L’idée, en proposant en photographie de une de cet article un (petit) échantillon de mon rayon lodgien, n’est pas de faire étalage de ma bibliothèque mais d’illustrer les multiples réseaux de (re)lectures que permet le dernier ouvrage paru de David Lodge, La Chance de l’écrivain, second volume d’un diptyque en apparence ouvertement autobiographique et, de fait, véritable laboratoire de son œuvre.
Second volume, en effet, que cette Chance de l’écrivain, puisque David Lodge doute de pouvoir en écrire un troisième. Le premier, Né au bon moment, étant assorti des mêmes réserves (« Si j’ai le temps »), gardons donc espoir. En effet La Chance de l’écrivain ne couvre pas l’ensemble des décennies qui suivent celles qu’il avait abordées dans Né au bon moment (1935-1975) : David Lodge focalise son regard sur quinze années (1976-1991), celles de la maturité de l’homme et de l’œuvre, celles des choix existentiels qui engagent une vie, celles de la publication de textes qui ont fait sa renommée internationale (dont le jubilatoire et paradoxalement si réaliste Un tout petit monde).
Changement de décor, donc, avec ce Writer’s Luck, autour de cette (bonne) fortune qui lui a permis de publier ses « romans les plus populaires pendant une période où la fiction littéraire a connu une sorte de boom en Grande-Bretagne », « décennies passionnantes (…) à la fois pour le roman et la critique littéraire ». Or, on le sait, Lodge pratiquait alors la littérature tout autant comme universitaire (théoricien de la prose narrative) que comme écrivain (romancier, scénariste, dramaturge). Si ces décennies le voient abandonner sa carrière universitaire pour se consacrer pleinement et exclusivement à l’écriture, La Chance de l’écrivain illustre cependant l’articulation constante de la vie et de l’œuvre, les processus d’innutrition de l’une par l’autre et c’est en ce sens, aussi, que ce texte passionnant est un laboratoire de la condition de l’écrivain, face aux mutations du marché du livre et des prix littéraires : le tout avec l’humour délicieux et l’ironie corrosive d’un écrivain dont on sait la passion pour le second degré, la métafiction et les clins d’œil railleurs, en témoigne à elle seule l’une des images du cahier photographique central du livre.

Le lecteur découvre, de l’intérieur, la vie d’un écrivain au travail, alors que David Lodge commence à être connu hors des frontières de son propre pays : la publication de ses œuvres aux USA est une véritable saga, la France le découvre via les éditions Rivages — et Lodge rend un hommage appuyé et émouvant tant à son éditeur d’alors, Gilles Barbedette, qu’à ses traducteurs, Maurice et Yvonne Couturier. On est loin cependant de la seule « valeur documentaire » que Lodge octroie à ses pages. La Chance de l’écrivain se lit comme un roman, le roman d’une vie, à l’image Des vies à écrire (Lives in Writing, 2014) qu’il consacra à Graham Greene, Muriel Spark, Kingsley Amis ou Malcolm Bradbury, que l’on croise d’ailleurs dans ce volume, ainsi que Jacobson, Joyce Carol Oates ou Salman Rushdie — ses Versets sataniques, la fatwa qui le frappe sur laquelle Rushdie reviendra dans Joseph Anton, une condamnation inique qui marque « le début d’une ère d’angoisse nouvelle dans le monde entier, qui a donné lieu à un degré de terreur inédit avec la destruction des Twin Towers de New York le 11 septembre 2001. (…) Le village global est devenu depuis un espace plus dangereux pour es écrivains et les artistes », Lodge débordant des marges temporelles de son livre pour évoquer, aussi, le massacre de Charlie Hebdo en 2015.
Dans un registre moins dramatique, on croisera aussi Umberto Eco, « étendu de tout son long » sur la mer Morte, « son torse puissant tout recouvert d’une boue noire à l’exception de sa tête et de sa barbe », « image inoubliable ». Plus sérieusement, Lodge l’écrivait dans l’Avant-Propos de ces Vies à écrire, les existences des écrivains sont des réservoirs d’anecdotes et de faits et leurs œuvres des « combinaisons diverses » de ces matériaux biographiques. Ainsi Lodge conçoit-il lui-même ses Mémoires : il s’agit de raconter « l’histoire cachée derrière l’histoire ». Lire La Chance de l’écrivain, c’est découvrir l’envers du décor lodgien, les moments piquants ou dramatiques qui ont nourri ses romans ou ceux où « la vie avait imité l’art », Lodge puisant dans les documents qu’il a conservés ou des archives publiques comme cet entretien télévisé pour Jeux de maux qu’il visionne, expérience déroutante que de « se voir soudain tel qu’on était si longtemps avant — dans mon cas trente-cinq ans avant — et pas sur une photo fixe mais respirant, faisant des gestes, parlant. (…)
Ce programme télévisé constituait un authentique fragment de cette vie que je tente ici à grand peine de décrire avec des mots dans ce livre, comme je l’ai fait dans le précédent ». Ne vous fiez pas à la (fausse) modestie de l’écrivain, vous avez là une véritable mise en abyme du livre : un Lodge tel qu’il était, « respirant, (…) parlant », et face à vous quinze années de la vie littéraire et universitaire, non seulement anglo-saxonne mais mondiale.

