Dans la forêt de Jean Hegland : De l’importance d’être mal lu

© Jean-Christophe Cavallin

C’est le premier dimanche d’automne. Nous sommes couchés dans une prairie en amont de Montricher. Au fond du tableau, le Mont-Blanc comme une boule de papier froissé et, à nos pieds, au bout des bois, la canopée de béton de la Fondation Michalski. Invités aux journées sur l’Écriture des lieux, nous avons eu le plaisir d’apprendre que Jean Hegland est en résidence à la Fondation.

Publié en 1996 aux États-Unis et traduit il y a seulement deux ans par Gallmeister, son roman Dans la forêt connaît un destin étrange. La vogue de l’effrondrisme lui offre une seconde vie. Il touche de nouveaux lecteurs et un très large public par suite d’un malentendu. C’est de cela que l’on discute en préparant notre entretien dans l’herbe d’un pré à vaches épaisse comme des cheveux. Pour devenir un classique, un livre doit passer la barre du premier malentendu, de la première erreur massive de lecture. Il doit réussir l’épreuve d’être lu autrement qu’il n’a été écrit. Si cet écueil l’étoffe au lieu de l’appauvrir, alors il a une chance de devenir un classique.

À onze heures, nous nous levons et sortons de la forêt. Jean Hegland nous rejoint bientôt dans la cabane Elemental, dessinée par Alejandro Aravena et conseillée par Frank Smith. Jean Hegland sort du bois elle aussi, où elle fait de longues promenades entre deux apnées d’écriture dans sa cabane suspendue qui regarde la forêt.


Dans la forêt
débute par une fin, la fin du monde que deux sœurs ont connu.

Jean Hegland : Mon sujet n’était pas tant la fin du monde que l’histoire de deux très jeunes filles au milieu d’une forêt. Ce qu’elles allaient apprendre, les défis qu’elles allaient devoir affronter par le simple fait de se retrouver coupées de tout, c’est d’abord cela qui m’intéressait. J’ai dû trouver une raison qui puisse expliquer qu’elles soient ainsi coupées de tout et qui m’autoriserait à me débarrasser du monde. (rires) Cette nécessité fut une chance, parce que cela m’a obligée à réfléchir en profondeur à notre situation actuelle et à ce qui est en train de nous arriver.

Vingt ans après la parution du livre aux États-Unis (1996), au moment de la parution de la traduction française du livre (2017), l’apocalypse et l’effondrement semblent devenus le sujet principal du livre.

Je crois qu’au fond, l’effondrement était déjà un des sujets du livre. Toute l’histoire est imprégnée  du sentiment d’urgence qui était déjà le mien que nous n’allions pas pouvoir continuer à vivre comme ça, qu’un changement était inévitable, en particulier aux États-Unis. Nos modes de consommation, la pollution, le dérèglement climatique, il allait falloir que tout cela change. C’était une part essentielle de l’histoire, mais je voulais l’aborder selon un point de vue plus resserré et plus intime, à travers la relation de deux êtres humains avec le monde naturel. L’apocalypse gronde au loin, mais on reste concentré sur la vie dans la forêt.

Avez-vous parfois le sentiment que les lecteurs lisent un autre livre que celui que vous avez écrit ?

C’est sans doute un peu vrai. Dans la forêt, particulièrement dans ces derniers temps, est souvent rangé dans le rayon des fictions post-apocalyptiques, voire dans le rayon des dystopies. Et je dois régulièrement insister sur le fait que ce n’est pas une dystopie, que c’est à mon sens un livre d’espoir. Malgré ce rangement des libraires, il me semble que les lecteurs se retrouvent peu à peu plongés dans la forêt avec les deux jeunes filles et finissent par lire l’histoire que j’ai écrite.

Eva offre un carnet à sa sœur et lui dit : « Écris sur aujourd’hui, sur ce qui nous arrive ». Êtes-vous d’accord avec cette injonction qu’il faut écrire sur le présent (about now)  ?

