Ghosteen, le nouvel album de Nick Cave and The Bad Seeds, est un disque d’amour et de mort. « Ghosteen » est un fantôme teenager, un fantôme adolescent. Le disque est rempli d’amour pour ce ghosteen, comme il est une œuvre funèbre tout entière habitée par la mort de l’adolescent, par la douleur et l’écroulement du monde qui s’imposent du fait de cette mort.
Ghosteen est surtout une œuvre par laquelle le fantôme existe, par laquelle le faire vivre en tant que fantôme. Non pas faire revivre le mort mais le faire vivre de sa seule vie désormais possible : vie spectrale de celui qui n’est plus en tant que vivant mais qui peut vivre encore – une fois encore, une fois encore… – en tant que fantôme éternellement adolescent, revenant dans l’œuvre, présent et parlant, apparaissant à chaque fois que celle-ci sera chantée et jouée (« I am here beside you / Look for me in the sun / I am beside you, I am within »). Si Ghosteen est une messe et un tombeau, une œuvre tournée vers la mort, elle est aussi, et dans le même mouvement, tournée vers l’amour, un amour comme un flux charriant des univers de vie (« Love’s like that, you know, it’s like a tidal flow »).
Il est difficile d’écouter cet album sans avoir à l’esprit l’événement auquel implicitement celui-ci renvoie : le décès accidentel, à l’âge de 15 ans, du fils de Nick Cave, en 2015… Sans doute que le seul fait, même le plus terrible, ne peut à lui seul faire œuvre, et l’autobiographique n’est jamais une raison suffisante de celle-ci. L’œuvre d’art ne se rapporte à l’événement que si celui-ci est aussi un événement pour l’art autant que pour le monde, la pensée, soi. L’œuvre est le lieu où le fait devient plus large que lui-même et est repris par un contre-événement qui est celui de l’œuvre recueillant la vie de l’événement, ce qui en lui demeure de l’ordre de la vie. C’est ce que fait Nick Cave avec Ghosteen : embrasser la mort du ghosteen, la mort générale du monde et de soi, embrasser l’amour immense pour celui qui a disparu du monde des vivants, faire vivre la vie la plus intense du fantôme…
Ghosteen est un tombeau au sens musical du terme, un monument pour le fantôme adolescent, le lieu de sa vie. Les fans de Nick Cave et de son groupe pourront être surpris, peut-être déçus par cet album – mais un artiste réel n’est-il pas, dans la mesure où il crée, où il invente du nouveau, destiné à décevoir ceux et celles qui attendent, d’œuvre en œuvre, une reproduction de ce qui était déjà connu et apprécié ? Les partis-pris musicaux de cet album ne sont pourtant pas absolument nouveaux puisqu’ils évoquent ceux du précédent, Skeleton Tree, déjà construit autour d’instruments électroniques plus que de guitares rock. Ghosteen radicalise ces partis-pris, présentant un ensemble souvent plus proche de l’ambient music que du rock ou de la pop courante.
La musique et l’instrumentation, les accords et tempi, visent d’abord à la création d’une atmosphère sombre, un flux musical qui installe un monde troué d’envolées. De fait, les rythmes et l’instrumentation ne diffèrent pas de manière importante d’un morceau à l’autre, l’ensemble pouvant être perçu comme une seule ligne qui s’étire et varie plus que comme une juxtaposition de morceaux distincts. Ce principe de composition se répète à l’intérieur de chaque morceau, chacun se déployant en incluant des glissements et ruptures, des sortes de collages, des variations dans le texte, la voix, le rythme. Le principe du disque serait celui du continuum et de la variation par lequel émerge un paysage obscur, lourd, crépusculaire mais traversé de lumières et de feu, d’éclairs mélancoliques, d’un lyrisme évanescent de mots et de nappes électroniques – traversé d’un amour encore et encore affirmé, d’une admiration devant la beauté des yeux, d’une extase devant cette présence fantomatique qui est partout…
Reprenant les principes de l’ambient music, Ghosteen les oriente vers une musique qui tend vers le spectral. Des boucles apparaissent, disparaissent, reviennent, des mélodies sont esquissées, affirmées, s’évanouissent dans des entrelacements électroniques. Nick Cave se tient à distance de la structure classique de la chanson pop, l’ensemble du disque inventant un format qui privilégie la variation et le temps long, l’étirement d’une temporalité moins faite d’une succession que d’une durée. Par cette durée, se crée un paysage sonore et mental, comme un seul flux de sons, de mots, d’images où la mort peut exister autant que la vie, où le fantôme peut apparaître et s’installer, où la douleur de sa mort peut recouvrir tout ce qui existe, où l’amour pour lui peut tendre vers l’infini.
