Tassadit Imache : un nouveau récit qui dérange avec « arabesques » et sans circonvolutions

Tassadit Imache © Jean Ber / Actes Sud

Tassadit Imache revient à la fin de ce mois d’août 2017, après un long silence, avec un beau récit épuré et bruissant de silences et de traces mémorielles, Des cœurs lents, édité aux éditions Agone à Marseille, dans la collection « Infidèles », présentée ainsi : « Montrer ce qui pourrait être plutôt que ce qui est, mettre à l’épreuve des rêves et non se lamenter des faits, vêtir les vaincus d’étoffes victorieuses et donner à l’imagination l’injustice à ronger : voici quelques-unes des visées de la littérature publiée dans la collection ‘Infidèles’, qui contourne soigneusement utilitarisme partisan, tours d’ivoire dorées, traductions littérales et dogmes sacrés. »
Tout un programme pour éditer des œuvres de qualité, en marge souvent des attentes orientées d’un public de lecteurs.

Celles et ceux qui lisent Tassadit Imache – Une fille sans histoire, 1989. Le Dromadaire de Bonaparte, 1995. Je veux rentrer, 1998. Presque un frère, 2000. Des nouvelles de Kora, 2009 – retrouveront le phrasé de l’écrivaine, son style toute en retenue et en échappées d’histoires enfouies qui se font difficilement leur chemin dans le récit littéraire français.

Dans un entretien pour Le Soir d’Algérie, le 17 février 2010, le journaliste et écrivain Arezki Metref la présentait ainsi : « Écrivaine discrète et pudique, Tassadit Imache ne cesse depuis plus de vingt-cinq ans d’interroger ce qu’il y a d’humaniste dans sa double appartenance. Née dans le conflit, d’une mère française et d’un père algérien, en pleine guerre d’indépendance, elle porte ces traces dans sa chair et naturellement dans ses romans. »
Elle-même déclare dans l’entretien : « Je suis née en France au milieu de la guerre d’Algérie, d’une Française et d’un immigré algérien qui s’étaient rencontrés à l’usine. Je suis l’enfant de ces deux-là… des lutteurs forcément ! Héritière illégitime, improbable ? Ou trait d’union en perpétuelle tension ? Le sentiment d’illégitimité s’il ne vous fixe pas dans un doute permanent, vous propulse de toute la force de la nécessité d’être et vous donne donc une liberté particulière. Bien sûr il y a eu ce choc dans l’enfance, mon saisissement devant la violence inouïe de cette histoire-là, celle de la France et de l’Algérie. Mais je n’y ai pas vu que des ombres. Doit-il y avoir une emprise à vie de cette histoire ? Préempte-t-elle la vie de nos enfants, de nos petits-enfants ? Doit-on construire une généalogie de vies fracassées ou fêlées ? Toute identité personnelle est mouvante, on ne fige bien que les morts. Quel que soit l’héritage familial, historique, se construire en tant qu’individu est un défi. Pour peu qu’on renonce à se poser à vie en créanciers de nos parents, de nos grands-parents, de nos « féroces ancêtres ». Je n’ai pas le goût de la dette et du malheur. »

Une ville au bord d’un lac : un homme et une femme, François et Bianca, sortent de l’hôtel où ils ont passé la nuit. Le frère et la sœur s’observent en silence. Ils sont là pour les obsèques de leur frère Tahir, surnommé Titi, appelés par le commissariat. Ils ont récupéré les clefs du studio et ses perruches. Dans son monologue intérieur, Bianca donne quelques informations sur ce qu’ils étaient : « Nous, à l’origine, on vient de cette smala improbable qui courait pieds nus sur le lino du living le dimanche avec sarbacanes et lance-pierres, bouclés toute la journée à l’intérieur, à attendre le massacre de Fort Alamo. Des visages blêmes en lutte féroce contre le vide et la désolation. Une tribu victorieuse à un moment puis dispersée dans des limbes. » (13)