Même quand il écrit un roman historique ou de la science-fiction, je crois qu’un écrivain écrit toujours sur le présent. Les questions qui imprègnent ce qu’on écrit et les expériences qui suscitent notre imagination sont toujours liées à la situation présente. S’agissant du journal de Neil, c’est sans aucun doute un bon conseil : essayer de comprendre leur situation, explorer ce présent. Ne sommes-nous pas toujours en train de chercher l’histoire qui corresponde à notre vie, le récit qui reflète le plus fidèlement possible qui nous sommes et où nous voulons aller. Écrire sur le présent est le seul moyen de découvrir ce récit.

Écrire sur le présent, mais avec une conscience historique du présent ?

Il faut tenir les deux ensemble. Encore une fois, dans ce livre, je voulais me concentrer sur l’expérience des deux filles et elles n’avaient au fond aucune idée ni de ce qui était en train d’arriver là-bas, dans le monde, ni des raisons de ce qui arrivait. Un jour, les historiens raconteront l’histoire de l’apocalypse au cœur de laquelle elles se trouvent. Mais ni elles ni le livre n’en savent rien. (un temps) J’ai essayé de rester au plus près de l’expérience de Neil et d’Eva ; et cette expérience ne se fondait sur aucune autorité, sur aucune version autorisée de l’histoire. Ce qu’elles vivaient était tissé de rumeurs, de récits rapportés, de leurs propres extrapolations… C’est comme ça que nous vivons les événements historiques, bombardés de tout un tas d’informations contradictoires desquelles nous devons tirer un récit vraisemblable ou acceptable à nos yeux.

Ce livre est aussi un livre sur le dépouillement. Doit-on se débarrasser de tous les raffinements de la civilisation pour parvenir à une véritable connaissance de soi-même ?

Il y a une vérité en nous que la civilisation tend à recouvrir. Si nous passons notre vie collés à des écrans à l’intérieur de nos maisons, nous n’arriverons jamais à une véritable connaissance de  nous-mêmes et de notre situation dans le monde. Le roman est une métaphore, pas une recette. Il ne s’agit pas de jeter nos vêtements et de nous jeter dans les bois. Mais l’histoire suggère la nécessité de redécouvrir notre nature profonde d’animaux terrestres éphémères. La civilisation accumule les obstacles et les écrans entre nous et cette reconnaissance profonde. Elle nous prive de cette immédiateté de l’expérience de nous-même et du monde.

Neil regrette parfois la « grâce insouciante du consommateur » ? Pouvez-vous commenter cette très belle formule ?

En tant que consommateur, nous agissons tous ainsi : « Tiens, j’ai soif et hop ! Voilà une bouteille d’eau… » ; ou encore : « Tiens, je me connecte et j’achète en un clic tout ce que je désire » ; ou encore : « Tiens, j’ai produit des déchets, mais hop ! je les jette et les fais disparaître ! » Il y a quelque chose de quasiment « glorieux » là-dedans. C’est une chance extraordinaire de ne pas avoir à nous préoccuper des conséquences de nos actions. Cela, du moins, jusqu’à une époque récente.

Dans le roman, Eva doit abandonner la danse classique, tandis que Neil découvre l’écriture. Le retour à la nature n’implique donc pas un sacrifice de toutes les pratiques culturelles ?

Les deux sœurs ont chacune une passion. Ces passions entretiennent en elles l’illusion d’un futur qui ne pourra plus avoir lieu, un futur où il est tout naturel d’aller étudier à Harvard ou d’être danseuse étoile dans un ballet. En un sens, ce sont ces passions qui les aident à tenir dans les premiers temps. Et puis, petit à petit, ces passions changent et perdent leur caractère de passions sociales. Eva apprend à danser autrement. Devant le feu, dans les dernières pages, elle danse avec passion, mais ce n’est plus du ballet. Quant à Neil, bien qu’elle décide d’arrêter d’écrire ce journal qui est le livre lui-même, elle sait qu’elle continuera à raconter des histoires. Quelles que soient les histoires que nous racontons, ce sont les histoires qui nous définissent, parce que ce sont les histoires qui font de nous des hommes et nous distinguent comme humains. Plus encore que l’usage des outils et du langage, ce qui nous définit est cette capacité que nous avons de produire des récits pour comprendre nous-même et le monde.

