Carrés blancs : dys-paraître sur les réseaux sociaux

J’ai grandi avec le carré blanc. Qui en l’occurrence était un rectangle blanc, qui apparaissait dans un coin de l’écran de télévision, pour signaler que le film à suivre n’était pas visible par « tout public ». Je suis né en 1967 : le « carré blanc » a été institutionnalisé en 1961, s’est allongé en 64 (le fameux rectangle), puis a été remplacé par un code couleur quelques années plus tard, convoquant toujours des formes primaires, losange, rond, triangle, carré ou croix, suivant le degré de gravité détecté par le CSA (le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel) ou équivalent de l’époque précitée.

Au cinéma, la signalétique d’avertissement — on ne parlait pas de censure alors, mais de prévention — interdisait les projections au moins de seize ans, de dix-huit ans, suivant que l’on avait affaire à des scènes violentes ou des scènes pornographiques, voire les deux. C’était, on le comprendra bien, par souci de protection : des mineurs, de manière absolue, ainsi que des personnes « sensibles ». Malgré le mot « interdit », l’entrée dans les salles de cinéma était laissée cependant libre au jugement de la personne responsable, parent ou tuteur, en tout cas en France. Dans les pays anglo-saxons, on parle de « Parental Guidance » (une supervision parentale, en somme, une confiance de la société en la responsabilité de l’adulte, du parent) : ici encore, on comprend bien que la mesure s’applique à la sensibilité des enfants — un peu comme Internet, plus tard, offrira le recours à un « contrôle parental » limitant l’accès des ordinateurs à leurs enfants, pour éviter leur exposition à des contenus qu’ils jugeraient offensants (pour leur jeune âge, pas forcément pour la société entière).

Ce n’est probablement pas un hasard si les réseaux sociaux mettent en place une régulation du même ordre, utilisant à leur tour le carré (blanc, gris), le rectangle, supposé masquer la zone offensante de l’image proposée par l’internaute — on reviendra sur la suspension d’utilisation du réseau et l’interdiction de poster, pour vingt-quatre heures, plusieurs semaines ou l’exclusion définitive de la plateforme plus tard. C’est, à supposer que les réseaux sociaux sont utilisés pour plus de cinquante pour cent par des personnes issues de la même génération que la mienne (voire celle d’avant, voire celle d’après), une manière de revenir à une iconographie connue, presque rassurante puisqu’elle aura marqué notre jeunesse, c’est une façon de poser sur l’image un avertissement de contenu : à la différence près que le rectangle blanc de mon enfance apparaissait à l’écran, au début du film, mais n’en polluait pas continuellement la diffusion, une fois que l’on avait pris la mesure du message transmis. Aujourd’hui, Facebook, Instagram (et possiblement d’autres réseaux que je n’utilise pas moi-même) ne se contentent pas de prévention : ils censurent bel et bien le visionnage d’une image donnée, sous prétexte qu’elle est sexuée (dans le sens où les organes génitaux externes y sont figurés), parfois sexiste et on pourrait alors trouver un terrain d’entente avec le procédé mais de manière générale, le masque imposé par le réseau social ne s’encombre pas de politique. De manière plus perverse, d’ailleurs, le masque en question n’est pas déposé par le réseau, mais par l’internaute lui-même, devenu complice de la censure, censeur de sa propre production. C’est, à quelques nuances près, une dynamique de collaboration — entretenue par une délation anonyme encouragée par le réseau auprès de ses utilisateurs.

