Sunset de László Nemes : « La chercheuse de traces »

Laszlo Nemès, Sunset © Playtime

Budapest au début du XXe siècle. Une jeune femme entre dans un prestigieux magasin de chapeaux, elle est accueillie comme une cliente… Après une séance d’essayage, elle se présente, elle est venue « pour l’annonce » : elle s’appelle Irisz Leiter, le magasin a été fondé par ses parents disparus et elle cherche à retrouver les circonstances de leur disparition. Elle aurait un frère dont elle cherche la trace. La caméra la suit, la cadre en gros plan.
Elle sera de tous les plans et nous plongerons avec elle dans un monde cauchemardesque alors qu’apparaissent les prémices de l’effondrement de l’Empire. On pourrait songer à Kafka, au Château, on y pense, mais c’est l’image du Chercheur de traces d’Imre Kertész qui se fait obsédante : quelque chose d’horrible est arrivé que nous ignorons tandis que se profile l’effondrement.

Avec Le Fils de Saul, László Nemes avait réalisé un premier film magistral qui le plaçait, chose rare, immédiatement parmi les grands. Son second film était donc l’un des plus attendus et sa non-sélection au festival de Cannes fut une déception, laissant craindre le ratage. Sunset est au contraire le film de la confirmation : le Hongrois est l’un des cinéastes les plus importants du paysage cinématographique actuel. Le pari était osé, le réalisateur reprenant le dispositif du Fils de Saul : filmer son principal protagoniste en plan serré, le laissant envahir une bonne partie du cadre, tandis que nous apercevons et découvrons le reste du plan au fur et à mesure des déplacements du personnage et de ce qui suscitera son intérêt dans la séquence.

László Nemes, Sunset © Playtime

Appliqué à son second film, le principe pouvait tourner l’artifice, au contraire il est parfaitement adapté à l’univers kafkaïen qui enveloppe le film. Si le cadre fixe Irisz, elle restera une énigme qui ne se dévoilera jamais tout à fait. Cette façon de coller à son héroïne a pour effet que le spectateur découvre le film à travers les yeux de l’héroïne, Irisz, nom symbolique pour un personnage qui sera nos yeux tout au long du film : ce qui est hors de son champ de vision restera hors cadre, ce qu’elle ignore nous l’ignorons, nous ne la quitterons pas une seconde tout au long du film.

En quelques plans, par son dispositif visuel mais aussi sa narration particulière, László Nemes place le spectateur dans l’inconfort :  : nous sommes dans la même situation que l’héroïne. Non seulement nous nous posons au début du film les mêmes questions qu’elle, qu’est-il arrivé à la famille Leiter ? Au frère notamment ? Mais le récit ne repose pas sur le dénouement de ces questions. A un scénario classique, le cinéaste a préféré un récit dans lequel l’atmosphère et les sensations ont autant d’importance que la résolution de l’intrigue. Comme Irisz, nous devrons nous accommoder de ce qui restera dans l’ombre.

László Nemes, Sunset © Playtime

Le film s’ouvre sur un malentendu : l’héroïne n’est pas à sa place, mais de fait, elle ne trouve jamais sa place. Fille des fondateurs de ce magasin pour aristocrates et riches bourgeoises, elle n’est jamais acceptée par les autres employées. Elle est protégée par Monsieur Brill, le responsable du magasin — interprété par le glaçant Vlad Ivanov vu dans Dogs ou Baccalauréat : tout en violence contenue — qui la prend sous son aile, comme par obligation, plus malsain que bienveillant. On ne sait s’il cherche à la protéger ou s’il veille sur un secret. Le malaise s’installe à chaque fois que Brill est à l’image : le loup du conte de Perrault qui veillerait sur le Chaperon rouge.

László Nemes, Sunset © Playtime

Le choix de l’inconnue mais lumineuse Juli Jakab est une autre des grandes réussites de Sunset. La jolie Irisz n’est pas la fragile jeune fille que nous pensons. Elle ne cherche pas à être aimable, l’actrice donne à son personnage quelque chose de hautain et d’insaisissable, on pense parfois à l’héroïne d’Une Femme douce de Loznitsa ou même à la Rosetta des frères Dardenne, elle aussi en perpétuel mouvement. Il y a dans le regard de cette actrice quelque chose de violent, jusqu’à ce qu’à la dernière image du film son regard glace le spectateur.