La mort du frère reconduit à l’enfance. Pourquoi Titi s’est-il installé dans cette ville de riches que Bianca déteste ? Sans doute parce qu’il « s’était souvenu de quelques jours passés au bord du lac lorsqu’ils étaient enfants. » (15) François s’est construit une famille avec « une jolie femme sage de La Réunion ». Bianca vit seule et prépare une thèse dont on apprendra plus tard qu’elle ne la signe pas Bianca Chesneaux mais Bianca Irraten, ce que son frère appellera « un trafic d’identité »(152). Ce sont « des retrouvailles forcées au bord d’une tombe. » (18) Tous les deux ont « la même gueule de faux repenti de la désespérance, leur vrai air de famille. Voilà, le benjamin l’avait eue, sa mort violente, comme prévu. » (17)

La combinaison hideuse que Bianca arbore au bord du lac déclenche la moquerie de son frère : « A quand le niqab ? » Il est celui qui nage le mieux… et qui a trouvé un équilibre, qui « n’a pas l’air d’avoir poussé sur le béton des cités. » (31). Petit, Tahir a été malade et il est parti, dans sa tête, vers l’ailleurs d’après sa mère, Iris. Son prénom pose toujours problème dans les démarches administratives. Il n’est plus sorti, il s’est mis à lire et à exiger d’être appelé par son nom et non son surnom. Il est « typé. Le préféré de maman. » (31) Iris avait voulu l’appeler ainsi « pour son père ». Peu à peu le mystère de leur origine s’est révélé. Tahir a compris le premier demandant : « Et mon grand-père, l’Algérie, où est-il enterré ? » : « Si Iris portait, elle aussi, le nom de sa mère, c’est que Marie Chesneau n’avait pas voulu qu’un étranger reconnaisse « ses » enfants. C’est grâce à la Mère Grand qu’ils avaient hérité d’une identité sans arabesques ni circonvolutions. Bianca avait toujours soupçonné son frère de s’en trouver bien. François Chesneau – c’était l’homme avec la tête qui convient. Avec ce nom venaient la terre d’ici et toutes ses racines ! » (33)

Mais Tahir ne se sentait pas faire partie de la famille. Cela avait été la dérive de commissariats en établissements pénitentiaires où Bianca lui avait toujours rendu visite. François, non : il a réussi à s’extirper de la cité, pas question d’y replonger. Et pourtant, cette origine revenait insidieusement dans sa vie : « Il y avait eu ce moment troublant, à la fin des années 1990 – était-ce en 2000 ? – avant le 11 septembre en tout cas – où il avait compris que les gens autour de lui estimaient que des choses le concernaient particulièrement – lui et les siens. » (43)

Alors qu’il démontait la lumière d’une émission de télé., les participants continuaient à échanger, les mêmes qu’on faisait toujours venir sur la question des banlieues (ces pages 43-45 sont à lire pour leur exactitude acerbe et dénonciatrice). Une des universitaires avait analysé les appellations successives pour qualifier les populations des banlieues et avait brocardé particulièrement l’appellation de « minorités visibles » déclarant qu’elle rendait surtout invisible l’histoire commune de tous les Français.

Rentrant à l’hôtel, Bianca parle à sa mère absente, en silence, se rappelant ses affirmations : « Vous êtes de vrais Chesneau. Tahir, lui, c’est tout le portrait de son grand-père, né indigène, mort exilé. Un solitaire. Ils ont eu ses os avant l’heure. » Et elle ajoute : « Mère Iris, tu savais nous perfuser en goutte à goutte ce suc noir qui te rongeait le cœur. » (48)

Le climat s’envenime avec l’affaire des foulards (51) et Iris ne supporte plus ce racisme au quotidien et le dit haut et fort à ses enfants : « Dans le fond, tu sais bien que ce pays voit encore son destin mélangé avec celui de son ancienne colonie ! » (54) Elle s’était mise à porter le foulard, ulcéré par son environnement et rompait avec son ami Fred à cause de Bagdad. Elle revendiquait son héritage : « C’est de Mohammed Irraten, son père – un homme qui portait la même moustache que Saddam Hussein mais qui n’avait rien à voir, ni de près ni de loin, avec un salaud de dictateur – c’est de cet homme-là (il était leur grand-père – le savaient-ils ?) qu’elle avait hérité sa respiration lente, silencieuse, profonde. » (61)