Le fait qu’il s’agisse d’un double album d’une durée conséquente, que la composition musicale favorise le continuum et l’étirement, la progression parfois lente, serait la traduction du temps de la douleur extrême et de l’amour, ceux-ci n’existant pas dans le seul instant mais s’étirant dans le temps, insistant, se répétant, s’insinuant partout en soi et hors de soi. Le monde, ici, devient ces deux affects entremêlés, indissociables, la pensée en étant emplie, le soi n’étant plus que leur double écho sans cesse murmuré.
C’est ce temps de l’affect qui dans Ghosteen fonde l’exploration musicale et les choix radicaux qui la guident : durée et répétition, entremêlement sonore de nappes électroniques, suspension des enchaînements, boucles, variations minimales… Cette musique contemplative et atmosphérique, au sein de laquelle flottent des dissonances, des bruits, parfois des chuchotements, des accords étranges, laisse émerger des amorces plus pop, des accords plus harmoniques, des lignes musicales d’une beauté d’autant plus foudroyante qu’elles apparaissent sans transition, sans l’enrobage déjà connu de la pop, valant pour elles-mêmes comme les intensités soudaines d’un amour ou d’une douleur plus grande.
L’album est ainsi composé d’intensités : celles du continuum électronique, et celles, intermittentes, saisissantes et fulgurantes, qui en quelques accords, à l’occasion d’un changement inattendu, forment des ritournelles d’amour et de mort.
La voix de Nick Cave se règle sur cette logique. Si le ton est le plus souvent proche du récitatif, la voix peut être également lyrique, ample et puissante, ou devenir plus sourde, imperceptiblement plus difficile, se briser sur tel mot, telle expression d’amour, telle syllabe soufflée, à l’occasion d’une stupeur plus grande…
Si la tonalité d’ensemble est celle de la « plainte », il s’agit de la plainte de la poésie élégiaque. Il n’est jamais question de geindre, de hurler, de jouer l’émotion – les affects exprimés, présents dans la musique, dans la voix et le texte, étant au-delà de l’apitoiement personnel, débordant l’individu pour l’exposer à ce qui dépasse le soi, le langage, les catégories connues de l’émotion et du sentiment. Ghosteen est une élégie, une lamentation retenue, d’autant plus puissante dans sa sobriété et sa rigueur – lamentation de celui qui a à faire à des affects qui, plus larges et plus puissants que lui, l’emportent, l’hypnotisent, l’émeuvent, le sidèrent.
C’est cette plainte élégiaque que chante Nick Cave, un chant où l’amour et la mort sont à la dimension du monde. Et ce chant est absolument beau : un chant direct, crépusculaire, habité – la plus grande émotion dans une forme ascétique. C’est ce vers quoi tend l’ensemble de l’album : créer la beauté la plus intense, la plus saisissante, contre la mort sans doute, mais une beauté qui soit aussi une place pour la mort et pour l’amour de celui qui, désormais et à jamais fantôme, erre dans ce monde artistiquement puissant. Nul pathos, donc, nulle guérison recherchée – puisque l’art ne guérit de rien –, mais le travail le plus artistique pour faire exister les affects à leur plus haut degré, de la manière la plus intense, « pure », pour leur donner une forme qui embrase l’univers entier et les fera exister pour toujours.
Les textes de Nick Cave joignent une poésie quotidienne à des visions extatiques ou cataclysmiques. Des images récurrentes semblent provenir de la Bible – des chevaux lumineux, en feu, des arbres d’où pendent des corps… – et certaines pourraient être comme des échos du Livre de l’Apocalypse. Les références à la Bible, ici, ne servent pas à donner du sens, à rabattre ce qui arrive sur une signification à disposition : elles renvoient à un langage qui dit ce qui, trop grand pour nous, ne peut être dit que poétiquement, par le chant et l’image. Si tel ou tel passage peut être lu comme une parabole, d’autres relèveraient du conte ou du livre pour enfants (« The three bears watch the TV / They age a lifetime, O’ Lord / Mama bear holds the remote / Papa bear, he just floats / And baby bear, he has gone »), ou encore de l’anecdote biographique. Les différents registres et genres sont mélangés, juxtaposés, et les textes peuvent passer de l’un à l’autre abruptement, formant un dire qui avance par sauts, par reprises, par récurrences, dans un même flux langagier qui énonce l’amour et la mort poétiquement, par le moyen d’images, par l’évocation de visions, par des références qui ne définissent rien et ne nomment pas réellement mais expriment l’affect et sa persistance, son impénétrabilité, sa puissance incommensurable.
