Après l’Anthropocène des géologues, le Plantationocène de l’anthropologue Anna Tsing, le Chthulucène de la biologiste Donna Haraway, voici le Narratocène annoncé par l’écrivain Léo Henry. L’idée même d’un « Narratocène » est extrêmement séduisante et mystérieuse, comme une promesse de relire la crise actuelle à l’aune de la réalité humaine liée à sa capacité de créer des fictions, de se sauver par les récits, de se transformer par l’imaginaire – et quoi d’autre encore ?
Dès le titre, nous entrons donc dans le pacte de lecture de cette collection de « Contes illustrés pour adulte » des éditions Dis Voir, une collection où s’accomplit l’idée de faire se mêler l’œuvre d’un scientifique (ici le biologiste spécialiste de phylogénétique Hervé Le Guyader) à l’écriture d’un auteur de fiction (l’écrivain de l’imaginaire Léo Henry) – de faire muter la science par la fiction, et la fiction par la science, pour nous offrir des contes à la hauteur de notre temps.
Ce n’est pas une façon de faire de la hard science-fiction mais une façon d’étendre l’imaginaire des deux côtés, science et fiction, « avec pour but de faire rêver et méditer sur la façon de se représenter le monde tel qu’il se définit aujourd’hui », comme se définit elle-même la collection qui en appelle aussi à la figure tutélaire de l’Alice aux Pays des Merveilles de Lewis Carroll où le récit mettait en scène les paradoxes de la Logique dans des péripéties féériques renforcées par l’art d’illustrateur de John Tenniel.
Conte, rêve, méditation, science, fiction. On manque d’un mot pour décrire ce type d’écrit qui n’est pas une simple chimère de tout cela mais une entité fictionnelle organiquement liée, tressée autour de son récit aurait-on envie de dire pour reprendre le motif du livre.
Le « Narratocène », ce n’est donc pas une lecture divergente de la biologie, de l’anthropologie, de la géologie. Dans ce Narratocène, on retrouve entremêlés l’Anthropocène, le Plantationocène et le Chthulucène, mélange créant ce nouveau temps, ces nouvelles évolutions se situant après une sorte de grand effondrement des civilisations.
A la fois récit d’aventure ainsi que retour à la littérature orale où s’origine le conte, le livre réussit à fondre dans une unité narrative ces dimensions multiples comme des brins d’ADN, donnant naissance à un nouvel organisme.
Léo Henry lui-même est habitué à faire de l’écriture cette eau infiltrant toutes les formes, s’étant déjà distingué dans la dystopie (le cycle de Yirminadingrad), dans la SF classique (Le casse du continuum, La Panse), dans la fantasy (L’autre côté), dans la nouvelle, énormément, ou encore, récemment dans la vie de saint (Hildegarde).
Le résultat est donc particulièrement habile dans la façon de distiller de manière métamorphosée la masse de connaissances scientifiques sans trop s’en éloigner, en gardant ce respect pour la forme d’idées scientifiques auxquelles il vient, en symbiose, proposer de faire éclore une fiction commune.
Le récit cadre est épuré à l’extrême, et les traits principaux, soulignés comme dans les contes, nous plongent dans l’irréel de la vision avec la simplicité, le schématisme, qui rendent mémorables ces éléments. C’est aussi ce même trait épais, en noir et blanc, que l’on retrouve dans le dessin de Denis Vierge illustrant le récit.
L’histoire nous plonge dans un futur indéterminé mais certain où une catastrophe, notamment climatique, a ravagé les équilibres de la planète. Une partie des habitants se sont réfugiés dans l’environnement clos et confiné des Serres. Là, ils ont continué leur évolution, indépendamment.
Cependant, il arrive un moment où le désir de savoir se réveille, et où une expédition scientifique se monte pour aller collecter des échantillons de la vie survivante sur le continent. C’est au sein de cette expédition que la narratrice évolue et rencontre la civilisation humaine du Narratocène restée hors des Serres et ayant composé avec ce nouveau monde un autre rapport, principalement lié à la parole. « Raconter était l’unique aspiration de cette communauté, et ces soirées passées ensemble à dire, à écouter, étaient l’aboutissement de tous leurs efforts au quotidien. Ils ne maintenaient leurs outils en état de marche que pour dégager suffisamment de ressources et de temps pour s’y adonner. La radio, la lumière ne servait qu’à relire, entendre, distinguer les signes de mondes au-delà. S’ils enseignaient à lire à tous les enfants, l’écriture leur était inutile. Les traces pérennes ne les intéressaient que si elles étaient le fruit d’une altérité. »
Pourtant, on n’assiste pas à une anthropologie de la « dévolution », au fantasme d’un retour archaïque à une civilisation ensauvagée ainsi qu’aux origines fabuleuses et fabulées de la littérature, dans une oralité retrouvée. C’est là la réussite du livre que d’éviter dans sa simplicité toutes ces facilités, peut-être justement grâce à la réserve d’idées complexes issues de la science, interdisant les réductions. Ainsi dans ces récits collectifs énoncés autour d’un feu que sont les « Tresses », puisque composés de trois voix en canon, on s’aperçoit que cette civilisation du Narratocène n’a rien oublié du savoir scientifique. Simplement, elle a choisi de n’en retenir que le narratif et les changements de regards qu’il induit plutôt que de l’intégrer à la société en tant que savoir à accumuler.