Pauline Sauveur et moi-même avons créé * Public Averti en 2015 : il s’agissait d’intervenir pendant le Festival du Mot à la Charité-sur-Loire, sous forme d’expositions et de lectures, dans un lieu qui nous était confié. Nous étions trois artistes concernés par cette première édition (de notre existence, pas du Festival du Mot, qui est une institution depuis plusieurs années), nous proposions un contenu que nous jugions par nous-mêmes réservé à un public adulte, et souhaitions les en avertir. Nous avions posé un astérisque à la suite du mot « Lectures » sur la première affiche, qui renvoyait en bas de l’affiche à la mention « * pour public averti ». Quelques semaines plus tard, forts de notre première fois, nous décidions, Pauline et moi, de nous engager dans la création d’une structure qui organiserait des expositions et des lectures, et rassemblerait des artistes de toutes disciplines pour des performances de tout ordre. Et parce que nous en aimions la sonorité, mais aussi parce que nous considérions l’un et l’autre que l’art avait un rôle à jouer (« Nous vous avertissons de notre présence, nous sommes des klaxons si vous voulez. Vous avez besoin de nous pour ne pas vous faire écraser. Par la vie, par la société. Par vous-même. Vous comprenez ? », extrait du manifeste), nous avions porté notre choix sur la fameuse mention en guise de désignation : * Public Averti, l’astérisque en porte-drapeau mascotte de notre engagement, était né.

C’est au regard de l’une de nos initiatives récentes que le besoin de ce texte m’est venu. Depuis 2018, nous exposons entre automne et hiver et pendant six semaines six photographes, sur une page dédiée, avec pour consigne de ne publier qu’une seule image « qui dirait à la fois leur travail, leur être, leur définition, ou la définition de leur travail à cet instant t de l’invitation ». Pas de thématique obligatoire sinon cette seule consigne. C’est dans ce cadre-là que Pauline a invité le photographe Joël-Alain Dervaux à exposer cette année auprès de cinq autres artistes (ou duo d’artistes). Dès réception de la photographie de Joël-Alain (issue de l’acte II de la série Récit-Nathan), un dialogue s’est instauré entre lui et moi autour de la problématique de l’image : pas forcément sur Facebook, puisque nous n’y relayons que le lien vers la page dédiée, et les éléments fournis par les artistes (biographie, actualité), mais sur Instagram par exemple, où nous avons fait le choix de poster la photographie de la semaine. Et au-delà du simple partage de la photographie pour notre exposition virtuelle, c’est cette censure obligatoire, et conséquemment auto-infligée (Joël-Alain m’avait envoyé sa propre photographie, avec un masque que lui-même avait posé sur elle pour pouvoir exister sur les réseaux sociaux, ayant eu déjà affaire à leur politique de contrôle, y subissant des suspensions et des radiations de comptes), que nous décidions d’interroger.

© Joël-Alain Dervaux, série Récit-Nathan

Joël-Alain Dervaux décrit son projet ainsi : « Dans un espace délimité et permanent, des hommes et des femmes viennent se mettre nus et à nu, pour inscrire une trace corporelle, prendre le risque de révéler une intériorité et livrer à mon regard la marque du désir. Certaines séances conduisent à une rencontre qui, au-delà du processus instauré, permet de questionner une mémoire intime, de revisiter une idée du vêtement, de déambuler dans des lieux intemporels. » C’est dire si ce sexe, à la fois montré et caché dans son intention première (le voile sur le corps, la déchirure parfaite, presque sexuelle, du voile qui le révèle alors même que le voile ne masquait rien), perd absolument toute sa valeur, une fois dissimulé derrière cette forme aveugle, anonyme, étouffante.

Le site Corridor Eléphant, qui se définit comme « un espace dédié à la photographie émergente, un espace pour enrichir son regard » a lancé l’an passé un appel thématique pour la revue qu’il édite, autour du nu. Le nu, on le rappellera, est « un genre artistique qui consiste en la représentation du corps humain dans un état de nudité, et dans tout état qui fasse allusion à sa possible nudité, même si celle-ci n’est pas exactement représentée ». J’insiste sur le terme « genre artistique ». D’ailleurs, si cet article ne devait se résumer qu’à une seule phrase, ce serait celle-ci : « Le nu est un genre artistique. » A répéter en boucle, associée à une représentation de ce nu. Dans tous les états de cette nudité, comme le précise cette définition. Le résultat de cet appel vient très logiquement questionner tous les aspects du nu (esthétique, pornographique, visuel, fantasmé, imaginaire, autofictionnel, et j’en passe…). Corridor Eléphant a une page Facebook sur laquelle ces images figurent, amputées atrocement des organes sexuels que l’appel thématique induisait : de sorte que certaines images (représentant par exemple une relation amoureuse — j’insiste sur « amoureuse » — entre plusieurs individus) apparaissent comme trouées. Je viens d’une époque, certains s’en souviendront, où les cartes de tiercé étaient poinçonnées (un peu à la manière de cartes à QCM si vous voulez) de part en part, pour être validées avant les courses de chevaux. Lorsque je regarde ces temps derniers mon fil Facebook, les posts qui m’y sont proposés (je compte beaucoup d’artistes, de photographes, d’écrivains du soi, portraitistes eux aussi d’une certaine nudité, dans mes amis virtuels) ressemblent à ces cartes de jeu du temps passé. Le poinçonneur de Gainsbourg s’attaque aujourd’hui aux « lits, là », où les corps ne font plus l’amour qu’en pointillés.

