Comment parler d’un si bon livre ?
Ne surtout pas aborder le pourquoi, ici – oui, pourquoi écrire sur un si bon livre ? – alors même que, hasard (comme on dit), je viens de lire (quelle étrange idée) dans les Cahiers de L’Herne consacrés à Foucault l’article de Mathieu Potte-Bonneville lui-même : « L’écriture du compte rendu : un art impur ? ».
Je me fais maintenant l’effet de celui qui veut encore écrire une préface à La phénoménologie de l’esprit après avoir lu la préface à La phénoménologie de l’esprit par Hegel lui-même. Mais si, tu vois : « Les explications qu’on a coutume de donner dans une préface, en tête d’un ouvrage, pour éclairer les fins que l’auteur s’y est assignées, les motivations qui sont les siennes (…) semblent non seulement superflues s’agissant d’un ouvrage de philosophie, mais même, compte tenu de la nature de la chose, inadéquates et contraires au but poursuivi. » Et puis même, tu sais, ce n’est pas seulement Hegel et Potte-Bonneville.
Au vrai, après l’avoir refermé une première fois, leur si-bon-livre, on a immédiatement peur de le recouvrir, de le surcharger, de l’écraser avec du rien ou avec de mots, ce qui veut dire de ce qui se comprend et, partant, de réduire ce qui y est porté et qu’on n’avait jamais lu nulle part, à du pourtant déjà connu.
Comme si on savait.
Immédiatement c’est la question du savoir et de l’écriture qui se met à agiter leurs échanges. On pourrait déjà dire que c’est la question politique qui se profile dans cette même interrogation du voir, du voir dans savoir, et de l’écriture de ce qui arrive. De la venue de ce qui arrive.
Tu te rends compte de l’intelligence de leur titre : Voir venir ? Ce qui s’emmêle là de complications, immédiatement le nouage aporétique de ce qu’elle/il mettent en jeu : « Politiquement, ce serait important de vouloir vraiment voir quand on a tout pour voir. Politiquement, c’est une catastrophe de ne pas vouloir savoir quand on sait. Pourtant. Pourtant, c’est une position éthique, qui devient politique, parfois, de ne pas voir ou de voir et de ne pas trop vouloir savoir. Je ne veux pas voir si tu as des papiers, seize ou dix-huit ans, si tu viens d’ici ou de là. Laisser du flou. Pour une fuite toujours possible. Une échappée. Ne pas ausculter. Savoir, ne pas savoir. Il y a ce devoir double, selon les places et les moments – le devoir de savoir et de faire savoir, celui de ne pas trop savoir. De recevoir, simplement. »
Comprendre. Savoir. Déjà savoir. Croire déjà savoir. Rien de tel pour ne pas lire. Rien de plus efficace pour ne pas entendre. Et pour qu’il n’y ait pas d’écriture, ça a fait ses preuves également – les dernières phrases de Duras, dans, justement, justement, Écrire, tu t’en souviens ? : « Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire, avant de le faire, avant d’écrire, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine. Écrire c’est tenter de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait – on ne le sait qu’après – avant, c’est la question la plus dangereuse que l’on puisse se poser. Mais c’est la plus courante aussi. »
Écoute : si je dis témoignages, récits, réfugiés, immigration, hospitalité, si je dis passeurs, migrants, si je dis mers et morts, exil, larmes et sourires, si je dis transmettre même, tu vois, tu crois que tu sais de quoi il retourne et alors comment tu pourrais, mais vraiment, oui comment alors si l’on sait et pire si l’on croit savoir, oui, comment tu, on, nous – qui, justement ? – pourrais Voir venir ?
Comment dire ? Question interminable et sans commencement. C’est celle même du langage. J’en connais, non, j’en aime une réponse. Elle peut se lire, entre les lignes, souvent, de ce livre. Elle tient mais ne tient jamais en un mot, cette réponse : « encore ».
