troisième volet de ce qu’il a appelé « Des territoires » : son aventure théâtrale a commencé en 2016, s’est poursuivie en 2017. Dans le volet, Des territoires (Nous sifflerons la Marseillaise…) Baptiste Amann s’empare de la question du territoire qu’il connaît bien et à laquelle il insuffle l’épaisseur de la vie, du présent mais aussi du passé, ses personnages devenant des acteurs de 1789. Le second volet, « Des territoires… (D’une prison l’autre…) », a d’abord été joué à Marseille puis au théâtre de la Bastille : « Baptiste Amann connaît la banlieue, même s’il n’emploie jamais ce mot-là pour dire d’où il vient. Il lui préfère celui de « territoires ». De ces territoires que l’on a dit beaucoup, ces dernières années, perdus par la République, Baptiste Amann est en effet issu, lui qui est né, en 1986, dans une cité d’Avignon […] Mais c’est bien ancré sur le territoire de l’art et de la littérature qu’il choisit de parler de cette réalité-là, dans sa trilogie qui raconte l’histoire d’une bande de jeunes gens de la cité », écrit Fabienne Darge. Le troisième volet, Des territoires (… et tout sera pardonné ?), accentue encore cet ancrage de l’histoire dans la société actuelle et justement là où le bât blesse…
Les personnages, déjà présents dans les deux premières pièces, croisent un jeune cinéaste en train de réaliser un film sur la guerre d’Algérie et sur le procès de Djamila Bouhired, accusée de terrorisme et défendue par Me Vergès : « A partir de là, Baptiste Amann tisse ses fils narratifs avec fluidité, passant de l’actualité à l’histoire, et vice-versa, avec bien plus d’aisance que dans les deux premiers épisodes qui, eux, était traversés par la révolution de 1789, avec la figure de Condorcet, et par la Commune de Paris, avec celle de Louise Michel. […] La force de ce troisième épisode est d’ouvrir vers une forme de réparation possible, après le déni et la colère » que le titre choisi suggère. La pièce est jouée au théâtre de la Bastille au mois de décembre 2019.