Dans Le Fils de Saul, le personnage était condamné par avance car, Sonderkommando, il voyait ce qu’il était interdit de voir. Sunset reprend en partie ce motif : Irisz est là pour mettre à jour le mystère de la disparition de son frère, elle ne cessera de regarder là où systématiquement, on lui dit de ne pas regarder. A travers un rideau, à travers, une vitre, une embrasure de porte. Irisz porte son regard sur ce que les autres voudraient garder secret. Avec elle, le spectateur ne fait souvent qu’apercevoir ce qui se passe, par bribes et l’énigme grossit au fur et à mesure qu’Irisz tente de la résoudre.

László Nemes, Sunset © Playtime

Suivant ainsi l’héroïne, nous sombrons petit à petit dans un monde étrange, dangereux. Le scénario fait avancer la fragile silhouette de la jeune fille dans un univers violent. Le responsable du magasin ne cesse de lui répéter de ne pas bouger, de rester dans le magasin de chapeaux, comme si celui-ci était un refuge. Irisz est pourtant en perpétuel mouvement, elle multiplie les voyages en calèche, vers des lieux que nous découvrons à travers elle. Irisz, étrange chaperon rouge, ne cesse d’aller au-delà des ordres des hommes, au-devant des ennuis ; elle veut voir, elle est nos yeux. Ce que nous verrons à travers elle sera un monde infernal. Si l’intrigue ne se dévoile jamais totalement, si le film garde sa part d’ombre et que nous renonçons volontiers aux explications et aux démonstrations, ce que nous découvrirons à travers les allers et venus d’Irisz, ce sont des visions cauchemardesques : massacres, incendies, assassinats. Un Empire en déclin où les femmes sont violées, torturées pour le plaisir des puissants comme de ceux qui prétendent vouloir renverser cette vieille société. D’un côté comme de l’autre, les femmes sont les victimes : vendues pour devenir la proie des sadiques et vicieux de la haute société, violées et assassinée par les révolutionnaires ou les voyous. La cruauté des hommes, la soif du mal est la même des deux cotés de la barrière sociale. L’empereur incarne un pouvoir dégénéré, aveugle (là où justement le personnage principal cherche à voir, l’empereur et sa femme restent confinés dans leur royaume artificiel). Face à eux, bandits ou révolutionnaires se mêlent dans la même abjection. Anarchiste, bandit, monarque : le mal est partout. Sunset, c’est le bal des damnés dans un monde dans lequel la notion de bien et de mal devient floue.

Le réalisateur évite pourtant toute complaisance. Le cadre nous fait deviner puis distinguer l’horreur mais ne s’y attarde pas. La caméra filme ce que voit Irisz et, prise dans le feu de l’action, Irisz ne peut s’attarder sur ces visions atroces. Au milieu de ce chaos, elle se fraie un chemin, alors que tout la menace : son regard précède le nôtre. Si le film est visuellement sublime, il ne sombre jamais dans la reconstitution historique, le spectateur est ainsi pris dans la tourmente.

Suivant les mouvements de son héroïne, László Nemes joue beaucoup de l’opposition entre l’intérieur du magasin, où se déroule une bonne partie du film, et l’extérieur, de plus en plus menaçant, où le chaos finit par l’emporter. Pourtant, il semble évident que le luxueux magasin n’a que les apparences d’un refuge. Les chapeaux que vendent des femmes qui rêvent de la situation de leurs clientes (alors même que Irisz effectue le trajet inverse dès la première séquence, marquant sa différence avec les autres vendeuses), symbolisent le raffinement d’une société en apparence civilisée. Mais cette harmonie n’est qu’une illusion : les vendeuses disparaissent, Brill seul homme au milieu de ces jeunes femmes, semble plus un gardien qu’un directeur, des pièces secrètes réapparaissent, la lumière du magasin ne fait qu’annoncer l’embrasement inévitable.