Même si les dernières lignes de La Chance de l’écrivain font retour au premier volume, Né au bon moment — « Rétrospectivement, je ne conçois aucun regret quant au parcours qu’a suivi ma propre carrière, et il ne fait aucun doute pour moi qui ait vu le jour en 1935, que je suis vraiment né au bon moment » —, il est évidemment tout à fait possible de lire les deux textes indépendamment, voire de commencer par le second. On y découvre sa vie avec Mary, leur passion commune des saunas et bains de soleil, les difficultés à élever un enfant que la société juge « différent », la vie d’un universitaire voyageant beaucoup pour des communications et colloques et la complexité de construire une vie de famille sur un tel nomadisme — sujet central d’Un tout petit monde, préfacé par Umberto Eco, revenu de son bain de boue. « Je pense de plus en plus que l’avion a révolutionné le monde universitaire, en a fait un campus global — il y a là un roman (…) ». Ce tout petit monde est d’ailleurs au centre de La Chance de l’écrivain, Lodge raconte la genèse du livre, les épisodes réels qui l’ont inspiré, le choix de la couverture originale, la réception du livre, le rôle qu’il a pu jouer dans sa retraite universitaire anticipée.

On découvre surtout un Lodge surprenant, souvent mélancolique et angoissé, méditant sur son rapport (complexe) au catholicisme ou (décomplexé) au sexe — en tant que « correspondant de guerre » plus que « participant » —, racontant ses amitiés, analysant son rapport au monde éditorial ou universitaire, narrant son expérience de président du Booker Prize, mais ayant parfois beaucoup de mal à incarner « le personnage que j’étais censé être, gros bonnet de l’université et romancier comique à succès » tant l’anxiété le ronge. Le livre mêle les registres, même si l’ironie domine, avec des passages savoureux et immanquables (son addiction aux cinémas pornos lors d’une tournée dans des universités du Sud de la France, le congrès de la MLA à New York, sa présidence du Booker Prize, une « course de chevaux » aux allures de « drame », etc.).
Il est impossible de rendre compte en quelques lignes de la richesse de ce livre passionnant, on ne peut qu’inviter à le lire et espérer la « chance » d’une suite aux aventures si réelles et pourtant si romanesques d’un écrivain né au bon moment — et l’on se permettra de rappeler à David Lodge les phrases introductives de son « Pourquoi j’écris ? » (A la réflexion) : « (…) il ne me paraît pas tautologique de dire que j’écris parce que je suis écrivain. Cesser d’écrire, ne pas écrire, me paraît impensable — à moins précisément que ce ne soit cette peur que l’on tente d’apaiser en continuant d’écrire. Le sentiment que j’ai de ma propre identité est si intimement lié à l’écriture que si je cessais, je deviendrais, pour reprendre le mot d’Orwell, une non-personne à mes propres yeux ».
David Lodge, La Chance de l’écrivain (Writer’s Luck: A Memoir: 1976-1991), traduit de l’anglais par Maurice et Yvonne Couturier, éditions Rivages, avril 2019, 600 p., 24 €