En terre chinoise, il y a près de trois millénaires, la reine Fu Hao avait emporté dans son tombeau quelques laquais sacrifiés et des centaines d’effigies de bronze. Cette foule ensevelie devait la servir dans l’au-delà pour rejouer le monde des vivants. Peut-être un simple exemplaire du Shijing aurait-il pu remplacer ces rituels tant il constitue un condensé de la vie antique. Mais le Shijing, ne sera compilé qu’ultérieurement, autour du VIIIe siècle avant notre ère. Ce classique de la littérature chinoise, aujourd’hui traduit par Pierre Vinclair, est une pièce archéologique. À la manière des Sagas islandaises ou de la littérature homérique, il décrit un monde humain et naturel complet, un cosmos entre ciel et terre, le temps de quelques existences. Ce recueil poétique est une cartographie du peuple Zhou. Selon la section de l’ouvrage, chaque caste exprime son sentiment sur la vie en cette contrée oubliée. Les paysans des diverses régions sont obsédés par les moissons et les jeux amoureux, tandis que les nobles sont affairés à la stabilité politique ainsi qu’à l’entretien de leur quadriges. Enfin les lettrés se remémorent la fondation du royaume et conçoivent les rituels favorisant sa perpétuation.
Ces poèmes sont de facture directe et franche, taillés à l’herminette de bronze. Le plus souvent formés de deux ou trois strophes réunissant quatre caractère chinois, leur découverte dans une édition chinoise est visuellement architecturale. Ils s’imposent sur la page comme des édifices solides. En mandarin chaque caractère correspond à un phonème, le poème est donc une partition musicale. Qui sait lire ces sinogrammes est comme un musicien devant son pupitre, il entend la mélodie avant même de la jouer. Pierre Vinclair sait que les sinologues sont une espèce rare à laquelle lui-même ne prétend pas appartenir. Aussi n’a-t-il pas cherché à traduire mécaniquement ces poèmes. Il s’est offert la liberté nécessaire pour rendre leur respiration dans la langue française et son écriture latine. La mise en page aérée de cette édition rend sensible à l’oreille francophone cette rythmique des poèmes du Shijing.
Les poèmes de ce recueil raisonnent à l’aide de miroirs. Le monde végétal, la rivière Qi, le vent ou la pluie, sont autant de reflets des sentiments humains. On trouve là un catalogue de la vie paysanne, des essences fruitières aux adventices des bords d’eaux. Il en est ainsi dans cet extrait du poème 96 :
Les bestioles ailées deviennent ici métaphore, à la fois de la foule des curieux et de la confusion entre peur et excitation. Riches en diversité morale, ces poèmes évoquent des ressentis subjectifs parfois sans aucun autre détail. Il ne persiste souvent qu’une voix anonyme et une atmosphère qui en est l’écho, ainsi en témoigne cet extrait du poème 26 :
La tristesse enferme, c’est pourquoi le poète ivre sur son bateau ne perçoit rien au delà des flots pas même la cause de son malaise. Quant à eux, les nobles, remplacent le sentiment par le prestige en se faisant plus dignes et hiératiques. Mais pour autant il ne perdent pas le sens du parallèle avec l’ordre naturel. C’est ce que montre cet extrait du poème 214 :
Ce n’est plus là un prince réel, mais son effigie, il n’est plus soumis à la corruption du temps. En tant que tel, il pourrait suivre en grande pompe n’importe quel roi défunt dans son tombeau. Lorsque l’on termine les dernier poèmes du Shijing, réputés être des formules cérémonielles, on comprend sa portée générale d’ordre magique. Les poèmes du Shijing sont comme des sorts jetés à la société pour sa prospérité. Dans l’esprit des chinois antiques, en chantant ces poèmes, l’ordre social était reconduit et ainsi écartés la barbarie et la souffrance. C’est en ce sens que, durant la période décadente des royaumes combattants, Confucius et ses élèves ont pu faire ce livre pour un recueil fondamental à portée éthique et cosmologique. En effet le Shijing crée un univers qui se veut plus éternel que toute ordonnance légale et Pierre Vinclair dans cette traduction a mis à notre portée cette intuition globale. Ainsi il nous rappelle que mieux que le droit et la politique, la poésie est une force instauratrice précieuse en temps troublés.
Shijing, Le Grand Recueil, traduit du chinois par Pierre Vinclair, le Corridor bleu, Saint-Pierre (La Réunion), mars 2019, 432 p., 24 €