Le sujet du roman n’est-il pas aussi le deuil et la liberté que l’on trouve une fois le travail du deuil achevé ?

Oui, pour les deux sœurs, c’est une histoire de deuil et une série de pertes : perte de leurs parents, perte de leur futur, perte de l’innocence sexuelle pour Eva. Dans les premières pages du roman, Neil parle de la joie inattendue et quasi obscène que ressentent les survivants. Elle en parle en fait à plusieurs reprises. Et de l’étrange liberté qui résulte du fait d’avoir perdu quelque chose de précieux. Dans cette mesure, oui, le roman est une célébration du deuil et une tentative d’explorer ce lieu où la perte ouvre la possibilité d’un nouveau commencement.

Neil et Eva, à un certain moment, décident de détruire la maison familiale qui les protégeait. Détruire, c’est une façon de se faire libre ?

Oui, brûler la maison signifie cela. Détruire un passé qu’il n’est plus possible d’habiter.

Neil apprend par cœur l’Encyclopédie. Connaître, archiver le monde, le transformer en objet de connaissance, n’est-ce pas détruire le monde ou du moins pallier par l’archive sa complète disparition ? Le père de Neil soutient que la connaissance est une affaire de connexions ou de relations. Un savoir encyclopédique du monde, n’est-ce pas le contraire d’une relation au monde ?

L’Encyclopédie a un rôle précaire et ambigu dans le livre. Le père exhorte Neil à brûler les encyclopédies, mais Neil est une enfant et entretient ce rêve d’un savoir absolu. Pour elle, malgré les mises en garde de son père, qui est un éducateur, l’encyclopédie représente cet idéal d’une connaissance totale. Et puis, longtemps après la mort du père, Neil se rend compte que l’encyclopédie ne lui sera d’aucun secours pour aider sa sœur à accoucher et qu’il y a toute une forme de compréhension du monde et de rapport au monde qu’on ne peut apprendre dans une encyclopédie.

Neil lit un soir toutes les entrées « de Éden à Électricité ». Est-ce une allégorie ?

(Rires) Oui, je me suis beaucoup amusé avec le montage de ces entrées de dictionnaire.

Et croyez-vous que l’on puisse retourner sur nos pas, de l’Électricité à l’Éden ?

(en français) J’espère ! Qui sait…

Les deux sœurs figurent-elles deux manières différentes d’habiter le monde ?

Oui, je pense que nous sommes tous déchirés dans la double tension qu’elles incarnent, jusque dans la façon dont nous allons utiliser ces cent dollars… Va-t-on les épargner pour assurer notre futur ou va-t-on vivre le moment aussi pleinement que possible ? Ces deux tensions sont en moi en permanence. En tant que sœurs, Neil et Eva doivent se tailler chacune un espace propre au sein de la famille, mais elles le font aussi selon leur tendance naturelle. Plus conservative, Neil a besoin de préserver les choses comme elles sont, de planifier le futur, d’être préparée, et ce sont des qualités. Eva veut vivre l’instant et laisse le futur s’occuper du futur.

Tout est à double tranchant dans le roman. La forêt par exemple, qui est à la fois l’enfance, le refuge et le lieu effrayant de la mort du père et du viol.

Pour moi, le rôle de la fiction est d’opposer des situations et des tensions. Son rôle n’est pas de donner des solutions. En tant que lecteur, j’aime explorer et parvenir à mes propres solutions. La plupart des solutions dépassent largement les limites de n’importe quel roman. L’important est de permettre au lecteur de faire l’expérience de ces tensions, de les éprouver, de les vivre en profondeur.

Les solutions dépassent les limites de n’importe quel roman. Qu’entendez-vous par là ?