Finalement, elle était partie, en laissant ses trois enfants seuls. François a cherché à la contacter pour lui annoncer la mort de Tahir. L’autre moitié du récit se déroule dans l’attente des obsèques et de la venue d’Iris. Les souvenirs s’égrènent et réveillent, par le détour et la trace, des éléments épars de l’histoire familiale se superposant à l’histoire coloniale de la France mais aussi à celle des laissés pour compte, enfants de la DAAS et adultes refusant de retomber dans la misère ou de subir les stigmates de la mixité. En nettoyant le studio de Tahir, Bianca retrouve des cartes postales envoyées par leur mère et qu’elle signait « Fatma » : « Papa était l’OS, Maman la Jeune ouvrière. Ils se sont croisés dans la rue. Ils se sont retrouvés à l’usine. Il y a des images à eux dans Elise ou la vraie vie. Va voir ce film : c’est un chef d’œuvre et c’est une preuve. Comme Le Radeau de la Méduse au Louvre ou la chaloupe du Titanic à New York. » (104) Le récit s’achève sur une longue et magnifique lettre d’Iris-Fatma à Bianca. Tassadit Imache a publié là un récit tout en nuances, en pudeur mais sans esquiver les questions graves qui traversent la société française. Elle le fait, à notre sens, d’une manière plus aboutie que dans ses précédents récits qui tous, d’une façon ou d’une autre, travaillaient les mêmes thématiques.

Dans son entretien avec Arezki Metref, elle déclarait déjà : « La lecture rétrospective de l’histoire de l’immigration en France à laquelle on voudrait nous contraindre aujourd’hui – lecture fausse, négative, aberrante – me révolte et m’inquiète. Ce concept d’immigration « choisie » ou « subie » est inepte, presque « délirant ». Puis est venu dans la continuité le « débat » sur l’identité nationale, présenté et orchestré comme un enjeu essentiel. On en voit les répercussions dans les esprits par les propos tenus par certains. Soit tout cela a été pensé et il faut être vigilant, soit c’est de l’inconscience, une dérive d’ »apprenti sorcier ». Je ne veux voir aujourd’hui que la réalité de la pluralité des visages de la France. S’il y a un slogan des années 1980 que je sauverais, c’est celui crié et chanté par la rue française : « Nous sommes tous des enfants d’immigrés. » J’ai confiance. Les enfants issus de cette histoire bien française sont des citoyens avertis, éveillés. Cependant nous avons grand besoin des historiens et des philosophes pour nous rappeler les faits et nous éclairer sur ce qui est à l’œuvre. Les mots choisis et subis d’une époque sont chargés de sens, ont aussi en jeu son devenir. Ainsi derrière le nouveau langage administratif qui régit nos rapports avec les étrangers, celui de la suspicion et du rejet, ce contrôle obsessionnel des « flux migratoires », derrière toute la technocratie et technicité des reconduites à la frontière de sans-papiers, il y a d’abord une déshumanisation. »

***

Pour faire écho à cette œuvre récente, il semble utile de rappeler son essai qui, malheureusement, n’a été publié qu’en revue qui, aussi prestigieuse soit-elle, a une diffusion restreinte : « Écrire tranquille » dans la revue Esprit en décembre 2001. Il n’a rien perdu de son actualité. Rappelons-en les arguments essentiels pour donner envie d’y revenir et poser la question cruciale de « l’identité » de la littérature française. Renvoyée à un classement discriminatoire et paternaliste d’écrivaine des banlieues, Tassadit Imache réagit dans son essai rappelant les réactions des lecteurs au mot « banlieue » : « Dépouillée de ses noms et de ses histoires, de la variété de ses visages et paysages, flanquée d’un don d’ubiquité des brumes de Lille aux vapeurs de Marseille, la voilà réduite et exhibée, toute de béton brut, agencement lassant de blocs et de tours, en ce décor de l’impersonnel, lieu emblématique du vide, du froid, du sale, du pire. Et voici, tels qu’on veut les montrer, ses autochtones abêtis et hostiles ! Terra non grata. Péricoloso é il Populo.
Un glissement sémantique plus loin, elle est notre « là-bas » d’aujourd’hui, l’ailleurs inséré subrepticement dans notre ici historique et consensuel, une sorte de presqu’île intérieure, tout en à-coups et précipices de mémoire, l’emplacement intemporel du cauchemar contemporain. A en croire certains prophètes : le côté obscur de l’idéal républicain. » (38-39).