© Vanda Spengler (extrait du livre Frontières invisibles)

Parce que le hasard fait bien les choses, j’ai visité hier l’exposition de Pelly Angelopoulou et d’Axel Léotard dans les locaux sérieux, intimistes et avant-gardistes du cabinet d’avocats B49, rue Defacqz à Bruxelles.

∏+A, Unconventional Correlations

∏+A, Unconventional Correlations, projet né de la collaboration des deux artistes, interroge l’histoire de l’humanité à travers l’image et le collage. Ce n’est pas un hasard si l’on croise, au détour d’une « toile » (comment ne pas se perdre, se laisser capturer même, consentant, dans l’inextricable tissage que les deux artistes proposent ?), au sein des centaines de références auxquelles le travail renvoie, l’objectif miroir, volontaire, phallique de Léotard et le sourire grec, politique, figé d’Angelopoulou : le je(u) des artistes est viscéralement impliqué dans ce qu’il est ou doit être aux yeux d’une certaine société, choisie ou subie, dans la construction des tableaux. Jusqu’à son vouloir être et éventuellement son devenir — travestissement, transgenre, super-héros, etc.…  Il renvoie à soi dans un questionnement labyrinthique et vertigineux de l’expérience humaine : artistique, visuelle, mythologique, cinématographique, picturale, intime évidemment… Histoire de la violence et de la mode, histoire de l’Histoire même, avec un grand H. Histoire de la sexualité et du genre, de la transformation et du corps, son imagerie, sa représentation au fil des siècles, histoire, on y arrive : du corps nu, de la nudité.

Pelly Angelopoulou — dont le vrai sourire se révèle au regard de son œuvre implacable, comme son inquiétude face au puritanisme ambiant — me racontait que des strings avaient été récemment enfilés aux mannequins de marbre du plasticien Stéphane Simon exposés au siège de l’Unesco pour ne pas heurter la sensibilité du public lors des dernières Journées du Patrimoine. Que l’art, de Michel-Ange à Jérôme Bosch, d’Egon Schiele à Tom of Finland, d’Auguste Rodin à Lucian Freud, d’Enki Bilal à David Bowie (que l’on côtoie sur la toile, mêlés, emmêlés, qui se côtoient eux-mêmes, invités involontaires d’un dialogue qui les rassemble et les transcende) n’ait pas cessé d’être le miroir de l’humanité, dans ses illuminations et ses souffrances, n’est pas un scoop : de L’origine du monde de Courbet à La Naissance de Vénus de Botticelli, l’être au monde passe par son anatomie. Qu’elle soit humaine ou divine importe peu, ou peut-être que si, justement : cela importe dans le sens où le dieu est dans sa nudité, et malgré son statut, l’égal de l’homme. Il se met à sa portée, puisqu’il l’a façonné, dit-on dans la Création, « à son image ».

∏+A, Unconventional Correlations

A quel titre alors, faut-il se demander aujourd’hui, et pendant combien de temps surtout permettrons-nous encore à ces faux dieux (du numérique et de la censure, du puritanisme et de l’hypocrisie) de nous interdire d’être et d’apparaître aux yeux du monde tel(le)s (dans toutes les déclinaisons et les incarnations du mot) que nous sommes ?