(rires) Plus le problème abordé dans un roman est immense, plus le dénouement du roman, c’est-à-dire la solution atteinte à l’intérieur des étroites limites de l’intrigue, sera beaucoup trop modeste pour prétendre régler le problème abordé. Prenez un roman qui se propose de comprendre le conflit des générations ou un roman qui se propose de comprendre l’amour. Je crois fermement que le récit est une forme privilégiée pour explorer toute la complexité de ces différents problèmes, mais quelque soit le dénouement auquel parviendra l’intrigue, ce dénouement ne règlera pas le problème de l’amour ou des relations entre générations.

À plusieurs reprises dans le roman, Eva a un problème avec son visage (her face). Dans la première page, elle se voit dans son journal « comme son visage dans l’eau noire d’un puits ». Plus tard, elle n’ose pas se faire face à elle-même (face herself) et le motif revient à trois reprises. Son problème ne réside-t-il pas dans le fait que sa sœur est son seul miroir et qu’elle ne s’y reconnaît pas ?

Neil est la cadette et elles ont grandi dans cette famille fusionnelle qui entretient peu de rapports avec le monde extérieur. De ce fait, Neil a eu tendance à grandir en s’opposant à sa grande sœur afin de se frayer pour elle-même un territoire dont Eva n’a pas la propriété.

La seule image à laquelle m’identifier est ma sœur et je dois ne pas être cela.

Exactement. Et « pas cela » n’est rien de plus qu’une négation ! J’aime bien cette idée.

Il semblerait que beaucoup d’histoires et de mythes explicitement convoqués dans le roman (comme celui de Midas) ne correspondent plus à ce que les deux sœurs vivent ni, sans doute, à ce que nous vivons aujourd’hui. Est-ce qu’il faut les inverser ou les reformuler ?

C’est tout à fait exact, et je ne suis pas même certaine que le roman le dise aussi clairement et fermement que je le pense aujourd’hui. Je suis en effet convaincue que nous avons besoin de nouveaux récits, parce que tous nos anciens récits n’ont réussi qu’à nous conduire au bord du précipice. En un sens, Dans la forêt tente une nouvelle forme de récit. C’est le sens de la remarque de Neil à la fin du roman, quand elle écrit qu’elle continuera à écrire et à conserver des histoires. C’est le sens de l’amour déchirant qu’elle éprouve pour tous les livres dont elle doit se séparer, tous ces livres de la bibliothèque familiale qu’elle brûle, non pas de gaieté de cœur, mais avec un chagrin immense. Elle conserve une poignée de ces livres et a conscience de la puérilité de ce geste, mais cela signifie aussi que le roman n’est pas un récit sur la nécessité de se débarrasser du récit. Cela suggère peut-être tout simplement qu’il nous faut de nouveaux récits.

On trouve peut-être une idée analogue dans Rêver l’obscur de Starhawk : se débarrasser des vieux récits de la transcendance et privilégier les histoires d’immanence.

Je pense, oui. Toutes ces histoires à propos de divinités célestes, d’une vie après cette vie, etc., ne nous servent plus et ne pourront plus nous servir. L’insistance de Starhawk sur la nécessité d’être ici, de revenir dans ce monde, voilà les histoires dont nous avons besoin et qui sont utiles aujourd’hui.

Cette histoire de crise énergétique (power crisis) est-elle aussi une histoire de reprise de ses propres pouvoirs (empowerment) ?

Nous avons grandi dans un monde où l’énergie est un donné auquel nous ne prêtons même plus attention. J’ai rencontré des lecteurs du livre qui étaient d’une génération avant moi et qui avaient grandi sans électricité. L’une de ces lectrices me disait que pour elle une des choses au monde les plus merveilleuses était un robinet d’où coule de l’eau chaude, alors que pour les gens de ma génération l’eau chaude est une évidence. Réapprendre que ces choses ne sont pas des évidences, ne tombent pas toutes cuites des mains de Dieu et ne sont peut-être même pas nécessaires, réapprendre qu’il y a une force et un pouvoir dans le simple fait d’être capable de vivre une vie riche et pleine de sens sans toutes ces choses, j’espère que c’est un des pouvoirs du livre.