Tout est récit et doit devenir récit. Cette position du Narratocène est plus qu’une culture : une donnée scientifique et une métaphysique. C’est ce qu’il faut entendre dans la déclaration : « Nous savons ce qui nous distingue des êtres non-humains, et savons que c’est là que réside notre responsabilité en tant qu’espèce : la capacité à raconter des histoires ». Cette parole traverse toute la considération du Narratocène, et se déploie dans tous les sens du temps. Dire que l’humain est récit, c’est retrouver l’hypothèse paléo-anthropologique popularisée par les livres d’Harari où la différence entre Sapiens et les autres animaux sociaux, pour fédérer des groupes au-delà de la limite ordinaire, vient de cette « capacité à raconter des histoires », à unir autour d’abstractions des communautés, autour de valeurs irréelles, des langues aux fétiches de l’argent et des religions, de la politique, et même, de la science.
Mais à cette fable des origines par le récit vient se nouer tout un ensemble d’autres considérations proches des sciences humaines, naturelles, et de la philosophie contemporaines, rendant impossible de s’en sortir en réduisant le Narratocène à l’image d’une régression de l’humanité dans une caverne, condamnée à délirer des chasses sauvages. Dans ce parti pris de la tresse narrative se trouve quelque chose de la « noue » évoquée par Marielle Macé dans Nos Cabanes (Verdier, 2019), et dans ce devenir-monde, quelque chose de la philosophie d’Emanuele Coccia, mais surtout cet « art de raconter » qu’élabore Anna Tsing dans son livre sur le champignon matsutake (Le champignon de la fin du monde, 2017). Dans ce Narratocène, né après une ère d’arraisonnement du sol et des esprits, on retrouve la tentative de Tsing de composer dans les science studies une autre façon de raconter la science, d’autres façons d’enquêter, de dire les relations complexes, systémiques : économiques, sociales, écologiques, biologiques pouvant s’élaborer par exemple autour du matsutake. Une autre façon de se relier aux gens, au monde, et à la science, et une autre façon de faire récit.
Mais dans « notre responsabilité en tant qu’espèce : la capacité à raconter des histoires » s’entend aussi une dimension philosophique, éthique et dans laquelle le conte excelle à se faire leçon sans pour autant donner de réponse toute faite. Peut-on être responsable « en tant qu’espèce » ? A ce bond de l’individu au collectif qui nous semble impossible à réaliser, Léo Henry apporte plusieurs réponses, notamment à travers différentes espèces humaines ayant évolué chacune de leur côté après la catastrophe. La réponse principale semble malgré tout incarnée par cette fable des humains du Narratocène où le récit, collectif, devient le vecteur d’un entrelacement avec le monde, où le monde étant nous-mêmes, nous n’avons plus à accomplir ce saut, puisque que notre espèce est déjà le monde : « Lorsque cet âge a pris fin, quand nous avons enfin réalisé n’être pas des rois et pas même des mères bienveillantes, mais seulement une part minuscule de ce monde, alors nous avons admis que, dans notre langage, ce dont nous parlions nous parlait en retour. Que ce que nous décrivions dans ces histoires naturelles, c’était nous-mêmes en train de décrire ce que nous croyons être le monde. Et que notre capacité à articuler n’était pas pour nous seuls, mais pour la totalité de ce qui existe et qui n’existe pas. / Nous avons commencé à transformer nos histoires et nos histoires ont commencé à nous transformer. / Par le récit nous sommes devenus humains. »
L’opération est subtile et – pour les besoins de la démonstration comme on dit – se réalise sans péripétie, sans aléa, sans bifurcation interne, sans avenir (car sans passé ni incertitudes), car c’est le propos même du conte de donner de l’histoire complexe une image faussement simple. Cette nécessité de faire récit (que relaient des artistes, des scientifiques, en passant par des intellectuels), de s’affronter à cette sorte de grand récit contemporain qu’est l’effondrement, pour proposer des bifurcations, des ramifications, des alternatives, en un mot : des fictions, Léo Henry s’y consacre sans en faire une « guerre des récits », sans mythifier la fin ou l’après, sans non plus faire s’affronter les trois visions du monde que constituent les trois humanités qu’il imagine. Le conte de Tresses prend le parti, presque irénique, mais que l’on dira plus simplement « expérimental » (au sens de l’expérience scientifique) de donner à chacun la possibilité d’exprimer sa perspective.