Je vais les citer trop. Je demande pardon. A qui encore ? J’y viens et tu me vois venir. Je dis « je » et je dis « tu » et même là, que tu le saches ou non, je les cite. Ou je les cite elle, Marie Cosnay, du moins je crois, la langue française ne serait ce qu’elle est avec ses masculins et féminins, et ce mot curieux, « accords », on ne pourrait identifier ainsi. Et puis, et c’est la beauté de l’écriture qu’ils auront inventée, on s’y perd, pris qu’on est dans les phrases. Qui ? Qui écrit ? Qui écrit à qui ? Et on prend toujours un risque à préciser il/elle, ça force à relire et vérifier les terminaisons. Alors je les cite, donc, elle/il : « Soit quelqu’un qui a quitté son pays. Comme la plupart des gens dans sa situation, il/elle a du mal à être reçu(e) là où il/elle est arrivé(e). Je vais dire « je ». Je demande l’asile ou pas. (…) »
« Comment dire ? Encore » : « C’est ça : on patauge dans le cotonneux, tous autant qu’on est – on tente toujours de trouver l’issue. L’heure des choix. Le réel comme un paquet de mer dans la figure, ça me fait frissonner de justesse, de force, pour le coup c’est un gros éclat de réel. »
« Comment dire ? Encore » : « On a du mal à mettre les mots. Fascisme pour l’Italie d’aujourd’hui, on dit non, ce n’est pas le fascisme, et on a raison, ce n’est pas celui de la première moitié du XX° siècle, en tout cas. On se bagarre pour un mot parce qu’on veut faire attention aux mots, on a cent fois raisons d’y faire attention mais à force on ne dit plus rien. On serait capable de bêtises à force de ne faire attention qu’aux mots. On serait capable, à force de ne croire qu’aux mots, de laisser errer un bateau, longer les côtes françaises en disant « humanité » (Macron, lu). »
— Comment dire ?
— Encore
Étonnamment c’est le titre, fameux, de ce séminaire de Lacan au cours duquel il en vint à déplier que : « Comment dire? C’est là la question. On ne peut pas dire n’importe comment, et c’est le problème de qui habite le langage, à savoir de nous tous. »
Tu entends ça ? Le problème de nous tous ? Oui, oui bien sûr qui nous ? et qui tous ?, mais quand même, quand même
Et si le livre dont on parle ne ressemble à aucun livre dont on a déjà parlé, comment faire, oui comment faire avec l’habiter et le nous tous ? On prend de plein fouet l’évidence de ceci que comme « comment faire ? », « langage » implique, détermine, entraîne, oblige au politique. A un moment dans ce livre il y a d’ailleurs un bout de phrase avec une conjonction de coordination extraordinaire : « (…) ne souffre plus d’autre réponse que politique, et irréconciliable. »
Irréconciliable, n’est-ce pas alors l’autre nom de politique ?
Ce qui arrive et qui vient et qu’il y a à voir en ce moment même que met en phrases ce livre-là oblige, afin – et c’est une stratégie politique peut-être – de s’imposer à la pensée à commencer par les oreilles, à multiplier les discours, les phrases, à les faire proliférer, à les écrire mais non sans les proférer sans cesse, les régimes de paroles et les manières de les déplier dans tous les lieux possibles, jusqu’à ce que, il le faudra bien, ça se débouche. Ecrire l’hospitalité revient à « Tympaniser » la politique.
Comment raconter et comment faire pour raconter, et comment faire pour faire ? Les fils s’emmêlent de la question de l’écriture et de l’action – vieille, très vieille affaire, le mythe et sa fonction hante chaque page – ce livre s’écrit dans ce nœud-là où nul ne veut trancher mais apporter davantage de fils encore. « Le fil qui traverse ce livre (souvent explicitement, parfois dans sa doublure), comme il traverse le débat public et nos existences privées, est un écheveau de cette sorte – au point que le nommer est un choix litigieux : « question des migrants » ou « question de l’accueil, « exigence d’hospitalité » ou « crise des réfugiés », vous voilà déjà perdu, ligoté, étranglé. C’est que les noms, dans cette affaire, sont cousus avec les réalités qu’ils désignent, agissent sur elle et avec elle. »
Ces phrases-là, qui tiennent le livre et que le livre contient rappellent quelque chose de la « stricture » du langage. Qu’on se réfère donc à Lévinas qui dans Totalité et Infini aura décrit l’essence du langage comme hospitalité (il précise « comme amitié et hospitalité »), ou encore à Jean Oury dont l’expérience d’une vie dédiée à l’accueil de la folie a soufflé ceci : « La psychose est là pour nous rappeler qu’on meurt de laisser pour compte cet indicible rien. Peu de choses suffisent pour arrêter la destruction : un signe, un geste, une virgule. Encore faut-il qu’on puisse les « rencontrer ». Et c’est ce qui est le plus difficile, parce que cela participe de l’essence du langage. » (Comment ne pas souligner ?)