Un des spécialistes incontestés, Alec G. Hargreaves, en donne le paradigme dans un article intitulé, « Une culture innommable ? » : « Ce n’est que dans les années 1970, avec la sédentarisation des populations d’origine maghrébine, que l’on commence à reconnaître dans la vie de celles-ci une véritable dimension culturelle. Depuis lors, les termes servant à désigner ce champ culturel, n’ont cessé de se succéder. « Culture immigrée », « culture beur », « culture franco-maghrébine », « culture issue de l’immigration », « culture de la banlieue », « cultures urbaines », « culture de la rue » : chacune de ces expressions a été le site de débats âpres et parfois confus. »

Si au terme de « culture », on substitue celui de littérature, on peut enrichir le paradigme de « littératures des cités », « littératures des quartiers », « littérature métisse »… et l’obsession taxinomique n’est certainement pas achevée ! L’expression, « littérature de banlieue » suggère immédiatement ghettoïsation : car lorsqu’on a besoin de qualifier une littérature, c’est assez souvent mauvais signe. Dans ce cas précis, cela semble signifier :

* que les œuvres en question sont identifiées par l’espace géographique auquel appartiennent les auteurs ; plus encore que géographique, cet espace est socio-économique et porteur de représentations négatives dans la société française.

* que les écrits littéraires taxés ainsi sont pris en masse et non en singularité. Ainsi un auteur particulier se voit remis dans une catégorie générale à laquelle ni lui ni son écriture ne peuvent échapper.

* que ces ouvrages ne passent pas inaperçus mais qu’on les recense hors littérature, la « vraie ».

Dans un article très stimulant de 2001 de la revue Hommes et migrations, Mustapha Harzoune débusque ce qu’il appelle « Les Chausse-trapes de l’intégration » et analyse les grandes tendances de cette littérature qui est unifiée en quelque sorte par « le monde de l’enfance meurtrie » et il écrit : « Le réalisme est non seulement émancipation, il est aussi réappropriation de son histoire, de son présent, de soi. De ce point de vue, avec le temps, avec l’enracinement d’une population au sein de la société française et son insertion dans la vie socio-économique et culturelle, les thèmes évoluent et bousculent les représentations figées (…) Mais que de diversité aussi dans les thèmes, les imaginaires, les écritures. »

La question que pose Tassadit Imache est : peut-on écrire tout simplement quand on vient des banlieues ? Inscrire la banlieue dans son texte, c’est-à-dire son espace d’origine, est-ce nécessairement « sociologique » ?

Cet essai est constitué de quinze fragments qui ne sont que le début d’un texte plus long. Le premier fragment expose le projet : affronter l’écriture, seule en se mesurant à soi-même, « écrire tranquille » : « Lorsqu’on cherche sa propre langue dans celle de tout le monde, il faut du temps » (35). On crée ainsi son univers en cherchant à écrire juste par rapport aux blessures, aux ruptures de la vie : cette concentration établit la tension nécessaire à l’écriture : « quand j’écris, enfermée : un coup j’invente, un coup je me souviens » (36).

Après le projet de soi à soi, intervient dans le second fragment la confrontation aux autres : « sortir ». L’essayiste réfléchit à la réception de l’œuvre et reçoit de plein fouet le malaise du lecteur face à la désespérance de son écriture. Ce malaise induit l’agressivité. Les reproches ne sont pas loin : cette écriture est excessive dans sa noirceur, elle est « inconfortable » : « A la fois vous dites que vous l’avez reconnu, ce monde. Et à la fois, il y a dans vos voix, dans vos yeux, une stupeur incroyable, une inquiétude. Comme celle qu’on ressent dans le retour de personnes (…) Enterré(e)s à Nanterre. Cet endroit de la vie que j’ai quitté il y a longtemps, le dehors, l’en dehors de la littérature, pour me concocter tranquillement une langue étrangère à tout ça. Ma propre langue, littéraire s’il vous plaît. (…) Un jour, on m’a demandé si j’avais essayé d’écrire loin de tout ça (…) Exprimer par exemple la solitude d’une jeune femme ordinaire, du centre ville, écrivez-nous son théâtre intérieur, sa quête ! » (37)