De la même manière que l’on revenait à une littérature orale pour en déjouer l’originaire, ici l’humanité remonte comme à ses origines où l’humanité n’était pas réduite à Sapiens (et le fait que la fiction se passe entre Madagascar et l’Afrique n’est sûrement pas anodin) et bifurque en trois branches. Pas de néo Homo Neandertalis, mais bien trois humanités ayant évolué de manière distincte durant un temps imprécis depuis la Catastrophe.
L’humanité des Serres est héritière de notre monde comme de notre regard contemporain, c’est celui de la narratrice où se mêlent « l’excitation de la pionnière, l’humilité de la chercheuse, l’inquiétude de la citoyenne », et qui s’est coupée de son environnement initial, maintenant une homéostasie artificielle. La civilisation du Narratocène (on n’est pas sûr de sa différence comme espèce) a, elle, fait le choix inverse, elle s’est adaptée à l’extérieur, fabriquant avec le monde un entrelacs où ils évoluent ensemble, avec le risque que cela représente. Deux voies donc : la stase ou l’adaptation. Mais une troisième voie s’offre à imaginer lors des tresses, une nouvelle espèce humaine partie dans des vaisseaux, vers d’autres mondes : « Nous sommes Nora, l’humanité sans hommes, c’est-à-dire à la fois sans mâles et sans maux. Nos traits sont impeccables et identiques… »
Si cette option transhumaniste, d’une humanité clonée et hors-sol a quelque chose de dérangeant et de volontairement extrême pour les fins du conte, il n’en reste pas moins que, comme pour les deux autres espèces, il n’y a pas de regard moral sur cette espèce. Léo Henry explore de la même manière la façon que cette humanité a de fabriquer des mondes, des possibles, d’adapter au milieu hostile de l’espace : « Nous étudions, élevons et hybridons les êtres dont nous sommes les hôtes et avec lesquels nous vivons en bonne entente, acariens, bactéries, archées, virus. Nous sommes Nora et chacune vit dans son corps comme dans une capsule spatiale jetée à travers le temps et l’espace. Nous sommes Nora, toutes reliées les unes aux autres, et pour toujours coupées de la Terre qui nous a couvées, nous a maintenues en enfance, nous a finalement permis de nous émanciper. »
C’est sans catastrophisme que sont présentées ces créatures. De même que les humains du Narratocène ne sont pas des brutes mutantes, instables, se gorgeant du récit comme du sang de leurs ennemis, de même que les humains des Serres ne sont pas des survivalistes ne rêvant que de retrouver leur impérialisme et de reprendre le monde qui leur appartient, de même ces créatures de l’espace sont présentées telles qu’elles sont et non telles qu’il serait facile d’en faire la caricature. Avec la certaine stylisation du modèle scientifique, Léo Henry propose ces humanités pour ce qu’elles sont dans le récit, comme de pures possibilités de l’arborescence du vivant.
On peut dire que Léo Henry a pris à sa façon la demande de Donna Haraway de « make kin » dans son Manifeste Chtlulucène, en proposant ces nouvelles espèces humaines. Sans juger ces différents scénarios comme on pourrait s’y attendre, le conte maintient les trois voies, qu’il présente parfois de manière unie, parfois de manière divergente.
Unies dans ces embranchements du vivant, ces humanités font part à l’importance d’une domestication réciproque, et on peut penser cette fois au Manifeste des espèces compagnes d’Haraway pour cette coévolution de l’humain avec sa nourriture (culture du riz), avec le chien dont la domestication marqua une évolution pour les deux espèces, et bien sûr avec le langage qui façonne le monde autant que ce langage nous façonne.
Divergentes, les humanités trouvent notamment dans la quête d’immortalité des expressions différentes selon les espèces. Les humains des Serres trouvant l’éternité dans la connaissance transmise de génération en génération quand les Nora choisissent le gène comme seul vecteur de reproduction de l’information de l’espèce, et les humains du Narratocène préférant le récit comme la seule immortalité possible.
Ode à l’écoute et à l’art du récit, Tresses : Souvenirs du Narratocène, est un conte donnant une image de pensée à ces concepts réputés trop complexes pour être appréhendés. Il faut espérer que cette démarche où les sciences et les arts se retrouvent non pour dialoguer mais pour coévoluer, pour se domestiquer réciproquement, trouve de nouvelles expressions, donne de toute urgence naissance à une esthétique du divers et des civilisations prenant au sérieux le récit du monde que l’on est toujours en train de composer.
Léo Henry, Tresses – Souvenirs du Narratocène, illustré par Denis Vierge, éditions Dis Voir, 2019, 112 pages, 25€
Paraît simultanément la traduction anglaise de cet ouvrage, toujours aux éditions Dis voir : Braids – Memories of the Narratocene.