Eva dit un soir à Neil que Jésus n’aurait pas pu être une femme, parce si cela avait été le cas, le monde serait tout à fait différent aujourd’hui. Êtes-vous d’accord avec elle et pensez vous qu’une fille de dieu aurait « sauvé » le monde autrement ?

Je pense en effet que Jésus n’aurait pas pu être une femme, parce que le christianisme est une religion terriblement patriarcale. Il n’est question que de confisquer le pouvoir et de le donner aux hommes. L’histoire aurait été tout à fait différente s’il s’était agi de l’histoire d’une femme se sacrifiant par amour pour l’humanité. C’est une histoire tout à fait vraisemblable et on pourrait même soutenir que les femmes font cela tous les jours (et les hommes aussi). Pendant que j’écrivais le roman, je lisais pas mal de théologiennes féministes, et la plupart d’entre elles soutiennent que le christianisme est incapable de concéder aux femmes les droits qu’il donne aux hommes et que tenter de l’y contraindre est peine perdue, parce que cela irait à l’encontre de ce qui fait l’essence même du christianisme.

Et la relation du christianisme avec la nature ? Vous racontez l’histoire de deux sœurs dans la forêt, retrouvant un rapport avec le monde naturel. Serait-ce la même chose s’il s’agissait de l’histoire de deux frères ?

Ce serait une histoire complètement différente, et sans doute passionnante. Mon idée était d’écrire l’histoire de deux filles dans la forêt, parce que la version orthodoxe de l’histoire raconte les aventures d’un garçon dans la forêt. Et j’adore ce genre d’histoires. J’ai grandi avec ces  histoires d’hommes survivant dans la nature.

Écrit il y a vingt-cinq ans, Dans la forêt a été traduit en français il y a deux ans et rencontre un incroyable succès. Vous attendiez-vous à cela ?

Je dis toujours que mon imagination n’aurait jamais été assez grande pour imaginer ce qu’il est arrivé quand Gallmeister a publié le roman en français. Ce livre a eu une vie très intéressante pour moi. J’ai eu beaucoup de mal à trouver un éditeur. On me disait que l’histoire se situait dans un futur proche, mais que ce n’était pas de la science fiction ; qu’on n’aurait pas su dans quelle catégorie ou sur quelle étagère ranger le livre ; qu’il parlait de toute jeunes filles, mais que c’était une histoire déprimante et dure et qu’il n’était pas recommandé d’écrire des histoires d’ado aussi sombres. Dans la forêt a été publié par une petite maison d’édition féministe à but non lucratif, puis réédité par une maison d’édition plus grande et traduit en une douzaine de langues. Je suis très reconnaissante de cela. Mais le succès énorme que rencontre la traduction française est totalement inattendu, et c’est magnifique qu’une nouvelle vie et tant de nouveaux lecteurs soient donnés à ce livre. Il semble que ce succès ait à voir avec la période dans laquelle nous nous trouvons. Tous ces livres sur l’effondrement, tous ces problèmes environnementaux devenant chaque jour plus proches et plus imposants…

Dans les récits d’apocalypse, le cataclysme universel est souvent compensé par le fait que cette catastrophe ressoude une petite famille, rapproche un père de ses enfants ou une première femme de son premier mari. Tout se passe comme si la fin du monde était acceptable tant qu’elle permettait de sauver les formes du patriarcat ordinaire. Dans votre livre, vous déjouez cette partition, vous sacrifiez la famille traditionnelle et n’offrez à vos lecteurs aucune forme de compensation conservatrice.

Je ne suis pas une lectrice de récits d’apocalypse ou de dystopies, donc je n’avais pas ce genre de questions en tête quand j’ai commencé ce livre, ou ce genre de tropes avec ou contre lesquels travailler. Encore une fois, je crois que c’est vraiment un récit de deuil. Quand on arrive à ce point dans notre vie où on a tout perdu, qu’est-ce qui nous reste, quelles sont les choses qui vont nous aider à supporter ce dénuement absolu ? Je voulais explorer cela. Si l’on vous arrache une à une toutes les choses auxquelles vous tenez, où trouverez-vous vos raisons de vivre ? Pour moi, dans ce roman, ce qui reste quand on a tout perdu, ce sont les relations humaines, un petit début de famille, le monde naturel… et l’art.