Ainsi, tout naturellement, le fragment trois parle de l’origine stigmatisée. « être née quelque part » comme dirait le chanteur… C’est la question inévitable parce qu’on n’a rien à dire à l’écrivain qui est là, incongru, à côté de son livre. C’est la même question mais avec une autre intention que posent les vieux Maghrébins, littéralement : « sur quel sol ta tête est-elle tombée ? ». Tassadit Imache décline alors la double origine : la mère, la part avouée, et le père, la part obscure. La réponse satisfait la lectrice soupçonneuse : elle a l’explication de tant de noirceur : « Ce que tout le monde voudrait lâcher, à un moment ou à un autre, surgi d’entre les dents, du vomi : ce lieu hyperréaliste de la souffrance, de la terreur ! du gâchis ! Peu de personnes ayant le courage de penser la geste coloniale. Autant aborder l’amour sexuel du violeur ! Chérie je t’aime, chérie je t’adore. (…)
– En banlieue ! On le savait bien ! Mieux, on s’en doutait ! » (38)

Le fragment quatre s’attarde alors sur la répartition nationale. Le nom classe automatiquement dans les cases pré-étiquetées du cerveau du lecteur, comme dans les rayons des librairies : ces livres sont de véritables OVNI !

Si un livre vient des banlieues, il est extra-territorial : « me suis-je crue, un moment, en cet endroit de l’écriture, hors la zone, une décolorée sociale, une affranchie par les Lettres ! » (40) Aussi, dans le fragment 5, elle rêve d’un livre qui s’imposerait hors de l’auteur-citoyen car son identité brouille sa lecture : « Interpeller sur son origine et son but celui ou celle qui a choisi d’écrire, c’est le renvoyer sans cesse à lui-même, et lui dénier tout autre territoire. En chemin, on peut être tenté de substituer à la construction d’un univers la quête d’une reconnaissance individuelle. Ou se concentrer mieux sur le geste : ce point à l’horizon que les autres ne peuvent ou ne veulent pas voir, et vers lequel vous entreprenez de faire avancer livre après livre une vision personnelle.

Mais n’attendons pas du métis, figure du désordre de l’origine, qu’il œuvre d’un pied sûr pour l’unique, le fixe, le point d’arrivée. Lui poursuit autre chose. Il doit trouver, sans trahir, un semblant d’équilibre. Il rêve à la fois de justesse et de justice dans l’expression. » (41)

Il y a la tentation du pseudonyme et une sorte de choix : en rajouter sur la banlieue puisque le lecteur veut « de » la banlieue ! Ou poursuivre sa quête solitaire. C’est, bien sûr, cette seconde solution à laquelle veut se tenir Tassadit Imache. Le fragment 6 revient donc sur le jeu entre l’état civil composite et l’identité littéraire. T. Imache rappelle la difficulté de son éditrice avec son premier récit, pas assez « situé » et le choix finalement du titre : Une fille sans histoire. Et le lecteur est toujours en sentinelle pour juger ce qu’il considère moralement parlant comme une échappée, une fuite et non comme une recherche à l’instar de la quête de tout écrivain.

Celui-ci est devant l’impératif de la communication (fragment 7) : il doit donner de lui, de sa vie réelle et s’y réduire en quelque sorte. Son œuvre ne parle pas pour elle-même. Et pourtant l’écrivain n’est que solitude (fragment 8) : T. Imache évoque la manière dont le monde la happe par des images soudaines qui déclenchent le retour à l’écriture. L’Histoire et les histoires vont ensemble et on ne veut plus le voir (fragment 9) : les imaginaires des écrivains préfèrent choisir dans des images déjà là plutôt que dans les fulgurances de la mémoire et du réel, imprévisibles.