Ce mélange des genres et registres marque l’impossibilité ou la difficulté à dire autant qu’il convoque des subjectivités diverses, entrelacées et confondues : subjectivité de l’enfant, subjectivité du témoin, subjectivité réflexive et mélancolique, subjectivité errante de celui qui, frappé de stupeur, se perd dans un monde qui le dépasse. La parole, ici, ne peut être que poétique, ne résolvant rien mais chantant l’irrésolution, l’incompréhension, le chaos mental et universel, la puissance extrême de l’événement. Lorsque le monde tombe en morceaux, que peut faire l’artiste sinon ramasser les morceaux et en créer quelque chose, inventer le monument de cet écroulement ? Et lorsque la mort a frappé, que peut-on faire sinon chanter cette mort pour faire vivre, encore une fois et autant de fois que le chant aura lieu, le fantôme ?
Le monde est beau, chante Nick Cave, mais cette beauté est aussi celle des visions par laquelle la mort s’impose, comme elle est celle du monde désormais tout entier à l’image du fantôme adolescent. Et cette beauté s’obscurcit, n’est plus visible qu’à la lumière spectrale de la lune, lorsqu’une étrange apparition a lieu, celle d’une silhouette lunaire qui embrasse le jeune endormi et l’emporte vers la lune… La mort n’est pas dite parce qu’elle n’est pas dicible, elle ne peut être que chantée, dite par la poésie dans son impossibilité à être dite. Nous ne sommes pas loin du Voyage d’hiver de Schubert et Wilhelm Müller (chanté, évidemment, par Dietrich Fischer-Dieskau), les lieder de Schubert étant sans doute une des inspirations de Ghosteen autant que l’ambient music d’Eno.
A l’écoute de cet album, s’impose le sentiment que rarement la pop a permis un art aussi concentré, aussi intransigeant, aussi sublime. Ghosteen se clôt sur une dernière plage musicale, la plus belle de l’album peut-être, la plus intense et radicale, qui concentre l’ensemble des partis-pris. Le texte volontairement «décousu» réunit des visions d’apocalypse, des références quotidiennes, une parabole sur la mort universelle. La mort de l’enfant est dite indirectement par la mort d’un enfant de fiction. La beauté de ce qui arrive est encore affirmée autant que l’obscurité qui avance et se répand. Le ghosteen est là, pas encore disparu, endormi, mais déjà mort, encore retenu dans la vie et déjà passé du côté de la mort. Un « Je » s’énonce, sidéré, immobile, dans l’attente d’un calme ou de sa propre mort.
« Hollywood » reprend des éléments de la forme musicale du tombeau, comme les notes au piano, répétées – et déjà insistantes dans le précédent morceau « Fireflies » – telle la matérialisation sonore de la mort qui s’annonce, frappe à la porte, est maintenant là. Le chant de Nick Cave couvre un large éventail de registres : récitatif, lyrisme, murmure et souffle, passant du grave le plus ample à un aigu retenu, étouffé. La voix s’étend, extatique, ou ralentit, traversée d’émotion, d’amour, de douleur, de stupeur. Un son de basse marque le battement vital d’un cœur dont on ne sait s’il s’agirait du coeur de celui qui chante ou de celui du jeune adolescent. Une ritournelle électronique s’esquisse, lancinante, dont on ne sait pas plus s’il s’agit d’un territoire pour la vie ou pour la mort. Le texte dit le rêve, l’écroulement de tout, le renversement du monde, le quotidien et le fantastique, des visions mystiques, la stupéfaction et la fascination, la présence de la vie et celle de la mort, la subjectivité qui recherche du sens, se perd, ne constate que ses propres affects, son attente d’une fin, mort ou paix… Le son de basse disparaît, revient. Et lorsque arrive la fin du morceau, que l’album est à quelques secondes de s’arrêter, soudain, le battement cesse…
Nick Cave and The Bad Seeds, Ghosteen, sortie le 4 octobre 2019.