Le 5 novembre 2022 un ouragan dans la baie de San Francisco provoque 60000 morts et efface Oakland et San José de la carte. Les assurances ne peuvent couvrir les remboursements et, par un effet domino, c’est toute l’économie américaine qui s’effondre, entraînant le système mondial avec elle. Le point de départ du roman d’Antoinette Rychner est à peine dystopique : capitalisme et bouleversements climatiques sont intimement liés, le scénario de nos devenirs apocalyptiques est face à nous. Mais comment dire l’après, un Après le monde ?
Nous pensions pourtant être vertueux et avoir compris, consomacteurs engagés dans le vert et le fair. Le greenwashing était évidemment un leurre, un renouvellement du pacte faustien sous couvert d’équitable et responsable. Le tableau de nos aveuglements, en ouverture du roman d’Antoinette Rychner, est d’une justesse décapante, il serait difficile de ne pas se reconnaître dans ce « nous » d’un effondrement auquel nous n’assistons pas : nous y contribuons, en (toute bonne) conscience.
Le problème était que nous ne le croyions pas. Nous ne croyions pas ce que nous savions. Seule montait l’anxiété : jamais l’espérance de vie n’avait été si élevée et, cependant, notre angoisse semblait de plus en plus difficile à calmer.
Ce portrait des Occidentaux solastalgiques que nous sommes — consommant toujours plus sous couvert de consommer mieux, ignorant combien panneaux solaires, éoliennes et véhicules électriques induisent de pollution des sols, des eaux et de l’air, préférant imaginer que la dématérialisation de nos échanges est sans impact carbone, refusant de comprendre que l’économie de plateforme est un système pervers, tout sauf collaboratif, créant une précarité et un chômage exponentiels — pourrait sembler caricatural et à charge, il est sans doute à peine réaliste. Dans le roman, il est simplement un « avant ». En 2022-2023 (demain) l’humanité entre dans un nouvel ordre du monde, économique, politique, quotidien. Et c’est l’après (2022-2049) qui intéresse la romancière.
Nous avons fait marche arrière ; vers un passé nouveau.
Après l’effondrement, il s’agit de survivre — et la collection « qui vive » qui accueille le roman prend ici tout son sens. Survivre, soit habiter le monde autrement, trouver de nouveaux équilibres alors qu’il n’y a plus de marchés, plus d’hôpitaux, plus d’états et de police mais une violence anarchique et tribale, des épidémies, une espérance de vie qui n’excède plus 50 ans. Tout a disparu des anciens repères, jusqu’aux noms de pays et autres toponymes. Des communautés tentent de résister et riposter au désordre général et à l’absence de sens. Cet état du monde révèle toute la grandeur comme toute la misère de l’humanité : entraide, partage de ressources, cultures et savoir-faire versus protectionnisme frileux et mercenaire, refus de l’altérité, de l’accueil des migrants économiques et climatiques, repli sur soi. Là encore, ces lendemains qui (dé)chantent sont-ils si éloignés de nos présents ?
Le roman d’Antoinette Rychner articule toutes les tensions de notre temps : peurs et tentatives d’échapper au pire, réalisme et anticipation, économie et politique, soit tout ce qui compose nos présents capitalocènes et que nous refusons d’affronter. L’apocalypse est ce que nous avons sous les yeux et refusons de voir. Au roman de nous montrer l’après ; au récit de (re)composer nos avenirs incertains, de tenter de sauver ce qui peut l’être. Dans Après le monde, Barbara et Christelle composent un « genre de récit-témoignage », une épopée « au féminin pluriel » qui témoigne du monde d’avant l’effondrement (« Chant pour se souvenir »), raconte la chute et chronique la survie ( « Chant pour recommencer »).
Penser que, dans un monde qui se détruisait, le fait de rester créatives préservait notre intégrité nous soulageait beaucoup.
A travers Christelle, Olivier et leur fille, mais aussi Barbara, Hyiab et toutes celles et ceux qu’elles et ils croisent dans leurs migrations ou leurs tentatives d’intégration dans une communauté, c’est un état du monde d’après qui s’offre à nous, contrasté, pluriel, fragmenté ; cette épopée n’est pas un grand récit cadre reposant sur une illusion de cohérence mais bien un « enchevêtrement infiniment complexe, les tragédies subies en mille points simultanés », traversant espaces et temporalités, refusant d’unifier le disparate.
« Elles avaient démarré un nouveau chant, dont les verbes ne se conjuguaient plus au passé, mais au présent.
Pour décrire le monde qui les entourait, tous les témoignages comptaient. Elles s’efforçaient de retracer l’histoire récente de la région, mais ce qui les intéressait le plus, c’était le précieux matériau offert par les itinérants et les personnes de passage, en particulier ceux venus de loin, qui avant de s’établir chez les Meukeux avaient traversé toutes sortes de territoires.
Entre recoupements et passionnantes discordances, ces récits-là leur permettaient, lorsqu’elles les combinaient à l’expérience des formes sociales rencontrées du Maramures à la Chaux-de-Fonds, d’extrapoler ce qui se passait à large échelle.
Elles avaient parlé à Kathy de leur ambition : donner à leur « épopée » la portée la plus large possible (…).
L’épopée devenait-elle manifeste, hymne, philtre de cohésion locale autant qu’universelle ? ».
Ce ne sont plus ici des chants de création du monde mais la tentative, noire, dense et désespérée de le récréer, de le transmettre quand tous les modes de diffusion ont disparu et doivent être réinventés. L’épopée est bien un « chant de résistance », l’invention d’un bien commun. Le récit est sans doute le seul lien du monde d’avant et du monde d’après ; il est aussi la clé de notre avenir : il nous faut transformer nos imaginaires, construire de nouveaux récits conscients de la réalité économique, sociale, environnementale et politique de notre présent pour imaginer une alternative qui ne soit pas synonyme d’effondrement.
Inspirée par ses échanges avec Pablo Servigne comme par de nombreuses lectures autour de la notion d’effondrement (consultables sur son site), Antoinette Rychner ne se contente bien entendu pas de traduire sous forme fictionnelle un état des lieux désormais scientifiquement documenté et mis en perspective, de même que son roman ne peut être réduit à un énième conte de la fin des temps ou une dystopie catastrophiste de plus. Si un avant « la grande rupture » est rappelé et les circonstances d’une disparition de tous nos repères connus explicitées, ce qui intéresse l’auteure est le changement d’échelle : des échanges mondialisés au localisme, de l’économie fossile à une forme de néo-pastoralisme, des déplacements longues distances à la lenteur de jours de marche… Que reste-t-il quand tout disparaît, quel « commun » perdure, quelle « humanité » ?
Antoinette Rychner, Après le monde, éditions Buchet Chastel, « Qui vive », janvier 2019, 288 p., 18 € — Lire un extrait