Vous enseignez dans le cadre d’ateliers d’écriture. Pouvez-vous nous en parler ?

J’adore enseigner la création littéraire. J’ai la chance d’enseigner dans un collège pré-universitaire. Certains de mes étudiants pensent très sérieusement à devenir écrivains, certains ont déjà commencé une carrière vraiment prometteuse, mais la majorité d’entre eux voient simplement dans l’écriture un moyen de s’exprimer. Pour moi, c’est une occasion fabuleuse de reposer les questions fondamentales : qu’est-ce que cela signifie de raconter une histoire ? Comment parvient-on à trouver le genre d’histoires qu’on a envie de raconter ? Cela m’oblige à revenir à l’essence même du récit. J’aime énormément travailler ces questions avec des gens.

Utilisez-vous des techniques particulières dans ces ateliers d’écriture ? Ou privilégiez-vous une approche organique ?

J’aborde cela comme un métier. Je m’occupe des éléments fondamentaux du récit : les personnages (comment on trouve un personnage, qu’est-ce qui permet de construire un personnage intéressant, comment on apprend à en savoir assez sur son personnage pour qu’il devienne réel pour soi et pour le lecteur), l’intrigue (ce qui définit une intrigue, comment cela fonctionne, comment on trouve et comment on construit une intrigue susceptible d’explorer l’histoire qu’on a envie de raconter), la scène (ce qu’est une scène, ce qui la distingue d’une narration, comment on la développe et comment on en augmente la tension). J’invite les étudiants à réfléchir sur ces différents éléments. Et, parce que ce sont les États-Unis, on fait beaucoup d’ateliers. Les étudiants forment de petits groupes bienveillants et y partagent leurs travaux. Je crois profondément au travail de réécriture. Je suis convaincu que le premier jet n’est rien de plus que la première version d’un texte, qu’il existe des stratégies à la fois efficaces et enrichissantes permettant de passer graduellement et par étapes de cette première version à la version finale et qu’on n’emploie pas les mêmes stratégies pour récrire la première version et pour réviser la dernière.

Avez-vous dû apprendre ce que vous enseignez ?

Je n’ai pas de diplôme en création littéraire. Je suis une autodidacte qui a appris en écrivant, en pratiquant, en réfléchissant, en lisant et en expérimentant avec mes étudiants ce qui marche et ce qui ne marche pas.

Un aspect très intéressant de votre livre est le fait que l’histoire accélère et prend une véritable dimension épique dans les cinquante dernières pages. Le lecteur sait que cette grande histoire va finir par arriver, il l’attend avec impatience et pourtant il n’a pas envie qu’elle arrive tout de suite parce qu’il est heureux dans l’intimité des deux sœurs et il veut prendre le temps de les connaître un peu plus. Il éprouve à la fois le désir de hâter et de retarder la catastrophe promise.

Oui, le rythme est une des choses essentielles dans un roman. Barbara Kingsolver, l’auteure américaine, écrit qu’« en tant qu’écrivain, le deal que l’on fait avec le lecteur est le suivant : tu me donnes dix heures de ta vie et je te donne une bonne raison pour tourner chaque page de mon livre. » Très tard dans mon travail de préparation, une fois que j’ai trouvé l’histoire et découvert autant les personnages que ce que l’histoire entend raconter, je passe beaucoup de temps à travailler au rythme du récit, c’est-à-dire à faire en sorte que le lecteur continue à lire, mais qu’il ne lise pas trop vite, qu’il ait envie de tourner la page, mais qu’il ait aussi envie de profiter pleinement de la page qu’il est en train de lire. (rires) Je travaille dur sur chaque mot : j’aime bien que le lecteur prenne le temps de l’apprécier.

Jean Hegland, Dans la forêt (Into the Forest), traduit de l’américain par Josette Chicheportiche, Gallmeister, « Totem », 318 p., 9 € 90 — Lire un extrait en pdf