Aussi la « vraie », la « bonne » littérature (fragment 10) monte la garde du bien écrire, lissant les échardes. Comment cela peut-il être puisque l’Histoire n’est pas la même pour tous : « Il peut y avoir des innocents, des incultes. Des retardataires, comme moi. Des qui dès l’enfance ont expérimenté pour nous la tyrannie du néant au quotidien (ô pionniers des grands ensembles) sans avoir gagné les contrées du virtuel, des que l’inhumain n’a pas entièrement réduits au rien. Qui ignorent qu’on a déjà épuisé toutes les possibilités, des qui n’ont pas encore essayé. Des immatures transgénérationnels. Des qui sont dans les limbes, restés à l’endroit où rien n’a commencé. Tous ceux qu’on a interrompus. Ou coupés net.
Là-bas. (…)
En décidant qu’il y a des endroits de la vie infréquentables, des langues trop pauvres, de l’humain si indécrottable que les hommes de bonne culture ne peuvent en extraire du beau, du ressenti, du pensé. Qu’il faut s’assurer au plus vite que la Chose est circonscrite au ‘social’ non seulement géographiquement et politiquement, mais sémantiquement. Le ‘social’ est un très gros mot en littérature française, du vomi, de l’extirpé, du sale. Improductif culturellement.
De la pure menace. » (46-47)

La littérature est compartimentée et ceux des banlieues issus majoritairement de l’immigration maghrébine, pour être « reçus » d’une certaine façon, doivent assurer le « véridique » de leur œuvre : « Ravivant l’antagonisme entre le vrai intéressant de la vie des gens et le réel transcendé de la littérature française. Entre le récit de vie poignant et la sainte Écriture locale. Comme s’il y avait, dans le paysage, des parvenus de la vie et des advenus de la langue. » (48)

Cette pression permanente étouffe ou bloque le désir d’écrire (fragment 12). Pour le remettre en activité, suivre le conseil de Kateb Yacine ? « marcher, marcher » dans la ville, parmi les autres et revenir… les mots viendront seuls : « Ai-je jamais pu marcher tranquille ?
Je n’ai mesuré ni le temps ni la distance depuis que nous sommes partis de Nanterre. Un coup j’invente, un coup je me souviens, les muscles tendus, en courant. Ou, tranquille, en miettes à l’intérieur, l’air dégagé ? » (48)
« Kateb Yacine est partout chez lui, et moi, une étrangère à Paris, une fille de la banlieue. » (49)

La colère qui l’habite, d’où vient-elle ? (fragment 13)  A-t-elle « passé la ligne » comme le lui a affirmé un vieil ami ? Passer la ligne comme les Noirs américains ? « Ainsi pendant que j’écrivais, cette ligne, en surface. Depuis je me sens en insécurité. » (50)

Finalement il lui faut mieux accepter ce statut ambivalent qu’on lui réserve sans renoncer à sa recherche : « Et si votre propre langue ne vous est plus familière, qu’y puis-je ?
Allez, cela me fait sourire même ! d’être accueillie partout dans mon propre pays en qualité d’auteur de la francophonie intérieure, vraiment il était temps que je goûte à la saveur aigre-douce de l’humour, être propulsée ainsi écrivain de banlieue d’expression française ! » (51)

Au fond il faut installer, le plus tranquillement possible, cet imaginaire-là dans la langue et la littérature de France sans revendiquer ni renier, sans être mise à distance. Son ultime question reprend les interrogations qui alertent sur le scandale d’une ghettoïsation : « Y aurait-il aujourd’hui des histoires humaines recalées en tant que matériau susceptible de solliciter l’identification d’un lecteur ? Si détachées de l’expérience commune, inaptes aux variations répétitives de la vie l’amour la mort, ne participant plus de leur lot d’émotions, de sentiments, de pensées, et d’actions à la substance mouvante dont tout écrivain éprouve sans cesse la matrice ? » (53)

Finalement, en des temps où l’on parle beaucoup d’intégration, l’intégration qu’il faudrait ici obtenir, est celle du droit à l’imaginaire partagé, pour ces écritures de la zone « rouge » des banlieues. Combler, comme pour d’autres corpus littéraires mis à l’écart, ce déficit d’imaginaire. Ce corpus « intégré » des littératures de banlieue serait une manière de participer aux recherches, courantes dans les études nord-américaines, sur les productions des littératures des minorités culturelles remettant en cause une construction hégémonique de la nation, par leur affirmation d’une double identité. Ce serait accepter que la littérature française, dans sa diversité, soit appréciée comme une littérature métisse, aux multiples et riches référents identitaires.

Tassadite Imache, Des coeurs lents, Agone, août 2017, 192 p., 16 €