László Nemes, Sunset © Playtime

Le film doit beaucoup au travail du chef opérateur Matyas Erdély qui trouve l’équilibre entre l’utilisation d’une caméra qui suit l’héroïne dans chaque mouvement et dirige notre regard, et la composition du plan, notamment de la lumière : les lumières chaudes de Budapest semblent préfigurer les incendies nocturnes et les explosions de violence que la caméra enregistre comme par accident. L’extrême minutie avec laquelle est composé le cadre fait ressortir l’arrière plan où chaque détail contribue à créer un monde dans lequel la violence peut surgir de n’importe où. Entre lumière et ténèbres, le spectateur est donc pris dans cette tension entre le monde faussement policé du magasin de chapeaux, sa violence contenue, et le chaos.

Comme dans Le Fils de Saul, le film s’appuie aussi sur le son. Alors que le visage d’Irisz est au centre de l’écran, c’est souvent par un bruit hors champ, que le film va basculer, et fréquemment en contradiction avec l’image — comme lors de la séance d’essayage de chapeaux par l’impératrice dans le luxe d’un salon ouaté que perturbent des explosions à l’extérieur. Le temps qu’Irisz porte son regard sur la source du son toute l’ambiance de la séquence s’en trouve modifiée : László Nemes est le cinéaste de l’inconfort. Petit à petit, le film frôle même le surnaturel : l’intrigue en elle-même, si elle reste compréhensible, ne semble pas la préoccupation première du cinéaste. On l’a dit, plus Irisz fait de découvertes, plus l’énigme s’épaissit. A travers elle, nous n’avons qu’une vue subjective de la réalité : comme elle, nous ne pouvons qu’interpréter ce que nous voyons sans avoir la garantie qu’il s’agit bien de la réalité. Au cœur du film, une séquence semble même trancher avec les autres, les couleurs chaudes ont laissé place à la lumière bleue d’une aube sur un lac : nous sommes dans la réalité, mais celle-ci est filmée comme un songe. Le petit chaperon devient louve à son tour : un meurtre ? Le mort, curieusement, semble s’évaporer dès que l’héroïne retrouve la réalité de Budapest. Nous retrouverons cette même lumière à la fin du film : dans une tranchée de la première guerre mondiale, la caméra semble chercher son héroïne. Dans ce qui est l’un des plus beaux et effrayants travellings vus au cinéma, l’embrasement a laissé place à une lumière crépusculaire, la caméra retrouve son héroïne, cette fois plus de chapeaux, les belles robes de la bourgeoisie austro-hongroise ont disparu, les regards énigmatiques aussi : restent les uniformes et un regard de louve.

László Nemes, Sunset © Playtime

Film somptueux, œuvre monstre, Sunset raconte la déchéance d’un Empire dans lequel le raffinement affiché masquait la colère ou la rage d’une partie de la population. Rongée de l’intérieur, une civilisation s’effondre et laissera place à la sauvagerie. Avec son énigmatique héroïne, nous sommes plongés dans un chaos d’images, de sons et de sensations qui conduisent le récit mieux que n’importe quelle intrigue balisée. Rarement le spectateur aura autant eu l’impression d’être plongé au cœur du film, de partager les interrogations et les sentiments de son personnage principal. Après l’époustouflant Fils de Saul, László Nemes confirme qu’il est bien le cinéaste de l’indicible et Sunset repose ainsi la question d’Imre Kertész : « De quoi se nourrirait notre angoisse perpétuelle si chacun de nous n’avait pas l’impression de prendre part au mal universel ? »

Sunset (Hongrie, 2 h 22), un film réalisé par László Nemes – Scénario : Laszlo Nemès, Claire Royer, Matthieu Taponier – Directeur de la photographie – Matyas Erdély – Montage : Matthieu Taponier – Son : Tamas Zanyi – Avec Juli Jakab, Vlad Ivanov, Evelin Dobos, Marcin Czarnik, Bjorn Freiberg, Judit Bardos.