Voir venir est une multiplicité. (On peut dire cela d’un livre, oui, de celui-là on le doit même) La langue qui s’y écrit est nombreuse. Elles sont beaucoup plus d’une à ouvrager le texte. Marie Cosnay et Mathieu Potte-Bonneville, certes, signent. De là à en déduire deux langues seulement… Il faudrait relever et restituer et tourner autour de toutes les occurrences des locutions « plus de… » et « au moins… ».
Lis comme elle/il en font titre de ce « plus de… » : « 47. Plus d’une histoire. », et comme je sais bien que je cite trop* je me contente de faire résonner ce morceau dont il faudra longtemps pour prendre toute la mesure de ce que ça ouvre d’à-venir : « (…) la seule manière d’éviter l’indécence littéraire. ». Je monte le titre et ce bout de phrase, donc : Plus d’une histoire, la seule manière d’éviter l’indécence littéraire.
Ce qui – le plus de, le au moins, le multiple – ramène à la traduction. Et d’abord, ce qui ramène à la traduction, ce n’est pas simplement que Marie Cosnay elle-même l’est, traductrice, et autrice et que Mathieu Potte-Bonneville est philosophe (on aurait raison d’être perplexe devant ces assignations et ces « titres », en général et en particulier, car qui connaît la plume de Potte-Bonneville est pris dans les phrases d’un écrivain singulier, allez donc voir de quel énervement de la langue relève Recommencer (Verdier, 2018) et qui lit Cosnay est emporté par les questionnements les plus difficiles et les plus massifs de l’histoire de la philosophie. On ne traduit pas Ovide sans donner quelques vertiges à la métaphysique.) et qu’ainsi s’interpellant l’un l’autre depuis des lieux supposés propres et différents, ça traduit sans arrêt, qu’on le sache ou l’ignore.
Survivre à la mort et continuer à vivre, cela qui permet le passage de la survie à la sur-vie, à la plus que vie, à la vie plus que la vie, à l’au-delà de la vie nue, c’est peut-être ce qui aura fait écrire Marie Cosnay et Mathieu Potte-Bonneville et Marie Cosnay à Mathieu Potte-Bonneville et Mathieu Potte-Bonneville à Marie Cosnay et elle et lui à recueillir ces écritures dans un livre, ce qui veut dire à adresser leur parole au-delà de toute destination supposée. Ainsi montrent-il/elle quelque chose qui sera peut-être apparu au fil des phrases : que la structure du langage tout entière se love dans le mot « adresse »**. Que pour la survie, il faut une adresse.
Marie Cosnay et Mathieu Potte-Bonneville, Voir venir – Écrire l’hospitalité, Stock, octobre 2019, 280 p., 19 €
* Mais si c’est en note de bas de page, on peut citer plus, non ? Parce que, imagine que quelqu’un puisse, malgré cet article, ne pas se ruer sur le livre en librairie, et donc ne lise pas ce passage-là, ce serait vraiment dommage : « (…) il faut toujours raconter deux histoires en même temps, parler au moins deux langues – parler le droit et la jurisprudence avec l’épopée, les mesures administratives et le récit de ces mesures avec celui des circulations et des étapes, comme dans les paquets d’archives déposées au musée de l’Immigration (me disait une historienne l’autre jour) il y a toujours à la fois des photos et des « papiers ». (Remarque courante il y a longtemps, au tournant des années 2000, je l’avais oubliée, tiens : personne, dans notre société, n’a davantage de papiers qu’un sans-papiers.)
** Si l’on pouvait maintenant commencer un séminaire, alors il faudrait attentivement, microscopiquement croiser, emmêler encore, ce que Voir venir engage, par exemple depuis ces « bouts d’éthique en acte » avec ce texte de Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky que je découvre en ce moment même : « Survivre au meurtre. Clinique de l’exilé contemporain. » (in. J. André et F. Coblence (dir.), Survivre, P.U.F., 2019, pp. 31-52) Un jour, peut-être. Un jour et il faudra plus d’un jour, oui.